Exclusion : suite et fin
Derniers accompagnements
Derniers accompagnements
Ce matin encore, deux personnes sont parties pour accompagner des morts » abandonnés « . Quatre cercueils, emmenés de l’Institut médico-légal du Quai de la Rapée à Paris – la morgue pour l’appeler par son nom – au cimetière parisien de Thiais. Une plaque sur chacun indique – quand c’est possible – un nom et deux dates. Les personnes qui accompagnent le convoi ont des fleurs, qu’elles déposeront sur la tombe. Elles ont rédigé des textes ou choisi des textes écrits par d’autres, qu’elles liront en hommage et en adieu à chacun de celles-là et de ceux-là qui sont morts seuls et n’ont pas été réclamés. Chaque année environ quatre cents morts sont ainsi enterrés avec le respect dû aux personnes et dans l’esprit des rites de sépulture qui, depuis le début de l’humanité, ont été reconnus comme étant la caractéristique de l’humain.
Jusqu’à janvier 2004, avant l’accord intervenu entre le Collectif » Les morts de la rue » et la mairie de Paris, sur chaque cercueil était seulement écrit le poids. Il n’y avait pas de nom, pas de dates, pas d’accompagnement, pas de rite de passage, aussi ténu soit-il.
Qui sont-ils ces inconnus, qui sont ainsi en quelque sorte et malgré tout réintégrés dans la communauté humaine ? Des tout petits, des hommes et des femmes, souvent dans la force de l’âge. Un quart d’entre eux sans doute – mais lesquels, nous ne savons pas – a vécu dans la rue. Les autres ? Leur famille n’a pas été retrouvée, ou n’a pas souhaité se manifester, ou bien ils vivaient seuls, sans liens. Nous ne savons pas comment sont recherchés la famille et le voisinage. Il faudrait sans doute que ces démarches soient mieux faites car pour l’accompagnement d’un défunt, les proches sont toujours les mieux placés et le Collectif n’est qu’un pis-aller.
Ceux qui sont » morts de la rue »
Le Collectif a été créé en 2002 et regroupe des associations – de très grandes mais aussi de très petites – qui sont toutes au service des personnes de la rue. De manière différente les unes des autres. Certaines sont confessionnelles (chrétiennes, musulmanes, juives, bouddhistes), et d’autres sont laïques et non-confessionnelles. Les unes et les autres avaient été en contact avec les décès fréquents et prématurés de personnes de la rue. Une des antennes d’associations enterra, en 1999, 16 personnes sur 160 domiciliées ; moyenne d’âge : 42 ans !
Le Collectif ne pouvait pas accepter que ceux dont il prenait soin, les personnes de la rue, soient enterrés comme des chiens. Il rejoignait ainsi le désir de leurs compagnons de galère. Pour eux, il a voulu créer ces rites de passage, qui permettent l’accompagnement de tous les morts sans liens où qu’ils aient vécu dans Paris.
Des questions
Le Collectif est aussi un lieu d’interpellation et de réflexions. Ces morts de la rue, comment sont-ils morts ? On ne le sait pas non plus. Les causes, souvent, ne sont pas élucidées : noyades, chutes… dont nul ne sait s’il s’agit de suicide, de meurtre ou d’accident. Pourquoi ces personnes meurent-elles prématurément ? Pourquoi les services qui leur sont prodigués sont-ils si peu efficaces ? Qu’y a‑t-il eu en amont pour qu’ils meurent ainsi ? Nous avons quelques bribes de réponse : mort violente pour une part importante d’entre eux. Il nous semble aussi que la longue errance à laquelle ces personnes sont acculées les détruit peu à peu.
L’ensemble de ces recherches est un puissant moyen d’éclairage pour le travail social mené par nos différentes associations, qui nous pousse à remettre en cause une partie des systèmes d’aide existants, le risque étant de s’occuper des besoins » vétérinaires » de personnes en souffrance, en leur imposant des lieux de distribution, d’hébergement, de nourriture et de soins, mais sans prendre en compte les besoins fondamentaux : la relation, la stabilité, la communication, les projets, la création, la beauté, la gratuité, le fait d’être utile et unique. Ainsi le travail d’accompagnement des morts de la rue est-il fécond : il conduit à s’interroger au jour le jour sur les façons de mieux défendre la vie.
Des célébrations
En plus ce travail d’accompagnement, ce soin d’humanité, crée des liens sociaux forts, qui transcendent les confessions religieuses. Outre les recherches et les réflexions conduites par le Collectif, des célébrations sont organisées. Pour celles-ci, nous alternons les célébrations laïques et inter-religieuses afin de faire place à chacun. Catholiques, protestants, israélites, musulmans, bouddhistes et agnostiques participent ensemble à ces célébrations. Ainsi, plusieurs centaines de personnes se retrouvent, dans des lieux de culte ou sur la voie publique, pour honorer la mémoire de ceux qui nous ont quittés.
Notre moyen principal d’interpellation est la réalité : nous publions un faire-part deux fois par an : » Les associations du Collectif, leurs amis, leurs familles ont la douleur de vous faire part des personnes de la rue décédées depuis six mois. » Suivent plus de 100 noms. Le faire-part est adressé aux milieux politiques, associatifs et aux médias qui souvent s’en font les relais. Les célébrations sont une réponse à ces faire-parts.
Tous les mardis enfin des personnes de la rue et des artistes se retrouvent pour un travail sur le deuil, le rite, le don par des médiations créatives. Peu de personnes sont concernées directement par ce travail, mais les fruits sont concrets pour ceux qui s’y engagent : prise de parole publique, respect, dialogue entre milieux différents…
Création :
» J’avais l’impression de ne pas faire partie de la fête.
L’accueil était plus glacial qu’une nuit gelée.
Pourtant je suis un humain comme tout le monde qui a le droit d’en profiter : les doigts de pied en éventail, l’harmonica entre les lèvres, la joie me sortant par les oreilles par un si beau temps, un si beau soleil…
Les gardiens, à coups de pied, me délogent ostensiblement.
Maintenant, il ne me reste plus qu’une chose : le 115. Je regarde la cabine de téléphone, paralysé. Silence… un regard vide… parole inexistante.
Depuis que je passe mes nuits dehors, je suis devenu invisible…
Où me reposer ?
Pourquoi pas dans un cercueil comme ça je n’emmerderai plus personne. »
D’autre part, le Collectif va publier dans quelques mois une sorte de livre blanc qui, par la voix des personnes de la rue, raconte leur vie et leur mort.