Expertise et protection du secret des affaires
Dans une procédure d’expertise, tout ou partie de la mission de l’expert peut consister à étudier des faits et les documents qui s’y rapportent. Certains de ces documents présentent un caractère confidentiel et à ce titre peuvent être classés comme relevant du secret des affaires. Il peut s’agir par exemple de rapports d’essai, de recherche et développement, de bilans financiers, de listes de clients.
Certaines données appartenant à l’une des parties à un litige, qui doivent être étudiées par l’expert dans le cadre de sa mission, présentent un caractère confidentiel et leur révélation sans précaution à la partie adverse dans le contexte de ce litige représenterait un grave préjudice pour la partie dont les secrets auraient été ainsi exposés.
Cependant, l’ensemble de la procédure judiciaire civile doit se dérouler dans le respect du contradictoire et chacune des parties doit avoir une connaissance suffisante des faits qui lui sont opposés pour assurer sa défense. Les parties doivent aussi pouvoir apprécier le travail d’analyse accompli par l’expert et apporter leur contradiction aux conclusions de leur adversaire et de l’expert. Ces échanges entre les parties et l’expert requièrent l’accès des parties aux pièces du dossier d’expertise.
Dans le cas où le dossier d’expertise comprend des informations confidentielles appartenant à l’une des parties, l’accomplissement de la mission d’expertise doit donc respecter deux exigences de prime abord contradictoires : l’accès des parties à l’ensemble des pièces du dossier et la préservation du secret des affaires. Pour résoudre cette opposition, des mécanismes doivent être prévus pour que la transmission des données à l’expert et l’accès des parties aux informations confidentielles soient opérés dans des conditions qui préservent le caractère secret de ces données. Et c’est souvent à l’expert de proposer, de mettre en place et de veiller au respect de ces mesures.
REPÈRES
Le secret des affaires concerne toute information qui est gardée confidentielle par une partie et qui représente un avantage concurrentiel pour cette partie. Depuis la loi du 30 juillet 2018, trois critères cumulés doivent être satisfaits pour qu’une information soit considérée comme un secret des affaires (article L. 151–1 du Code de commerce) : l’information ne doit pas être généralement connue ou facilement accessible ; elle doit revêtir une valeur commerciale du fait de son caractère secret ; elle doit faire l’objet, de la part de son détenteur légitime, de mesures de protection raisonnables destinées à en préserver le caractère secret.
Exemples de situations caractéristiques
Une société A attaque en concurrence déloyale une société B, toutes deux étant détentrices d’un dossier d’obtention de dispositif médical dans la même application. Le contenu d’un tel dossier relève par nature du secret des affaires car il repose sur le savoir-faire confidentiel de l’entreprise, sa rédaction nécessite plusieurs années de travail et son acceptation est la clé d’entrée sur un marché réglementé. La société A soupçonne la société B d’avoir utilisé des données confidentielles lui appartenant pour rédiger son dossier réglementaire et ainsi gagner du temps et réaliser des économies à ses dépens.
“L’expert a la possibilité, avec l’accord des parties, de modifier les termes de sa mission.”
La mission de l’expert dans un tel litige consiste à se faire remettre par les deux sociétés leurs dossiers réglementaires respectifs, les comparer, en analyser les similitudes, voire les caractéristiques identiques, ainsi que les différences, et établir une liste de données significatives comparées qui seront soumises à l’appréciation des magistrats. Dans une telle mission, si aucune précaution n’était prise, les dossiers réglementaires de chacune des sociétés concurrentes seraient exposés à l’examen par l’autre société, ce qui serait inacceptable pour l’une et l’autre parties.
Il est également fréquent que l’expert judiciaire doive évaluer un préjudice dans le contexte d’une attaque en concurrence déloyale. Il doit alors fonder ses calculs sur des données financières sensibles des deux parties, sous le contrôle de leur représentant, en ne dévoilant dans son rapport que les informations fixées par l’énoncé de la mission. Dans les affaires de contrefaçon, lorsque le titulaire d’un brevet fait opérer une saisie-contrefaçon chez un concurrent, l’expert doit trier les pièces saisies pour ne retenir que celles, même confidentielles, qui sont nécessaires à la preuve de la contrefaçon.
Le rôle de l’expert dans la protection du secret des affaires
L’expert peut demander à l’une ou plusieurs des parties de lui communiquer des informations confidentielles qui n’avaient pas été prévues, ou pas été identifiées comme telles, par l’ordonnance du tribunal. C’est alors à l’expert de faire preuve de la plus grande vigilance et de prendre des mesures visant à protéger les informations qui lui sont confiées. En effet, en induisant des parties à exposer sans précaution des documents confidentiels, l’expert prend le risque de provoquer un nouveau litige qui découlerait directement de celui qu’il est supposé contribuer à résoudre.
L’expert a la possibilité, avec l’accord des parties, de modifier les termes de sa mission, de façon à l’adapter aux circonstances imprévues qui surgissent. Il lui incombe alors de proposer aux parties un aménagement spécifique de sa mission pour la prise en compte de ces imprévus. Sans accord des parties sur cet aménagement, il est de sa responsabilité de suspendre sa mission et de soumettre la question au magistrat l’ayant ordonnée. S’il n’a pas traité avec suffisamment de précautions des informations identifiées comme confidentielles, la responsabilité civile de l’expert peut être directement mise en cause (article L. 152–1 du Code de commerce).
Le cercle de confidentialité
Lorsque la mission de l’expert comporte l’analyse de données confidentielles, le cas le plus fréquent est celui où l’ordonnance du tribunal a prévu la mise en place par l’expert d’un cercle de confidentialité. Celui-ci est constitué d’un nombre limité de représentants des parties qui seront soumis au respect d’un engagement de confidentialité. L’identité des membres du cercle de confidentialité doit faire l’objet d’un examen attentif par l’expert : l’ordonnance peut prévoir la liste des membres du cercle de confidentialité, en les désignant par leur fonction, par exemple les représentants (avocats) des parties ou un conseil externe de chacune des parties.
L’indépendance de ces représentants et conseils vis-à-vis des parties est une première condition pour la préservation des secrets échangés dans la procédure d’expertise. Même si l’ordonnance le permet, il convient d’éviter que, dans le contexte d’un cercle de confidentialité, des salariés d’une partie aient accès aux informations confidentielles produites par une partie adverse. En effet, même si ces salariés font preuve de bonne foi, les informations auxquelles ils auront accès dans ce contexte ne pourront être effacées de leur mémoire et viendront enrichir involontairement leurs connaissances dans le domaine technique concerné. Malgré la meilleure volonté du monde, ils seront exposés au risque de faire appel à ces connaissances confidentielles dans la suite de leurs missions au sein de leur entreprise, risque qui peut aboutir à un nouveau conflit.
“L’expert qui intervient comme conseil de partie doit aussi éviter la divulgation de secrets d’affaires de la partie adverse.”
La signature de l’engagement de confidentialité est le second élément clé de la mise en place du cercle de confidentialité, même si tous les participants appartiennent à une profession réglementée, comme les avocats, les experts-comptables ou les conseils en propriété industrielle. En effet, depuis la décision de la Cour de cassation du 25 février 2016, il est constant que « le secret professionnel des avocats ne s’étend pas aux documents détenus par l’adversaire de leur client, susceptibles de relever du secret des affaires ». Ainsi l’expert judiciaire doit, tout au long de l’accomplissement de sa mission, faire preuve d’une grande vigilance, être capable d’identifier les situations à risque et de désamorcer ces risques.
Lorsqu’un expert intervient comme conseil de partie au cours d’une procédure judiciaire, il veille bien évidemment à éviter la divulgation d’informations confidentielles de son client. Mais il doit aussi faire preuve de la même vigilance afin d’éviter la divulgation de secrets d’affaires de la partie adverse, car c’est aussi l’intérêt de son client d’éviter un enchaînement de procédures judiciaires.
Des procédures spécifiques
Les aménagements qui peuvent être mis en place pour préserver le secret des affaires dans le cadre d’une procédure d’expertise sont variés. Le périmètre du cercle de confidentialité (les personnes qui en sont membres) peut évoluer au cours de la mission et c’est à l’expert de veiller à ce que ce périmètre soit en adéquation constante avec l’accomplissement de celle-ci.
La qualité des échanges avec les parties et avec le magistrat est essentielle pour que ces aménagements ne soient pas un frein au déroulement de l’expertise au travers d’une multiplication d’incidents. Les pièces et les notes (ou dires) échangées au sein du cercle de confidentialité peuvent être rédigées sous deux formes : l’une complète, qui permet une compréhension détaillée des faits et des arguments des uns et des autres ; une seconde version, allégée, dont les éléments confidentiels ont été masqués et que l’expert annexe à son rapport.
Enfin, dans certaines situations particulièrement sensibles, notamment lorsque l’on touche aux projets de recherche et développement des entreprises, les parties peuvent renoncer au contradictoire et demander à l’expert d’examiner seul le dossier. Dans un tel cas, les parties renoncent à la possibilité de contester les conclusions de l’expert mais peuvent critiquer sa méthodologie. Il est alors important que le rapport de l’expert comporte une description détaillée des travaux qu’il aura réalisés.
L’acceptation de ces procédures par les parties nécessite réflexion et pédagogie. Au même titre que les connaissances techniques, la vigilance et le dialogue avec les parties et leurs représentants sont essentiels au bon déroulement de la procédure d’expertise, mais aussi pour éviter une aggravation du contentieux. L’expert doit conserver tout au long de sa mission une vision globale de celle-ci, centrée sur les termes de l’ordonnance, en y intégrant les aspects humains, le cadre juridique global et l’éthique de sa fonction.