Expertise et numérique
L’introduction du numérique dans le fonctionnement de la justice a modifié la manière dont cette dernière est administrée, mais aussi celle dont l’expert apporte son aide au juge. N’est-ce pas le bon moment pour refonder le rôle de l’expert dans une perspective plus collégiale qui réintègre le juge dans la démarche d’expertise ?
L’expertise judiciaire ne pouvait échapper au mouvement de numérisation qui, depuis trente ans, s’insinue dans tous les secteurs des activités humaines ; la troisième révolution industrielle bouscule toutefois d’autant cette institution qu’elle reste profondément ancrée dans une tradition antérieure à la première révolution industrielle qui s’appuyait sur une preuve tangible et limitée, dont la valeur pouvait être appréciée par le juge. L’entrée fracassante du numérique dans l’expertise annonce donc un aggiornamento et doit provoquer une réflexion plus large sur l’objet du procès dans la vie sociale.
La preuve à l’épreuve du numérique
Le décret du 9 décembre 2009 a permis la diffusion dans le domaine judiciaire des documents sous forme numérique et d’étendre la nature de ces documents. Ce phénomène n’est pas sans conséquence sur la tenue des expertises judiciaires puisque la profusion de documents, et la multitude des informations qu’ils contiennent, conduisent à complexifier les échanges entre l’expert et les parties. L’un est réputé sachant et désigné par le juge pour l’éclairer, les autres font appel à un expert afin que celui-ci puisse soit expliquer des faits qu’ils sont incapables de comprendre, soit donner un avis sur la pertinence de leurs prétentions respectives. La qualité et le détail de l’information désormais fournie par les parties obligent l’expert à descendre dans un niveau d’analyse qui s’apparente parfois à de la recherche fondamentale. L’inflation des données conduit irrémédiablement à une inflation des diligences confiées à l’expert.
Or, si la preuve juridique reste une construction de l’esprit qui fait la part belle à la présomption et au faisceau d’indices, la preuve scientifique ne connaît en principe que la certitude de vérification et la nécessité de soumettre à l’épreuve des faits la théorie élaborée selon une méthodologie définie. La tentation est donc grande pour les parties d’imposer à l’expert de mettre à jour non pas la preuve juridique, soit l’existence « d’indices graves, précis et concordants » (Civ. 1re, 21 octobre 2020, n° 19−18.689 ; CJUE, 21 juin 2017, C‑621/15), mais bien une preuve scientifique ; l’expert ne serait donc plus là pour éclairer le juge mais pour établir la Vérité. Peu importe alors le temps et les diligences nécessaires, l’expertise ne saurait être achevée tant que cette Vérité n’a pas été révélée. Or, pour imparfaite que soit la justice, elle doit être rendue au temps des justiciables et non à celui de la science en mouvement ; l’objet de la Justice est de trancher, car c’est en tranchant définitivement qu’elle accomplit son œuvre de cohésion sociale.
REPÈRES
Le décret du 9 décembre 2009 a ouvert la voie à l’utilisation dans le domaine judiciaire des moyens de communication électronique, immédiatement adoptés par les acteurs de l’expertise judiciaire qui en ont compris les commodités. La numérisation des documents, plutôt que leur duplication par des photocopies, a permis de s’abstraire des contingences matérielles :
3 clics suffisent désormais pour diffuser 500 pages à 40 personnes.
L’autocensure, que tout conseil de partie s’imposait, a donc sauté, ouvrant en grand les vannes de la diffusion des pièces la plus large possible. La disparition de la limite physique a également conduit à étendre la nature des documents produits. La production de documents dactylographiés ou de tableaux statiques présentait l’inconvénient de n’être qu’une image tronquée : un tableau produit sur tableur n’est souvent intéressant que si un accès à la formule contenue dans la cellule est possible. Les formats de production se sont donc étendus aux formats réellement utilisés lors de la création des supports de l’information ; aux .pdf se sont ajoutés les .xls, .jpg, .dwg, qui permettent d’accéder à la donnée brute.
L’expert, yeux et oreilles du juge
Le recours à l’expertise judiciaire est désormais quasi systématique dès lors qu’une question technique est disputée entre les parties à un procès, qu’il soit civil ou pénal. L’expertise judiciaire civile a connu un fort développement avec la réforme soutenue par le président Drai de faire de l’article 145 du Code de procédure civile le socle d’une nouvelle manière de juger : les parties devaient pouvoir apprécier l’intérêt ou la possibilité d’engager une action judiciaire au regard d’une expertise technique et non attendre que le juge du fond ne l’ordonne. L’expertise judiciaire civile est pourtant curieusement restée, dans la tradition du juge, sa chose ; l’expression est ainsi demeurée que les experts sont les yeux et les oreilles du juge. Cette ambiguïté n’a pour l’heure pas particulièrement inquiété le législateur, qui n’a pas jugé utile de tirer les enseignements de quarante ans de pratique laissant souvent les experts sans soutien réel du juge et les parties exclues du couple expert-juge (pour un exemple récent, Civ. 2e, 10 décembre 2020, n° 18−18.504).
Ayant pour l’essentiel renoncé à la faculté qu’il a d’assister aux expertises judiciaires, le juge a délégué à l’expert le soin d’aller « tâter le terrain » à sa place, pour lui en rapporter une vision réputée être la plus fidèle de la réalité. C’est donc par le seul prisme des sens de l’expert que le juge appréhende la réalité des faits qui l’autoriseront à juger. Ainsi, si l’expert reporte dans son rapport avoir vu une fissure, et en apprécie l’importance et l’origine, le juge considérera comme établi que la fissure existe. Le juge se fiera donc à la seule opinion de l’expert pour juger que cette fissure relève d’une catégorie juridique ou d’une autre. Là encore, le seul fait que les parties soient en mesure de pouvoir contester l’opinion émise par l’expert est réputé garantir l’exactitude des faits rapportés et leur traduction technique.
La vérité à l’épreuve du numérique
L’affaire se complique toutefois singulièrement lorsque l’expert n’a pas un accès direct à l’information factuelle. Il doit alors établir les faits à l’aide d’éléments indirects qui lui servent d’indices pour alimenter un raisonnement. Le glissement s’opère à partir du report des faits vers l’analyse scientifique et, grâce aux progrès de l’informatique, vers la modélisation numérique. L’expert a rapidement saisi l’intérêt d’utiliser à rebours les outils de conception numérique utilisés par les industriels pour la fabrication de leurs produits ; rares sont désormais les expertises en matière industrielle qui ne s’appuient pas sur un calcul par éléments finis mettant en lumière les zones de faiblesse d’une pièce soumise à des contraintes particulières. La modélisation numérique s’étend désormais à la majeure partie des domaines : le développement du BIM, ou la modélisation numérique d’un bâtiment, les modélisations aérauliques ou hydrogéologiques sont désormais utilisés dans l’expertise bâtiment, tout comme la reconnaissance faciale a pris place dans le domaine de l’identification des personnes. Tout cela ne manquera pas de conduire, dans un horizon très proche, à confier à des modèles informatiques la reconstitution d’une réalité imperceptible par les sens humains.
“Une inflation des diligences confiées à l’expert.”
Le rôle de l’expert n’est donc plus de rapporter au juge « sa » vision de la réalité ; il est d’offrir au juge une compréhension d’une réalité reconstituée par des outils de restitution ou de modélisation numérique. L’expert devient ainsi garant de la pertinence d’un outil numérique dont il ne connaît cependant pas nécessairement les conditions de développement et le fonctionnement. On sait depuis 1984 que le concept de réalité n’est pas tant le fruit d’un fait que de la capacité de celui qui l’a perçu de le retranscrire dans un langage qui en reflète les nuances. Mais on sait également depuis Matrix que la réalité elle-même peut ne pas exister ou n’avoir aucune importance dès lors que la communauté tient pour établi ce que les lois de la physique tiennent pour vrai. L’expert, trompé à son insu par l’utilisation d’une modélisation numérique qu’il croyait être fiable, peut donc, avec une certaine force de conviction, énoncer au juge les pires contre-vérités, sans que nul ne puisse utilement le contredire puisque les parties seront souvent elles-mêmes ignorantes des conditions dans lesquelles la modélisation numérique a véritablement été conçue.
L’irruption du big data
Un progrès plus grand encore est attendu dans le domaine de l’évaluation des préjudices du fait de l’utilisation du big data. Le recueil par des assureurs japonais et coréens de données relatives à l’ensemble des sinistres qu’ils ont eu à connaître permet déjà à certains d’entre eux de proposer à leurs assurés une indemnisation quasi immédiate de leurs préjudices sur le seul fondement d’une analyse statistique. Ce mode d’indemnisation est sans doute appelé à faire des émules, puisque l’État français a lancé en mars 2020 le programme DataJust qui permet de collecter toutes les données relatives à l’évaluation des préjudices corporels pour proposer d’ici à deux ans une aide au juge pour fixer les indemnisations. Les modélisations numériques ne permettent pas encore d’évaluer des préjudices d’exploitation ou des actifs, mais ces matières ne devraient pas résister longtemps devant l’attrait de solutions qui paraîtront plus sûres que l’opinion subjective des experts. Cette certitude du bon sens reste toutefois à démontrer dès lors que les algorithmes qui traitent ces données seront pour la plupart inconnus ; un cercle vicieux est susceptible de naître qui est de nourrir la statistique par la statistique et de considérer, bientôt, que l’indemnisation des conséquences de l’incendie d’un appartement comprend nécessairement l’indemnisation de la perte d’un éléphant de compagnie au seul motif que les premières statistiques recueillies l’ont été auprès d’un assureur spécialisé dans les parcs animaliers. Plus sérieusement, les biais rencontrés depuis des années dans les sondages d’opinion montrent la difficulté de l’élaboration d’un modèle mathématique solide lorsque, par nature, doivent y être intégrés des paramètres aussi complexes que la supposée anticipation des comportements humains.
L’utilité incertaine du rapport d’expert
La complexité induite par ces changements, qui n’en sont qu’à leurs prémices, laisse augurer de modifications importantes dans la conduite des expertises judiciaires et, plus largement, aux buts attachés à celles-ci. Le constat est désormais unanimement fait que les expertises sont longues, souvent très coûteuses, et parfois insatisfaisantes car elles ne permettent pas d’ouvrir un débat utile dans le cadre du procès. La longueur des expertises s’explique par un mode d’organisation inadéquat qui induit des ruptures de rythme incessantes, obligeant l’expert et les parties à reprendre des dossiers parfois très volumineux tous les deux ou trois mois. La volonté par ailleurs de parvenir à une vérité absolue conduit à la multiplication des analyses, études et échanges, allongeant plus encore les délais et démultipliant les coûts de l’expertise elle-même et des coûts de conseil. Tout cela pour un résultat qui n’est souvent pas à la hauteur du travail accompli, car aucune méthode précise n’a jamais été arrêtée définissant ce que doit précisément contenir un rapport ; certains se bornent à une dizaine de pages dans lesquelles l’expert émet une opinion sans préciser clairement les raisons qui la motivent, d’autres au contraire se veulent être une bible exhaustive de la critique des prétentions émises par chacune des parties.
“Céder la place à la notion de collège expertal.”
L’une des difficultés majeures rencontrées au cours du procès est l’accès finalement très réduit que le juge va avoir sur les faits qui lui sont soumis au travers de ce rapport. Lorsque le rapport tient en une dizaine de pages, le juge n’a finalement que peu de possibilités d’avoir une lecture critique des arguments de l’expert ; les observations émises par les parties sur le rapport se limiteront donc souvent à contester la méthode employée par l’expert, le fond ne pouvant être abordé devant un juge qui n’aura pas les moyens de confronter ces critiques au rapport. Lorsque le rapport est dense, l’inverse se produit : le juge se trouve rapidement noyé sous des pages de conclusions qui refont, dans le cadre du procès, ce qui a été fait dans le cadre de l’expertise. Ce fonctionnement est non seulement une perte de temps mais surtout une perte d’efficacité qui nuit d’autant plus à l’objectif de paix sociale que le justiciable baigne par ailleurs dans un monde régi par les principes de l’immédiateté du résultat : il est difficilement concevable qu’il faille trois, quatre, voire dix ans pour parvenir au dépôt d’un rapport et qu’il n’en faille que deux ou trois pour construire un immeuble ou un paquebot.
L’expertise à l’ère du numérique
Il ne fait guère de doute que les outils numériques, et notamment l’intelligence artificielle, bouleverseront prochainement le parcours judiciaire. Il est cependant important que cette intelligence artificielle ne vienne pas rompre tout lien entre le justiciable et l’État : une justice acceptée est une justice qui doit être incarnée et qui permette un dialogue. Mais l’expertise judiciaire doit être efficace : les outils numériques évoqués dans le cadre de cet article, auxquels il faut ajouter les outils collaboratifs proposés sur les plateformes, doivent désormais servir la cause d’un traitement ordonné et rapide, dans le cadre d’une procédure remaniée qui emprunte à la technique de la gestion de projet : définition des objectifs à atteindre, décomposition en étapes des investigations à mener en fonction d’un arbre des causes ou des hypothèses prédéfinies, ateliers de travail établis en fonction des sujets, le tout enfermé dans un calendrier ne pouvant excéder l’année. Dans le cadre d’un programme assis sur l’utilisation réelle des compétences, la notion même de l’expert doit certainement céder la place à la notion de collège expertal dont le juge de l’expertise, et non plus le juge du contrôle de l’expert, doit être un membre actif. C’est en effet dans le cadre d’un échange régulier avec le juge que les besoins de l’institution judiciaire pourront être pris en compte, de manière prospective, et non plus a posteriori.