Évocations
Certaines musiques sont associées à des moments forts de votre vie et à l’émotion qui était la vôtre alors. En écoutant une de ces musiques, vous pouvez revivre le moment qu’elle évoque et ressentir la même émotion avec d’autant plus d’intensité que, contrairement à un tableau ou un film pour la vision, la musique peut occuper tout votre espace sonore.
Bien sûr, cette émotion est toute personnelle et subjective ; et puis, rares sont les musiques qui vous touchent ainsi. Mais pour l’une d’elles, fût-ce une simple chanson, vous donneriez bien des œuvres distinguées. Peut-être l’une des musiques ci-après a‑t- elle pour vous un tel pouvoir d’évocation ; mais ce sera votre secret.
Debussy
La musique de Debussy est déjà merveilleusement évocatrice en soi, et rien ne vous empêche de vous inventer, à défaut d’un souvenir personnel, un moment imaginaire qui lui soit lié. Sous le titre Le compositeur et ses interprètes, un album bien documenté présente en trois CD des enregistrements historiques1 : des chansons par Ninon Vallin (1928), Jane Bathori (1929), Claire Croizat (1930−1936), Gérard Souzay (1947), Irène Joachim (1948), et même une pièce accompagnée par Debussy au piano, Green par Mary Garden ; des pièces pour piano par Benno Moïsevitsch (Jardins sous la pluie, 1916 et Toccata, 1946), Ricardo Vines, Rachmaninov (Doctor Gradus ad Parnassum, 1921), Arthur Rubinstein (1945), Marcelle Meyer (1947) ; des pièces d’orchestre dont deux versions de La Mer, par Arturo Toscanini et Roger Desormière, passionnantes de différence assumée, et Trois Nocturnes dirigés par Pierre Monteux (1955) ; enfin, plusieurs plages de chant avec orchestre dont des extraits de deux versions de Pelléas (1927 et 1928) et des pièces par Ninon Vallin.
La qualité technique est variable, mais tout est audible et il y a là des incunables qui valent le détour.
Une découverte : le jeu extrêmement fin, délié, chatoyant, du jeune pianiste polonais Rafal Blechacz dans Pour le piano, Estampes et L’Isle joyeuse2. Il n’est pas facile de venir après les grands interprètes contemporains que furent Walter Gieseking, Samson François, Arturo Benedetti- Michelangeli et de jouer de façon aussi superbe sans copier, comme tant d’autres le font aujourd’hui. En outre, deuxième découverte, Blechacz joue sur le même disque avec brio et sensibilité deux pièces de Szymanowski : un Prélude et fugue et la Sonate en ut mineur, révélant ainsi deux œuvres majeures d’un grand compositeur du XXe siècle encore méconnu, œuvres d’une extraordinaire richesse thématique et harmonique, proche de Scriabine. Si Chopin avait vécu au XXe siècle, c’est ainsi, peut-être, qu’il aurait écrit.
Enfin, le pianiste Jan Michiels a enregistré, sous le titre Le Tombeau de Debussy, les dernières pièces pour piano – les deux Livres des études, pièces ultimes d’une éclatante modernité – et les hommages à Debussy de Malipiero, Dukas, Bartók, Roussel, Falla, Stravinsky3, auxquelles s’ajoute une étrange et dernière brève composition en pleine guerre, Les Soirs illuminés par l’ardeur du charbon. Le tout est joué « en situation » sur un Érard de 1892, au timbre clair et typiquement français, comme devait les aimer Debussy.
Martinu – Enesco
Que l’honnête homme d’aujourd’hui se réjouisse : il y a encore des compositeurs majeurs du XXe siècle à découvrir. Bohuslav Martinu, Tchèque, réfugié aux États-Unis en 1941, va y composer les plus importantes de ses œuvres symphoniques, dont la Symphonie n° 1 et le Concerto pour violon n° 2, que viennent d’enregistrer l’Orchestre national de Belgique dirigé par Walter Weller et Lorenzo Gatto au violon4. C’est une musique aussi puissante que celles de Bartók, Prokofiev ou Chostakovitch, profondément originale par son langage harmonique et rythmique, résolument tonale mais à cent lieues du néoromantisme, superbement écrite, marquée par la guerre (la musique de Martinu fait partie de la Entartete Musik, la « musique dégénérée » bannie par le IIIe Reich), souvent poignante et qui ne vous lâche plus, à écouter toutes affaires cessantes.
Après la musique tourmentée de Martinu, celle de Georges Enesco est un havre de sérénité. On connaît d’abord Enesco comme violoniste (qui n’a pas été ému aux larmes à l’écoute du Double Concerto de Bach avec le jeune Menuhin ?). Le Trio Brancusi nous fait découvrir les deux Trios et la Sérénade lointaine5. Le Trio en sol mineur, œuvre de jeunesse d’un parfait romantisme, s’inscrit dans la lignée de Mendelssohn, Schumann et Brahms. Le très beau Trio en la mineur, de 1916, est beaucoup plus complexe et novateur, proche à la fois de Chausson, Fauré, Ravel. La Sérénade lointaine, récemment retrouvée, est une petite merveille, musique nostalgique de plaisir que Proust a dû aimer : au fond, derrière Vinteuil se cachait peut-être Enesco.
Renée Fleming
La voix de la très belle Renée Fleming est sans doute la plus sensuelle de celles des sopranos d’aujourd’hui, et son interprétation des trois mélodies de Shéhérazade de Ravel6 avec l’Orchestre Philharmonique de Radio France – qu’accompagnent sur ce disque les Poèmes pour mi de Messiaen et deux œuvres de Dutilleux (Deux Sonnets de Jean Cassou et Le Temps l’horloge) – marquera sans doute pour longtemps cette œuvre magique.
Jamais l’orchestration luxuriante et subtile de Ravel n’a été aussi en situation avec une voix et un texte, en l’occurrence le poème de Tristan Klingsor. Écoutez, si vous le pouvez, cette musique opiacée, allongé sur un divan dans la pénombre d’un salon tendu de tentures où brûle un bâton d’encens, en buvant un thé Darjeeling de printemps, et rêvez : ce n’est pas l’évocation d’un voyage vécu mais celle, combien plus forte, de l’Orient imaginaire enfoui dans la mémoire de chacun d’entre nous.
1. 3 CD AEON.
2. 1 CD DGG.
3. 1 CD Fuga Libera.
4. 1 CD Fuga Libera.
5. 1 CD ZIG ZAG.
6. 1 CD DECCA.