Évolution du climat : le témoignage des glaces polaires

Dossier : La physique au XXIe siècleMagazine N°604 Avril 2005
Par Jean JOUZEL

Le Groupe inter­gou­ver­ne­men­tal d’experts sur le chan­ge­ment cli­ma­tique (GIEC, IPCC en anglais), créé en 1988 sous l’égide des Nations Unies, a publié en 2001 son troi­sième rap­port, la publi­ca­tion du pro­chain étant pré­vue pour la fin de l’année 2007. Ces rap­ports du GIEC traitent à la fois des aspects scien­ti­fiques du chan­ge­ment cli­ma­tique lié à l’augmentation de l’effet de serre, lui-même lié aux acti­vi­tés humaines, des consé­quences de ce chan­ge­ment, et des mesures d’adaptation et d’atténuation à envisager.
Ils jouent un rôle clé dans les pro­po­si­tions éla­bo­rées dans le cadre des réunions annuelles des pays signa­taires de la Conven­tion cadre des Nations Unies sur le chan­ge­ment cli­ma­tique dont, en 1997, la troi­sième a conduit à la signa­ture du pro­to­cole de Kyo­to qui ne consti­tue qu’une toute pre­mière étape vers la néces­saire maî­trise des émis­sions des gaz à effet de serre.
Mal­gré le refus des États-Unis d’y adhé­rer, le pro­to­cole qui sti­pule que les pays déve­lop­pés doivent, sur la période 2008–2012, réduire leurs émis­sions de 5,2 % par rap­port à leur niveau de 1990, va, grâce à la rati­fi­ca­tion récente de la Rus­sie, entrer en vigueur en ce début d’année 2007.

Le cli­mat est un sys­tème extrê­me­ment com­plexe régi par de mul­tiples inter­ac­tions entre dif­fé­rents réser­voirs (atmo­sphère et sa com­po­si­tion, océan, hydro­sphère, cryo­sphère, bio­sphère…) et dans lequel inter­vient un très large spectre d’é­chelles de temps (de la jour­née au mil­lion d’an­nées) et d’es­pace (échelle locale, régio­nale ou glo­bale). Cette com­plexi­té explique que l’é­tat de nos connais­sances évo­lue len­te­ment, tout au moins aux yeux du grand public, car nom­breuses sont les avan­cées et les décou­vertes qui ont jalon­né notre domaine de recherches au cours des quinze der­nières années. Ce sont elles qui nour­rissent les rap­ports suc­ces­sifs du GIEC.

Mon pro­pos ici n’est pas d’en faire une syn­thèse mais d’illus­trer, à tra­vers l’exemple des résul­tats déduits de l’a­na­lyse des glaces polaires, com­ment un regard sur les varia­tions pas­sées de notre cli­mat est riche d’in­for­ma­tions per­ti­nentes vis-à-vis de son évo­lu­tion future. L’é­tude du cli­mat du pas­sé, domaine dans lequel les équipes fran­çaises sont très actives, s’ap­puie en fait sur un ensemble d’ar­chives conti­nen­tales, océa­niques et gla­ciaires dont il est facile de mettre en évi­dence la com­plé­men­ta­ri­té que ce soit au niveau des échelles de temps ou des para­mètres cli­ma­tiques aux­quelles elles donnent accès. Dans ce contexte, l’in­té­rêt des glaces polaires est qu’elles témoignent à la fois des varia­tions du cli­mat et de celles de la com­po­si­tion de l’at­mo­sphère, en par­ti­cu­lier au niveau des prin­ci­paux gaz à effet de serre dont les acti­vi­tés humaines sont en train de modi­fier les concen­tra­tions, le gaz car­bo­nique, CO2, le méthane, CH4, et le pro­toxyde d’a­zote, N2O. Dans cet article, je rap­pel­le­rai de façon suc­cincte en quoi les glaces polaires nous per­mettent d’en­ri­chir notre connais­sance de l’é­vo­lu­tion de notre cli­mat et de notre envi­ron­ne­ment et, par là même, contri­buent au débat sur le réchauf­fe­ment cli­ma­tique. Je consa­cre­rai une seconde par­tie aux résul­tats récents obte­nus sur les forages d’E­PI­CA Dome C en Antarc­tique et de North GRIP au Groenland.

Climat et gaz à effet de serre

Rap­pe­lons tout d’a­bord que, depuis deux siècles, les acti­vi­tés humaines modi­fient de façon sen­sible la com­po­si­tion de l’at­mo­sphère en CO2, essen­tiel­le­ment à cause de l’u­ti­li­sa­tion de com­bus­tibles fos­siles, en CH4, à tra­vers l’in­ten­si­fi­ca­tion de l’a­gri­cul­ture et de l’é­le­vage, et en N2O, avec là aus­si une contri­bu­tion notable liée aux pra­tiques agri­coles. Bien qu’il s’a­gisse là de consti­tuants mineurs de l’at­mo­sphère, de tels chan­ge­ments sont sus­cep­tibles de modi­fier le cli­mat car ils conduisent à une modi­fi­ca­tion de l’ef­fet de serre atmo­sphé­rique. Alors que l’at­mo­sphère est trans­pa­rente au rayon­ne­ment qui arrive du soleil dans le visible, les gaz à effet de serre, où la vapeur d’eau et le gaz car­bo­nique jouent les rôles prin­ci­paux, ont la pro­prié­té d’ab­sor­ber le rayon­ne­ment infra­rouge réémis par le sol.

L’é­vo­lu­tion de la com­po­si­tion de l’at­mo­sphère n’est sui­vie que depuis quelques décen­nies et c’est une pre­mière contri­bu­tion des glaces polaires que de per­mettre, grâce à l’a­na­lyse des bulles d’air pié­gées lorsque la neige sous son propre poids se trans­forme en glace, une remon­tée dans le temps et de don­ner accès aux concen­tra­tions atmo­sphé­riques de ces trois com­po­sés avant le début de l’ère indus­trielle. Le ver­dict est sans appel : ces mesures montrent, qu’en deux siècles, celles-ci ont aug­men­té de plus de 30 % pour le CO2, d’en­vi­ron 15 % pour N2O et plus que dou­blé (+ 150%) dans le cas du méthane.

D’autres com­po­sés contri­buent à l’ef­fet de serre tels l’o­zone, les chlo­ro­fluo­ro­car­bones dont l’emploi s’est déve­lop­pé au cours des deux der­nières décen­nies, et leurs pro­duits de rem­pla­ce­ment. L’ef­fet de serre est en soi très béné­fique : il amène la tem­pé­ra­ture moyenne de la sur­face de la terre à + 15 °C valeur beau­coup plus clé­mente que celle, esti­mée à – 18 °C, qui pré­vau­drait si ces gaz n’é­taient pas pré­sents dans l’at­mo­sphère. Mais c’est son aug­men­ta­tion, lar­ge­ment impu­table aux acti­vi­tés humaines, qui inquiète. Ces gaz à effet de serre ont, depuis deux cents ans, aug­men­té l’éner­gie moyenne uti­li­sable pour chauf­fer les basses couches de l’at­mo­sphère de 2,45 Wm-2 (celle-ci est voi­sine de 240 Wm-2). Cette aug­men­ta­tion est liée pour près de 60 % au gaz car­bo­nique et pour envi­ron 20 % au méthane. Les autres com­po­sés inter­viennent pour envi­ron 20 % et on s’at­tend à ce que ce pour­cen­tage dimi­nue sen­si­ble­ment grâce à l’ap­pli­ca­tion du pro­to­cole de Mont­réal qui régle­mente la pro­duc­tion des chlo­ro­fluo­ro­car­bones. À noter que ces chlo­ro­fluo­ro­car­bones inter­viennent dans la des­truc­tion de l’o­zone stra­to­sphé­rique et, à ce titre, dimi­nuent légè­re­ment l’ef­fet de serre auquel celui-ci contri­bue. La concen­tra­tion d’o­zone tro­po­sphé­rique liée aux acti­vi­tés humaines s’est quant à elle accrue dans l’hé­mi­sphère Nord entraî­nant un for­çage radia­tif posi­tif éva­lué à envi­ron 0,4 Wm-2. Encore mal carac­té­ri­sé, celui-ci n’est pas pris en compte dans le bilan ci-des­sus. D’autres com­po­sés (hydro­car­bures autres que le méthane, per­fluo­ro­car­bone, hexa­fluo­rure de soufre…) ont une contri­bu­tion marginale.

L’outil des glaces polaires

À l’é­chelle des der­niers siècles et mil­lé­naires, les glaces polaires, à tra­vers leur com­po­si­tion iso­to­pique (iso­topes de l’hy­dro­gène et de l’oxy­gène), contri­buent à mieux situer le réchauf­fe­ment obser­vé au cours du XXe siècle dans sa pers­pec­tive his­to­rique, approche dont on com­prend qu’elle est cri­tique lors­qu’il s’a­git de détec­ter l’empreinte des acti­vi­tés humaines sur le cli­mat dont le der­nier rap­port du GIEC indique qu’elle est de plus en plus pro­bable, au moins pour ce qui concerne le réchauf­fe­ment très mar­qué des cin­quante der­nières années. À ces échelles de temps, il est éga­le­ment essen­tiel d’é­va­luer les com­po­santes du for­çage cli­ma­tique autres que l’ef­fet de serre, qu’elles soient d’o­ri­gine natu­relle (aéro­sols vol­ca­niques, acti­vi­té solaire) ou anthro­pique (aéro­sols pro­duits par l’ac­ti­vi­té humaine). Les glaces polaires contiennent sur cha­cun de ces aspects des infor­ma­tions extrê­me­ment utiles. Ain­si, elles enre­gistrent, de façon fidèle, le calen­drier et l’in­ten­si­té des érup­tions vol­ca­niques, cepen­dant que la concen­tra­tion des iso­topes cos­mo­gé­niques y témoigne des varia­tions de l’ac­ti­vi­té solaire.

Mais les résul­tats qui ont fait pro­ba­ble­ment le plus pour la renom­mée des calottes polaires, qui font réfé­rence et sont très lar­ge­ment cités dans notre com­mu­nau­té scien­ti­fique mais aus­si dans les manuels de l’en­sei­gne­ment secon­daire, dia­gramme à l’ap­pui, concernent les grands chan­ge­ments cli­ma­tiques qui ont mar­qué les der­nières cen­taines de mil­liers d’an­nées. Obte­nues à par­tir de la carotte de Vos­tok forée en plein cœur de l’An­tarc­tique dans le cadre d’une col­la­bo­ra­tion à laquelle ont par­ti­ci­pé équipes fran­çaises, russes et amé­ri­caines, ces don­nées indiquent que les varia­tions atmo­sphé­riques du CO2 et du CH4 sont for­te­ment cor­ré­lées aux oscil­la­tions carac­té­ri­sant la suc­ces­sion des périodes gla­ciaires et inter­gla­ciaires. Ain­si, voi­sines de 200 ppm (par­ties par mil­lion) au der­nier maxi­mum gla­ciaire, il y a 20 000 ans, les concen­tra­tions en gaz car­bo­nique étaient plus éle­vées de 40 % en période chaude (280 ppm contre près de 380 actuel­le­ment) tan­dis que celles du méthane étaient deux fois plus éle­vées en période froide qu’en période chaude.

Certes, le rythme d’ap­pa­ri­tion des périodes gla­ciaires, longues de 80 à 100 000 ans et sui­vies de périodes chaudes telles que celle que nous vivons actuel­le­ment, plus courtes et n’ex­cé­dant géné­ra­le­ment pas 10 000 ans, est gou­ver­né par la posi­tion de la terre sur son orbite (théo­rie astro­no­mique). Mais cette cor­ré­la­tion forte entre les varia­tions pas­sées de l’ef­fet de serre et de la tem­pé­ra­ture indique que gaz car­bo­nique et méthane ont éga­le­ment été des acteurs de ces grands chan­ge­ments cli­ma­tiques. Ces varia­tions de l’ef­fet de serre, dans ce cas d’o­ri­gine natu­relle, ont contri­bué à peu près pour moi­tié à l’am­pli­tude des varia­tions cli­ma­tiques et ce sur toute la durée de l’en­re­gis­tre­ment qui remonte à – 420 000 ans, soit quatre cycles cli­ma­tiques complets.

En outre, ces résul­tats offrent la pos­si­bi­li­té d’é­va­luer la façon dont le cli­mat réagit lorsque l’ef­fet de serre se modi­fie. Ils per­mettent d’es­ti­mer ce que, dans notre jar­gon, nous appe­lons la sen­si­bi­li­té du cli­mat, le réchauf­fe­ment qui résul­te­rait d’un dou­ble­ment de la teneur en gaz car­bo­nique une fois le nou­vel équi­libre cli­ma­tique atteint. L’es­ti­ma­tion de 3 à 4 °C sug­gé­rée par les don­nées de Vos­tok est dans la gamme de celle rete­nue par les rap­ports du GIEC, com­prise, elle, entre 1,5 et 4,5 °C. Il faut noter que cette esti­ma­tion du GIEC est basée uni­que­ment sur des résul­tats de modèles cli­ma­tiques qui, d’un modèle à l’autre, four­nissent des esti­ma­tions de la sen­si­bi­li­té cli­ma­tique qui peuvent donc varier d’un fac­teur 3. Cela illustre l’in­té­rêt d’une approche indé­pen­dante basée sur des don­nées du pas­sé. En outre, la période du der­nier maxi­mum gla­ciaire per­met de tes­ter les capa­ci­tés des modèles cli­ma­tiques uti­li­sés pour pré­dire le cli­mat du futur, à rendre compte de condi­tions cli­ma­tiques très dif­fé­rentes de celles que nous connais­sons actuellement.

Surprises climatiques

Les enre­gis­tre­ments déduits de l’a­na­lyse des glaces polaires ont lar­ge­ment été à l’o­ri­gine de la notion de « sur­prise cli­ma­tique », qui doit beau­coup à la décou­verte de l’exis­tence de varia­tions cli­ma­tiques rapides au cours de la der­nière période gla­ciaire et de la tran­si­tion qui a conduit il y a un peu plus de 10 000 ans au cli­mat actuel. Elle est indis­so­cia­ble­ment liée à l’é­tude des glaces du Groen­land. Évo­quée à par­tir de l’a­na­lyse de la glace du forage Dye 3 (1982), l’exis­tence de ces varia­tions rapides était plei­ne­ment confir­mée, dix ans plus tard, à par­tir des deux forages de plus de 3 km réa­li­sés au centre du Groen­land, l’un euro­péen, GRIP, l’autre amé­ri­cain, GISP2, dont les enre­gis­tre­ments couvrent envi­ron 100 000 ans.

Le réchauf­fe­ment asso­cié est de l’ordre de 10 °C, moi­tié de celui cor­res­pon­dant au pas­sage du cli­mat gla­ciaire vers le cli­mat actuel, voire plus. Il s’o­père en quelques dizaines d’an­nées et les chan­ge­ments du taux de pré­ci­pi­ta­tion et de la cir­cu­la­tion atmo­sphé­rique qui l’ac­com­pagne sont éga­le­ment impor­tants et encore plus brusques. Le retour vers les condi­tions froides est d’a­bord lent puis rela­ti­ve­ment rapide. Ces séquences en « dent de scie » d’une durée de 500 à 2 000 ans se répètent une ving­taine de fois au cours de la der­nière période gla­ciaire. Leur struc­ture et les varia­tions de tem­pé­ra­tures asso­ciées appa­raissent extrê­me­ment simi­laires à celles asso­ciées à des évé­ne­ments rapides mis en évi­dence dans des sédi­ments marins de l’At­lan­tique Nord et à cha­cune d’entre elles cor­res­pond géné­ra­le­ment une aug­men­ta­tion signi­fi­ca­tive des teneurs en méthane. Celles-ci témoignent très pro­ba­ble­ment de varia­tions du cycle hydro­lo­gique conti­nen­tal aux basses lati­tudes (la pro­duc­tion du méthane est liée à l’é­ten­due des zones inon­dées) et sug­gèrent que ces évé­ne­ments rapides ont influen­cé le cli­mat de l’hé­mi­sphère Nord dans son ensemble. Leur influence s’é­tend à l’hé­mi­sphère Sud, où elles se mani­festent par des chan­ge­ments moins rapides et moins mar­qués. De plus, l’a­na­lyse des sédi­ments marins montre qu’il y a un lien entre ces évè­ne­ments et la décharge mas­sive d’i­ce­bergs pro­ve­nant des grandes calottes qui exis­taient alors dans l’hé­mi­sphère Nord. Cette arri­vée d’é­normes quan­ti­tés d’eau douce aurait alors contri­bué à modi­fier la cir­cu­la­tion océa­nique et par là même le cli­mat, four­nis­sant ain­si une expli­ca­tion rai­son­nable à l’exis­tence d’ins­ta­bi­li­tés cli­ma­tiques en période glaciaire.

L’exis­tence de ces varia­tions, très pro­ba­ble­ment liées à des chan­ge­ments de cir­cu­la­tion océa­nique, a conduit les experts du GIEC à atti­rer l’at­ten­tion sur la dif­fi­cul­té de pré­voir, de par leur nature même, des fluc­tua­tions inat­ten­dues, rapides et de grande ampleur. Dans notre esprit, cette pos­si­bi­li­té de sur­prise invite à réflé­chir à la fra­gi­li­té de notre cli­mat et ajoute à la néces­si­té de main­te­nir l’aug­men­ta­tion de l’ef­fet de serre à un niveau tel que le cli­mat du futur soit le plus proche pos­sible de celui que nous connais­sons actuel­le­ment. De telles sur­prises seraient syno­nymes de véri­table bou­le­ver­se­ment cli­ma­tique, même si une modi­fi­ca­tion notable des cou­rants marins comme le Gulf Stream, qui sur­vien­drait alors en période plus chaude qu’ac­tuel­le­ment, ne ramè­ne­rait pas bien sûr nos régions vers des condi­tions gla­ciaires (l’ar­rêt du Gulf Stream ne chan­ge­rait pra­ti­que­ment pas la tem­pé­ra­ture moyenne de la pla­nète, mais affec­te­rait sa répartition).

Une profondeur de vision de près de 800 000 ans

Avec GRIP et GISP2, et avec l’ex­ten­sion de Vos­tok à quatre cycles cli­ma­tiques (résul­tats publiés en 1998), la der­nière décen­nie a donc été très riche pour la com­mu­nau­té scien­ti­fique impli­quée dans l’é­tude des glaces polaires. Mais l’an­née 2004 a, elle, été excep­tion­nelle en ce qu’elle a per­mis de repous­ser les limites sur les­quelles cette com­mu­nau­té butait depuis un cer­tain nombre d’an­nées aus­si bien au Groen­land qu’en Antarc­tique. Dans le pre­mier cas, les enre­gis­tre­ments fiables n’al­laient guère au-delà de 100 000 ans en rai­son des per­tur­ba­tions qui, dues à la proxi­mi­té du socle rocheux, affectent les 300 der­niers mètres des forages GRIP et GISP2. En Antarc­tique, la mois­son des résul­tats extraits des carot­tages de Vos­tok est limi­tée aux 420 000 der­nières années, là aus­si en rai­son du mélange des couches de glace les plus profondes.

Deux nou­veaux forages, North GRIP au Groen­land et EPICA Dome C en Antarc­tique, ont per­mis de faire sau­ter ces ver­rous, d’ob­te­nir au Groen­land de la glace de la der­nière période chaude, l’Eé­mien, il y a 120 000 ans, et de dou­bler, ou presque, la période désor­mais cou­verte par les carottes de glace en Antarc­tique (800 000 ans). Les équipes fran­çaises de Gre­noble (LGGE), Saclay (LSCE) et Orsay (CSNSM) sont for­te­ment impli­quées dans ces deux pro­grammes conduits res­pec­ti­ve­ment dans le cadre du pro­jet euro­péen EPICA (Euro­pean Pro­ject for Ice Coring in Antarc­ti­ca) qui, au Dome C, béné­fi­cie d’un impor­tant sou­tien logis­tique de l’Ins­ti­tut polaire Paul-Émile Vic­tor (IPEV), et du pro­jet inter­na­tio­nal NGRIP (the North GReen­land Ice core Pro­ject) mis sur pied et coor­don­né par l’é­quipe danoise du Dépar­te­ment de géo­phy­sique de l’u­ni­ver­si­té de Copen­hague. Les pre­miers résul­tats mar­quants obte­nus sur ces deux carot­tages, qui l’un et l’autre ont dépas­sé 3 km, ont été pré­sen­tés en 2004 dans deux articles col­lec­tifs publiés dans la revue Nature.

Du point de vue cli­ma­tique, le nou­veau forage EPICA confirme l’ho­mo­gé­néi­té des varia­tions de tem­pé­ra­ture en Antarc­tique, avec des chan­ge­ments tout à fait simi­laires à Vos­tok, au Dome C et au Dome F sur les par­ties com­munes de ces enre­gis­tre­ments (figure 1). Au-delà de 430 000 ans, le forage du Dome C est mar­qué par un chan­ge­ment de rythme avec des périodes moins chaudes mais plus longues que lors des quatre der­niers cycles cli­ma­tiques. L’in­ter­pré­ta­tion du pro­fil de teneur en deu­té­rium confirme que les tem­pé­ra­tures à la sur­face de la calotte étaient envi­ron 10 °C plus froides qu’ac­tuel­le­ment lors du der­nier maxi­mum gla­ciaire tan­dis que les tem­pé­ra­tures les plus éle­vées (supé­rieures d’en­vi­ron 5 °C à celles de l’Ho­lo­cène) cor­res­pondent aux périodes inter­gla­ciaires les plus chaudes, autour de 125 000 et de 335 000 ans.

La com­pa­rai­son avec l’en­re­gis­tre­ment de varia­tion du niveau de la mer, déduit de l’a­na­lyse iso­to­pique des sédi­ments marins, conforte par ailleurs le carac­tère glo­bal des chan­ge­ments cli­ma­tiques enre­gis­trés en Antarc­tique, tout au moins d’un point de vue qua­li­ta­tif et lorsque l’on consi­dère les grands chan­ge­ments entre périodes gla­ciaires et inter­gla­ciaires (et abs­trac­tion faite des dépha­sages inter­hé­mi­sphé­riques qui peuvent atteindre quelques mil­liers d’années).

FIGURE 1
Trois forages pro­fonds de l’Antarctique de l’Est (Vos­tok, Dome F et EPICA Dome C) couvrent des périodes supé­rieures à 300 000 ans. À ces échelles de temps, les varia­tions cli­ma­tiques sont remar­qua­ble­ment homo­gènes en Antarc­tique de l’Est. La mise en évi­dence d’une cor­ré­la­tion entre la température
en Antarc­tique et les teneurs en gaz car­bo­nique de l’atmosphère (courbe b), qui vaut éga­le­ment pour le méthane, est un des résul­tats mar­quants, fruit de la col­la­bo­ra­tion entre les équipes de Gre­noble et de Saclay. Le forage EPICA Dome C témoigne d’un chan­ge­ment de rythme du cli­mat il y a un peu plus de 400 000 ans. Ce chan­ge­ment de rythme, qui reste à expli­quer, est éga­le­ment enre­gis­tré dans les sédi­ments marins (courbe e).

Autres périodes chaudes

La période entre – 435 000 et – 410 000 ans a d’ores et déjà été étu­diée avec un cer­tain détail. En dehors du fait qu’elle marque la tran­si­tion entre deux régimes cli­ma­tiques dis­tincts, cette période pré­sente un double inté­rêt. D’une part, de nom­breux indi­ca­teurs sug­gèrent que l’in­ter­gla­ciaire cor­res­pon­dant appe­lé stade 11.3 était une période par­ti­cu­liè­re­ment chaude avec un niveau de la mer peut-être net­te­ment plus éle­vé qu’au­jourd’­hui (cer­taines éva­lua­tions font état d’une hausse pou­vant atteindre 20 m par rap­port au niveau actuel). D’autre part, cet inter­gla­ciaire, très long dans les enre­gis­tre­ments marins, cor­res­pond à des condi­tions d’in­so­la­tion rela­ti­ve­ment proches de celles que nous connais­sons actuel­le­ment. De plus les mesures dis­po­nibles sur la carotte de Vos­tok et du Dome C sug­gèrent que les teneurs en CO2 sont res­tées équi­va­lentes à celles de l’Ho­lo­cène (la période dans laquelle nos civi­li­sa­tions se sont déve­lop­pées depuis un peu plus de 10 000 ans). Les tem­pé­ra­tures en Antarc­tique appa­raissent, elles aus­si, très simi­laires à celles de l’Ho­lo­cène pen­dant les 10 000 pre­mières années du stade 11.3. Il en est de même pour les teneurs en méthane dont l’aug­men­ta­tion débute cepen­dant 4 à 5 mil­liers d’an­nées avant celle du gaz car­bo­nique, contrai­re­ment à la der­nière dégla­cia­tion et, plus géné­ra­le­ment, aux quatre der­nières, au cours des­quelles gaz car­bo­nique et méthane varient pra­ti­que­ment en phase. La durée excep­tion­nel­le­ment longue du stade 11.3 est confir­mée par le forage EPICA Dome C ; elle est esti­mée à 28 000 ans ce qui laisse entre­voir que, sans inter­ven­tion des acti­vi­tés humaines, des condi­tions cli­ma­tiques proches de celles que nous connais­sons actuel­le­ment pour­raient pré­va­loir pen­dant près de 20 000 ans, d’au­tant que les condi­tions de for­çage cli­ma­tique (inso­la­tion et gaz à effet de serre) semblent iden­tiques pour ces deux périodes.

Même s’ils sont per­tur­bés avant 100 000 ans, les pro­fils iso­to­piques ana­ly­sés le long des forages GRIP et North GRIP sug­gé­raient que la période de l’Eé­mien était, comme indi­qué par de nom­breux enre­gis­tre­ments (océa­niques, conti­nen­taux ou gla­ciaires), plus chaude que l’Ho­lo­cène. Il n’en reste pas moins que la démons­tra­tion désor­mais appor­tée de cette dif­fé­rence de tem­pé­ra­ture entre le der­nier inter­gla­ciaire et l’Ho­lo­cène, esti­mée à 5 °C au Groen­land, est un des résul­tats impor­tants du forage North GRIP (figure 2).

Mais c’est en fait l’ac­cès désor­mais pos­sible à tout un ensemble de don­nées à très haute réso­lu­tion lors de l’en­trée en gla­cia­tion qui en consti­tue le résul­tat majeur (la période entre – 123 000 et – 110 000 ans est repré­sen­tée par 130 m de glace). Cette séquence a déjà révé­lé des simi­li­tudes notables avec un enre­gis­tre­ment océa­nique obte­nu sur un forage réa­li­sé sur la marge ibé­rique à hau­teur du Por­tu­gal. Plus sur­pre­nant est le fait qu’à North GRIP l’en­trée en gla­cia­tion est inter­rom­pue, vers 115 000 ans, par un réchauf­fe­ment rapide et bien mar­qué car il est alors dif­fi­cile de faire appel au même méca­nisme de débâcle d’i­ce­bergs ou d’ar­ri­vée d’eau douce pour en expli­quer l’exis­tence, les grandes calottes de l’hé­mi­sphère Nord (calottes Lau­ren­tide et Fen­no-scan­dienne) n’é­tant alors qu’au tout début de leur for­ma­tion. Une esti­ma­tion de l’am­pli­tude du réchauf­fe­ment asso­cié à cha­cun des évé­ne­ments rapides est en cours. La méthode s’ap­puie sur l’exis­tence d’a­no­ma­lies dans les rap­ports iso­to­piques de l’a­zote et de l’ar­gon qui résultent des pro­ces­sus de frac­tion­ne­ments, ther­mique et gra­vi­ta­tion­nel, qui prennent place dans le névé entre la sur­face de la calotte et la pro­fon­deur à laquelle les bulles d’air sont défi­ni­ti­ve­ment pié­gées dans la glace. Cette méthode montre que les réchauf­fe­ments asso­ciés aux évé­ne­ments rapides peuvent atteindre des valeurs très éle­vées jus­qu’à 16 °C.

FIGURE 2
La figure ©, adap­tée de North GRIP mem­bers, 2004, illustre la com­pa­rai­son entre les forages de GRIP, en bleu, et de North GRIP en rouge. Au-delà de 100000 ans, envi­ron, les couches de glace de GRIP sont mélan­gées et ce forage ne peut pas être uti­li­sé pour recons­truire les varia­tions du cli­mat. À l’inverse la par­tie pro­fonde de North GRIP n’a pas été per­tur­bée et per­met de décrire l’entrée en gla­cia­tion il y a 120000 ans. La courbe (a) montre la par­tie pro­fonde de North GRIP. Celle-ci per­met de décrire l’entrée en gla­cia­tion de façon détaillée et de mettre en évi­dence des simi­la­ri­tés avec les varia­tions cli­ma­tiques enre­gis­trées dans des sédi­ments marins de l’Atlantique Nord (courbe b).

Au-delà du million d’années

La réa­li­sa­tion de pro­grammes de forages pro­fonds tels ceux conduits au Dome C et North GRIP a deman­dé près d’une dizaine d’an­nées entre le lan­ce­ment du pro­jet et l’ob­ten­tion des pre­mières séries de résul­tats qui en marquent le suc­cès. Consciente de ces contraintes, la com­mu­nau­té inter­na­tio­nale concer­née a d’ores et déjà com­men­cé à éta­blir des plans pour les années à venir avec comme objec­tifs prio­ri­taires de remon­ter si pos­sible au-delà du mil­lion d’an­nées en Antarc­tique de l’Est et d’ex­traire une carotte qui couvre l’en­semble du der­nier inter­gla­ciaire et atteigne l’a­vant- der­nière période gla­ciaire au Groenland.

L’an­née polaire inter­na­tio­nale, qui débu­te­ra en 2007, devrait en mar­quer le point de départ avec, d’une part, une recon­nais­sance de régions encore peu explo­rées de l’An­tarc­tique de l’Est qui per­mette de sélec­tion­ner celles sus­cep­tibles de recé­ler la glace très vieille, et, de l’autre, le début de réa­li­sa­tion d’un nou­veau forage au Groen­land en un site très pro­met­teur déjà sélec­tion­né au nord de North GRIP. Mais, il reste d’i­ci là énor­mé­ment à faire pour extraire l’en­semble des infor­ma­tions que recèlent ces deux carot­tages pro­fonds du Dome C et de North GRIP dont nous avons décrit les pre­miers résul­tats et à les inter­pré­ter en termes de méca­nismes climatiques.

Com­ment explique-t-on le chan­ge­ment de rythme obser­vé il y a un peu plus de 400 000 ans en Antarc­tique avec, et c’est là une des décou­vertes les plus mar­quantes du forage EPICA, des périodes chaudes moins chaudes mais aus­si net­te­ment plus longues avant 430 000 ans ? Quel est le rôle pré­cis des gaz à effet de serre et que peut-on en déduire pour des para­mètres tels que la sen­si­bi­li­té du cli­mat ? Quels sont les méca­nismes mis en jeu lors d’une entrée en glaciation ?

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