expertise et protection du secret des affaires

Expertise et protection du secret des affaires

Dossier : L'expertise judiciaireMagazine N°763 Mars 2021
Par Valérie CORIZZI (85)

Dans une pro­cé­dure d’expertise, tout ou par­tie de la mis­sion de l’expert peut consis­ter à étu­dier des faits et les docu­ments qui s’y rap­portent. Cer­tains de ces docu­ments pré­sentent un carac­tère confi­den­tiel et à ce titre peuvent être clas­sés comme rele­vant du secret des affaires. Il peut s’agir par exemple de rap­ports d’essai, de recherche et déve­lop­pe­ment, de bilans finan­ciers, de listes de clients.

Cer­taines don­nées appar­te­nant à l’une des par­ties à un litige, qui doivent être étu­diées par l’expert dans le cadre de sa mis­sion, pré­sentent un carac­tère confi­den­tiel et leur révé­la­tion sans pré­cau­tion à la par­tie adverse dans le contexte de ce litige repré­sen­te­rait un grave pré­ju­dice pour la par­tie dont les secrets auraient été ain­si exposés.

Cepen­dant, l’ensemble de la pro­cé­dure judi­ciaire civile doit se dérou­ler dans le res­pect du contra­dic­toire et cha­cune des par­ties doit avoir une connais­sance suf­fi­sante des faits qui lui sont oppo­sés pour assu­rer sa défense. Les par­ties doivent aus­si pou­voir appré­cier le tra­vail d’analyse accom­pli par l’expert et appor­ter leur contra­dic­tion aux conclu­sions de leur adver­saire et de l’expert. Ces échanges entre les par­ties et l’expert requièrent l’accès des par­ties aux pièces du dos­sier d’expertise.

Dans le cas où le dos­sier d’expertise com­prend des infor­ma­tions confi­den­tielles appar­te­nant à l’une des par­ties, l’accomplissement de la mis­sion d’expertise doit donc res­pec­ter deux exi­gences de prime abord contra­dic­toires : l’accès des par­ties à l’ensemble des pièces du dos­sier et la pré­ser­va­tion du secret des affaires. Pour résoudre cette oppo­si­tion, des méca­nismes doivent être pré­vus pour que la trans­mis­sion des don­nées à l’expert et l’accès des par­ties aux infor­ma­tions confi­den­tielles soient opé­rés dans des condi­tions qui pré­servent le carac­tère secret de ces don­nées. Et c’est sou­vent à l’expert de pro­po­ser, de mettre en place et de veiller au res­pect de ces mesures.


REPÈRES

Le secret des affaires concerne toute infor­ma­tion qui est gar­dée confi­den­tielle par une par­tie et qui repré­sente un avan­tage concur­ren­tiel pour cette par­tie. Depuis la loi du 30 juillet 2018, trois cri­tères cumu­lés doivent être satis­faits pour qu’une infor­ma­tion soit consi­dé­rée comme un secret des affaires (article L. 151–1 du Code de com­merce) : l’information ne doit pas être géné­ra­le­ment connue ou faci­le­ment acces­sible ; elle doit revê­tir une valeur com­mer­ciale du fait de son carac­tère secret ; elle doit faire l’objet, de la part de son déten­teur légi­time, de mesures de pro­tec­tion rai­son­nables des­ti­nées à en pré­ser­ver le carac­tère secret. 


Exemples de situations caractéristiques

Une socié­té A attaque en concur­rence déloyale une socié­té B, toutes deux étant déten­trices d’un dos­sier d’obtention de dis­po­si­tif médi­cal dans la même appli­ca­tion. Le conte­nu d’un tel dos­sier relève par nature du secret des affaires car il repose sur le savoir-faire confi­den­tiel de l’entreprise, sa rédac­tion néces­site plu­sieurs années de tra­vail et son accep­ta­tion est la clé d’entrée sur un mar­ché régle­men­té. La socié­té A soup­çonne la socié­té B d’avoir uti­li­sé des don­nées confi­den­tielles lui appar­te­nant pour rédi­ger son dos­sier régle­men­taire et ain­si gagner du temps et réa­li­ser des éco­no­mies à ses dépens.

“L’expert a la possibilité, avec l’accord des parties, de modifier les termes de sa mission.”

La mis­sion de l’expert dans un tel litige consiste à se faire remettre par les deux socié­tés leurs dos­siers régle­men­taires res­pec­tifs, les com­pa­rer, en ana­ly­ser les simi­li­tudes, voire les carac­té­ris­tiques iden­tiques, ain­si que les dif­fé­rences, et éta­blir une liste de don­nées signi­fi­ca­tives com­pa­rées qui seront sou­mises à l’appréciation des magis­trats. Dans une telle mis­sion, si aucune pré­cau­tion n’était prise, les dos­siers régle­men­taires de cha­cune des socié­tés concur­rentes seraient expo­sés à l’examen par l’autre socié­té, ce qui serait inac­cep­table pour l’une et l’autre parties.

Il est éga­le­ment fré­quent que l’expert judi­ciaire doive éva­luer un pré­ju­dice dans le contexte d’une attaque en concur­rence déloyale. Il doit alors fon­der ses cal­culs sur des don­nées finan­cières sen­sibles des deux par­ties, sous le contrôle de leur repré­sen­tant, en ne dévoi­lant dans son rap­port que les infor­ma­tions fixées par l’énoncé de la mis­sion. Dans les affaires de contre­fa­çon, lorsque le titu­laire d’un bre­vet fait opé­rer une sai­sie-contre­fa­çon chez un concur­rent, l’expert doit trier les pièces sai­sies pour ne rete­nir que celles, même confi­den­tielles, qui sont néces­saires à la preuve de la contrefaçon.

Le rôle de l’expert dans la protection du secret des affaires

L’expert peut deman­der à l’une ou plu­sieurs des par­ties de lui com­mu­ni­quer des infor­ma­tions confi­den­tielles qui n’avaient pas été pré­vues, ou pas été iden­ti­fiées comme telles, par l’ordonnance du tri­bu­nal. C’est alors à l’expert de faire preuve de la plus grande vigi­lance et de prendre des mesures visant à pro­té­ger les infor­ma­tions qui lui sont confiées. En effet, en indui­sant des par­ties à expo­ser sans pré­cau­tion des docu­ments confi­den­tiels, l’expert prend le risque de pro­vo­quer un nou­veau litige qui décou­le­rait direc­te­ment de celui qu’il est sup­po­sé contri­buer à résoudre. 

L’expert a la pos­si­bi­li­té, avec l’accord des par­ties, de modi­fier les termes de sa mis­sion, de façon à l’adapter aux cir­cons­tances impré­vues qui sur­gissent. Il lui incombe alors de pro­po­ser aux par­ties un amé­na­ge­ment spé­ci­fique de sa mis­sion pour la prise en compte de ces impré­vus. Sans accord des par­ties sur cet amé­na­ge­ment, il est de sa res­pon­sa­bi­li­té de sus­pendre sa mis­sion et de sou­mettre la ques­tion au magis­trat l’ayant ordon­née. S’il n’a pas trai­té avec suf­fi­sam­ment de pré­cau­tions des infor­ma­tions iden­ti­fiées comme confi­den­tielles, la res­pon­sa­bi­li­té civile de l’expert peut être direc­te­ment mise en cause (article L. 152–1 du Code de commerce). 

Le cercle de confidentialité

Lorsque la mis­sion de l’expert com­porte l’analyse de don­nées confi­den­tielles, le cas le plus fré­quent est celui où l’ordonnance du tri­bu­nal a pré­vu la mise en place par l’expert d’un cercle de confi­den­tia­li­té. Celui-ci est consti­tué d’un nombre limi­té de repré­sen­tants des par­ties qui seront sou­mis au res­pect d’un enga­ge­ment de confi­den­tia­li­té. L’identité des membres du cercle de confi­den­tia­li­té doit faire l’objet d’un exa­men atten­tif par l’expert : l’ordonnance peut pré­voir la liste des membres du cercle de confi­den­tia­li­té, en les dési­gnant par leur fonc­tion, par exemple les repré­sen­tants (avo­cats) des par­ties ou un conseil externe de cha­cune des parties.

L’indépendance de ces repré­sen­tants et conseils vis-à-vis des par­ties est une pre­mière condi­tion pour la pré­ser­va­tion des secrets échan­gés dans la pro­cé­dure d’expertise. Même si l’ordonnance le per­met, il convient d’éviter que, dans le contexte d’un cercle de confi­den­tia­li­té, des sala­riés d’une par­tie aient accès aux infor­ma­tions confi­den­tielles pro­duites par une par­tie adverse. En effet, même si ces sala­riés font preuve de bonne foi, les infor­ma­tions aux­quelles ils auront accès dans ce contexte ne pour­ront être effa­cées de leur mémoire et vien­dront enri­chir invo­lon­tai­re­ment leurs connais­sances dans le domaine tech­nique concer­né. Mal­gré la meilleure volon­té du monde, ils seront expo­sés au risque de faire appel à ces connais­sances confi­den­tielles dans la suite de leurs mis­sions au sein de leur entre­prise, risque qui peut abou­tir à un nou­veau conflit.

“L’expert qui intervient comme conseil de partie doit aussi éviter la divulgation de secrets d’affaires de la partie adverse.”

La signa­ture de l’engagement de confi­den­tia­li­té est le second élé­ment clé de la mise en place du cercle de confi­den­tia­li­té, même si tous les par­ti­ci­pants appar­tiennent à une pro­fes­sion régle­men­tée, comme les avo­cats, les experts-comp­tables ou les conseils en pro­prié­té indus­trielle. En effet, depuis la déci­sion de la Cour de cas­sa­tion du 25 février 2016, il est constant que « le secret pro­fes­sion­nel des avo­cats ne s’étend pas aux docu­ments déte­nus par l’adversaire de leur client, sus­cep­tibles de rele­ver du secret des affaires ». Ain­si l’expert judi­ciaire doit, tout au long de l’accomplissement de sa mis­sion, faire preuve d’une grande vigi­lance, être capable d’identifier les situa­tions à risque et de désa­mor­cer ces risques.

Lorsqu’un expert inter­vient comme conseil de par­tie au cours d’une pro­cé­dure judi­ciaire, il veille bien évi­dem­ment à évi­ter la divul­ga­tion d’informations confi­den­tielles de son client. Mais il doit aus­si faire preuve de la même vigi­lance afin d’éviter la divul­ga­tion de secrets d’affaires de la par­tie adverse, car c’est aus­si l’intérêt de son client d’éviter un enchaî­ne­ment de pro­cé­dures judiciaires.

Des procédures spécifiques

Les amé­na­ge­ments qui peuvent être mis en place pour pré­ser­ver le secret des affaires dans le cadre d’une pro­cé­dure d’expertise sont variés. Le péri­mètre du cercle de confi­den­tia­li­té (les per­sonnes qui en sont membres) peut évo­luer au cours de la mis­sion et c’est à l’expert de veiller à ce que ce péri­mètre soit en adé­qua­tion constante avec l’accomplissement de celle-ci. 

La qua­li­té des échanges avec les par­ties et avec le magis­trat est essen­tielle pour que ces amé­na­ge­ments ne soient pas un frein au dérou­le­ment de l’expertise au tra­vers d’une mul­ti­pli­ca­tion d’incidents. Les pièces et les notes (ou dires) échan­gées au sein du cercle de confi­den­tia­li­té peuvent être rédi­gées sous deux formes : l’une com­plète, qui per­met une com­pré­hen­sion détaillée des faits et des argu­ments des uns et des autres ; une seconde ver­sion, allé­gée, dont les élé­ments confi­den­tiels ont été mas­qués et que l’expert annexe à son rapport. 

Enfin, dans cer­taines situa­tions par­ti­cu­liè­re­ment sen­sibles, notam­ment lorsque l’on touche aux pro­jets de recherche et déve­lop­pe­ment des entre­prises, les par­ties peuvent renon­cer au contra­dic­toire et deman­der à l’expert d’examiner seul le dos­sier. Dans un tel cas, les par­ties renoncent à la pos­si­bi­li­té de contes­ter les conclu­sions de l’expert mais peuvent cri­ti­quer sa métho­do­lo­gie. Il est alors impor­tant que le rap­port de l’expert com­porte une des­crip­tion détaillée des tra­vaux qu’il aura réalisés. 

L’acceptation de ces pro­cé­dures par les par­ties néces­site réflexion et péda­go­gie. Au même titre que les connais­sances tech­niques, la vigi­lance et le dia­logue avec les par­ties et leurs repré­sen­tants sont essen­tiels au bon dérou­le­ment de la pro­cé­dure d’expertise, mais aus­si pour évi­ter une aggra­va­tion du conten­tieux. L’expert doit conser­ver tout au long de sa mis­sion une vision glo­bale de celle-ci, cen­trée sur les termes de l’ordonnance, en y inté­grant les aspects humains, le cadre juri­dique glo­bal et l’éthique de sa fonction. 

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