Expérience client : une réalité
Pourquoi seul un client sur dix se dit satisfait de son expérience client alors que sur le même thème il se dit convaincu d’offrir une excellente expérience. D’où provient cet écart de perception ?
D’abord, un grand nombre d’initiatives de croissance aliènent purement et simplement les clients existants. En multipliant frais annexes, commissions tatillonnes et autres sources de « mauvais profits » pour gonfler leur chiffre d’affaires, certaines entreprises se mettent à dos des acheteurs jusque-là fidèles et rentables. Intuit, l’éditeur de logiciels, a voulu surmonter ainsi en 2001 une panne de croissance en augmentant le coût de son service d’assistance téléphonique et en limitant ses licences de logiciels à un seul ordinateur. Ses clients ont commencé à fuir vers la concurrence et cet incident de parcours est devenu une crise majeure.
D’autres entreprises concentrent toute leur attention sur l’acquisition de nouveaux clients, en négligeant leurs clients existants. Dans le monde des grands contrats d’infrastructure et d’équipements, la règle implicite veut que les clients nationaux captifs « subventionnent » la conquête de nouveaux clients étrangers à prix cassés… Et dans votre banque, le bon client que vous êtes finance sans le vouloir la chasse aux nouveaux clients à coûts d’emprunts immobiliers défiant toute concurrence.
Ensuite, il faut reconnaître la réelle difficulté à créer une expérience client clairement différenciée. Comment comprendre ce que le client veut vraiment, et le traduire en réalité tangible ? Comment faire évoluer le produit et le service en fonction des attentes ? Comment discerner la vraie « voix du client » dans une cacophonie d’études de marché et de segmentations compliquées ? AG Lafley, président de Procter & Gamble, souligne le problème : « Je me sens comme un disque rayé à force de répéter « il faut se concentrer sur le client »… Je ne crois pas que toutes les réponses sont inscrites dans les chiffres. Il faut savoir sortir de son bureau, observer et écouter. »
L’excellence dans l’expérience client n’est pas une spécialité française. Faites le test : à quand remonte votre dernière expérience client vraiment « bluffante » ? à votre récent voyage aux États-Unis ? à votre dernière interaction avec Toyota ou BMW ? à votre achat du nouveau percolateur de Nespresso ? Les exemples purement français ont du mal à remonter à la surface. Bien sûr, de belles exceptions surviennent, en particulier dans nos secteurs du luxe ou de l’hôtellerie… mais en nombre trop limité.
Si le nombre de clients enthousiastes explique souvent la différence entre baisse du chiffre d’affaires et explosion des ventes, encore trop peu d’entreprises font de cette évidence une réalité opérationnelle et cherchent à procurer des « moments inoubliables ». Il existe toutefois des exceptions ! Et ces entreprises capables d’offrir une réelle différence s’accordent chacune à leur façon sur le même objectif : traiter les « bons » clients d’une manière telle qu’ils en demandent encore et davantage et qu’ils recommandent leur fournisseur à leurs amis. Elles ne se contentent donc pas de maintenir une satisfaction molle, elles cherchent au contraire à créer de véritables prosélytes. Elles ont compris que la croissance ne vient pas d’un marais de clients indifférents, mais d’un vivier de clients pleinement engagés.
Cette conviction nourrit des ambitions particulièrement exigeantes à tous les stades de la définition de l’offre et de sa réalisation. Quel serait l’intérêt pour Adidas de proposer une nouvelle offre de chaussures de sport haut de gamme si celles-ci se retrouvent dans des canaux de distribution à bas prix, dévalorisées à coup de rabais promotionnels ? Quel avantage pour une compagnie d’assurances de concevoir des services innovants pour ses meilleurs clients si les opérateurs de ses centres d’appel n’ont ni la compétence, ni la motivation pour en parler ?
Dans l’analyse de la réussite de l’expérience client, on est frappé par la capacité des entreprises championnes à maîtriser trois dimensions en même temps :
• définition de la « bonne » promesse pour les segments clients à fort potentiel,
• développement minutieux et « jusqu’au bout » de chaque processus (de la conception au service après-vente) pour transformer cette promesse en réalité sur le terrain,
• déploiement de ces efforts clients dans des systèmes de management originaux et adaptés, de façon à inscrire la préoccupation de l’expérience client dans l’ADN de l’entreprise.
Définir la bonne promesse client
La plupart des grandes entreprises accumulent les études de marché et les segmentations sophistiquées. Pourtant, peu parviennent à utiliser cette recherche colossale pour répondre à la question essentielle : quelles sont les attentes de nos « bons » clients ? Encore moins parviennent à traduire la réponse en une promesse de valeur vraiment différenciée…
Le croisement savant de différentes variables, démographiques, économiques, sociologiques, peut déboucher sur des segmentations confuses, complexes, difficiles voire impossibles à utiliser. La sophistication des outils semble parfois avoir le détestable effet de faire perdre de vue le but de l’exercice : repérer les poches de rentabilité ou de croissance durable.
Pris dans le maelström de la déréglementation, des opérateurs de téléphonie mobile comme Orange ont dû trouver la réponse pour éviter de sombrer. Sous la pression concurrentielle, ils ont appris à découper leur gigantesque base de clients en un nombre limité de segments aisément repérables. En définissant aussi clairement ses plateformes de service, Orange cherche à rallier toute son organisation autour de ses priorités stratégiques et à mettre ses efforts d’innovation sur les « bons » segments.
Il s’agit ensuite de définir tous les aspects de l’expérience client : non seulement les produits et le service mais aussi le « dispositif relationnel » : vendeurs, personnel d’installation et d’assistance technique, site Internet, centre d’aide téléphonique, jusqu’au service de facturation.
La réussite d’Apple dans la définition de son offre iPod illustre magistralement cette démarche. Chaque composante renforce les autres et cimente la qualité de l’expérience : une campagne de publicité aux couleurs et au graphisme exceptionnels, des points de vente raffinés, les Apple Stores, où la seule préoccupation semble d’initier le visiteur à la richesse de l’expérience iPod. Un site de musique en ligne iTunes, dont l’esthétique et les fonctionnalités reflètent parfaitement celles du baladeur. Enfin, un concept « The Genious Bar », environnement convivial et virtuel dédié aux questions et astuces d’utilisation. Sans évoquer l’incroyable arsenal d’accessoires qui transforment l’esthétique du produit et élargissent sa palette d’utilisations.
Les promesses se tiennent sur le terrain
Ce sont les promesses que l’on tient qui produisent la croissance, pas celles que l’on fait. Et les promesses se tiennent, ou se perdent, sur le terrain. Ce n’est pas dans les conseils d’administration qu’on remplit ou qu’on trahit son engagement envers le client. Pour passer de la promesse à la réalité, deux bonnes pratiques font leur preuve : d’abord, la mise en place de processus permettant aux dirigeants d’écouter régulièrement la vraie voix du client. Ensuite, le déploiement d’équipes interfonctionnelles chargées de veiller à ce que le client ait des contacts agréables et efficaces avec l’entreprise, quelle que soit la personne avec qui il parle. Rien de plus frustrant et de plus irritant que de s’entendre dire « désolé, mon service ne peut rien pour vous, rappelez demain ».
Feargal Quinn, fondateur de la chaîne irlandaise de supérettes Superquinn, s’est fixé comme règle d’arpenter une fois par mois les allées de chacun de ses magasins pour rencontrer les clients. Deux fois par mois, il en invite quelques-uns à une table ronde où tous les sujets sont abordés : niveau de service, prix, propreté, rayonnage, promotions, nouveautés… C’est l’occasion pour le dirigeant de suggérer en temps réel des ajustements et d’évaluer la qualité du travail de ses responsables. Mais, également de les sanctionner si nécessaire. C’est ce qui a permis un jour à Quinn de s’interposer à temps face à un nouveau responsable de magasin trop zélé qui avait décidé de garder en rayon du pain cuit jusqu’à vingt-quatre heures auparavant pour économiser quelques livres sterling… au grand dam des clients !
On mesure, à travers cet exemple, l’importance du manager de première ligne. Pas de promesse tenue s’il n’est pas capable de comprendre en profondeur l’état d’esprit du client et s’il n’a pas l’autorité nécessaire pour prendre les initiatives qui comptent le plus. Quelle aubaine alors pour des sociétés comme Harley Davidson d’avoir des vendeurs passionnés de moto.
Créer les conditions managériales pour enthousiasmer le client
Rien n’est plus fragile qu’une réputation : sans cesse il faut la renforcer, la rénover, l’entretenir, la faire grandir. Définir la bonne promesse client puis lui donner vie n’a de sens que si l’entreprise sait se doter des compétences, des outils et des systèmes de management qui feront de chaque contact client une nouvelle expérience réussie.
Parmi les sujets importants et délicats, citons le choix des objectifs et des critères pour mesurer la performance des équipes de terrain. En la matière, le meilleur côtoie le pire. Il faut saluer la décision de cette banque qui, constatant le taux important de défections dès le premier mois, fixe pour objectif à ses agences d’appeler chaque nouveau client dans la semaine qui suit l’ouverture d’un compte. Mais que penser de cet opérateur de câble qui rémunère ses agents d’assistance téléphonique sur le nombre d’appels traités quotidiennement ? Les appels clients les plus désespérés car les plus complexes sont expédiés. Le souci de résoudre le problème du client passe au second plan face à l’inquiétude de l’opérateur de ne pas atteindre ses objectifs.
Parvenir à une écoute fiable exige le plus souvent la mise en place d’un canal d’expression client simple, régulier et systématique. SAS a choisi de faire voter une fois par an ses clients sur une liste d’améliorations possibles. Chez eBay, un groupe d’employés spécialement formés analyse en continu les messages des clients et décèle ceux qui nécessitent une intervention immédiate. Chez American Express, enfin, on appelle systématiquement tous les clients qui n’activent pas rapidement leur nouvelle carte, pour leur demander s’ils rencontrent un problème.
Dans le même esprit, le score de promotion net n’est rien d’autre qu’un puissant outil d’écoute qui permet de mobiliser toute l’organisation sur l’expérience client.
Le stade le plus avancé dans ce domaine est sans doute atteint là où des communautés de clients totalement impliqués participent activement à l’amélioration de l’offre. Cette approche a permis à Intuit de se sortir brillamment de l’ornière où il s’était mis au début de cet article. L’éditeur de logiciels a endigué l’érosion de sa part de marché en créant un cercle de 6 000 clients, prêts à se comporter à chaque sollicitation comme membres d’un gigantesque « focus group » en ligne. Après avoir répondu à un questionnaire les situant d’un point de vue démographique, ils se classent eux-mêmes en prescripteurs ou détracteurs puis définissent avec leurs propres mots les améliorations qui contribueraient le plus à la qualité de leur expérience. Ce système a permis à Intuit de mieux segmenter sa base de clientèle, de repenser complètement son service d’assistance technique et de revoir en profondeur sa politique de coupons promotionnels. Intuit est ainsi parvenu à multiplier le nombre de ses clients prosélytes et à retrouver la compétitivité de ses débuts.
Si ces exemples peuvent être source d’inspiration, il faut rester lucide. Devenir un champion de l’expérience client requiert une mobilisation totale et constante. La démarche implique des efforts importants en informatique, en formation, en gestion du changement et, le plus souvent, une remise en cause majeure de la culture et des valeurs de l’entreprise. Ce genre d’impulsion ne peut partir que d’une conviction profonde de la direction générale. Mais toutes les directions générales ne regardent pas aujourd’hui l’amélioration de l’expérience client comme le moteur central de leur réussite…