Experts indépendants et décideurs politiques
Lorsque l’on invoque le principe de précaution en termes d’expertise il convient d’éviter plusieurs chausse-trapes.
Évaluer les aspects économiques et sociaux
La confusion des rôles peut entraîner l’incompréhension du public
La première est l’oubli des aspects économiques et sociaux, alors que la mise en œuvre de moyens « proportionnés » nécessite une évaluation du bénéfice et du coût pour la société des mesures engagées.
Le Grenelle de l’environnement n’a pas évité ce piège. Il a proposé toute une série de mesures, dont certaines sont fort pertinentes, mais sans faire d’évaluation des bénéfices à en attendre en matière de protection du climat. Le ministre a entériné et décidé d’appliquer les propositions du Grenelle sans réclamer d’études économiques et sociales dignes de ce nom. La récente « bulle » de l’électricité photovoltaïque, conséquence inéluctable de la politique entreprise, démontre que les risques économiques sont bien réels et doivent être intégrés aux décisions politiques.
REPÈRES
« Lorsque la réalisation d’un dommage, bien qu’incertaine en l’état des connaissances scientifiques, pourrait affecter de manière grave et irréversible l’environnement, les autorités publiques veilleront […] à la mise en œuvre des procédures d’évaluation des risques et à l’adoption de mesures provisoires et proportionnées afin de parer à la réalisation du dommage » (article 5 de la loi constitutionnelle de 2005). L’identification des risques et l’évaluation du caractère de « gravité et d’irréversibilité » des dommages potentiels relèvent de l’expertise scientifique à laquelle les autorités doivent faire appel. L’adoption de telle ou telle mesure « proportionnée » relève de la responsabilité politique. Celle-ci, selon l’importance du sujet, peut s’exercer au niveau du gouvernement, du Parlement ou des citoyens par référendum.
Ne pas confondre les rôles
La deuxième chausse-trape est de confier à une même structure (agence, groupe de travail, etc.) la double responsabilité de l’expertise scientifique et de la décision politique. Les experts ont la mission d’évaluer au mieux des connaissances scientifiques les risques et les avantages des différents choix. Il revient aux seconds de décider de ces choix en tenant compte de nombreux autres facteurs, dont l’acceptabilité sociale.
OGM et politique
Au plus fort du débat sur les cultures d’OGM en France, le ministre de l’Écologie faisait appel à un comité préfigurant la « Haute Autorité sur les OGM » et annonçait haut et fort qu’il suivrait scrupuleusement l’avis des « experts» ; il se dérobait ainsi à ses responsabilités politiques. Le président (très politique) de ce comité émettait un avis fortement contesté par certains de ses membres, mais strictement conforme à l’attente du ministre.
Une première conséquence d’une telle confusion des rôles est de rendre plus difficile l’explication des choix, et souvent d’obtenir une incompréhension totale de la part du public. Encore plus grave, on peut assister à une dérive, la « structure » affichant des conclusions plus ou moins démagogiques réputées fondées sur des bases scientifiques, mais en contradiction avec les avis des experts.
Dans l’affaire des antennes relais, le directeur de l’Agence française de sécurité sanitaire de l’environnement et du travail (Afssett), dont on ne sait s’il s’exprimait en tant qu’expert ou en tant que politique, n’a pas hésité à écrire qu’il existait des effets cellulaires incontestables des ondes électromagnétiques, contredisant le rapport de ses propres experts.
Huit de ceux-ci ont réagi publiquement auprès des ministres concernés, et les Académies de médecine, des sciences et des technologies ont soutenu leur position. Le directeur de l’Agence avait certes le droit d’adopter une position différente de celle des experts, mais il n’avait pas le droit de déformer l’avis de ceux-ci pour justifier sa position.
Ne pas céder à la peur
Trop souvent, des « lanceurs d’alerte » dénoncent des dangers sans aucun fondement scientifique. Comme l’absence de risque n’est jamais démontrable, le principe de précaution est invoqué, la peur du danger se propage – si l’on invoque le principe de précaution, c’est que le risque existe bel et bien –, et les politiques cherchent à y répondre.
S’assurer de la pluralité des avis
La compétence est difficile à trouver lorsqu’on s’intéresse à des risques non avérés
Comment alors choisir les experts ? On aimerait qu’un expert ait des compétences scientifiques incontestables dans son domaine d’expertise et soit indépendant des groupes de pression de toute nature. À défaut de trouver ces qualités, il est indispensable de s’assurer de la pluralité des avis. La compétence peut être difficile à trouver, du fait même que l’on s’intéresse à des risques non avérés.
Il s’agira souvent de risques susceptibles de ne se matérialiser qu’à très long terme et dont les effets à court terme sont difficilement visibles (c’est le cas par exemple des ondes électromagnétiques, des faibles doses de rayonnements ionisants et même de l’effet de serre). Très souvent, dans les domaines de la santé en particulier, les seuls éléments d’évaluation des risques viennent alors d’études épidémiologiques ; or celles-ci peuvent être victimes d’artefacts, en particulier quand des mécanismes plausibles de dommages n’ont pas été identifiés.
Compétence et indépendance
Il est fréquent que les seuls chercheurs à s’être penchés sur les risques soient ceux qui travaillent ou ont travaillé au développement de telle ou telle activité (par exemple pour les effets sur la santé des rayonnements ionisants, des nanomatériaux, et pour les effets sur l’environnement des OGM). Il est donc difficile de trouver des experts indépendants.
Le droit à la parole
Des experts autoproclamés « indépendants » attaquent les experts « dépendants », non pas sur les arguments qu’ils avancent ou les résultats qu’ils présentent, ce qui serait parfaitement légitime, mais sur leur droit à la parole. Au motif qu’ils sont juge et partie. On est alors très loin du débat scientifique.
Certaines ONG revendiquent cependant ce qualificatif. C’est le cas des « commissions de recherche indépendantes d’information » sur la radioactivité (CRIIRAD), sur les OGM (CRIIGEN), sur les ondes électromagnétiques. Dans un livre, publié en 2000, je contestais l’indépendance d’experts qui militaient vigoureusement contre l’énergie nucléaire : « La CRIIRAD est peut-être indépendante des acteurs du nucléaire et du pouvoir, mais elle usurpe le qualificatif “indépendant” lorsqu’elle se met au service d’une cause militante» ; cette appréciation reste d’actualité dix ans plus tard. Au demeurant, ses qualités d’expertise sont indéniables quand il s’agit de mesurer la radioactivité, mais elles sont plus que contestables lorsqu’elle se pique de corréler des mesures de faibles doses de radioactivité avec des risques pour la santé.
Comme l’absence du risque n’est jamais démontrable, la peur du danger se propage.
Centrale nucléaire de Cattenom en Lorraine. © STEFAN KÜHN
L’approche exemplaire du risque climatique
Face à tout cela, les citoyens, les médias et les politiques ont bien du mal à savoir à quel saint se vouer. Aucune solution n’est parfaite, mais il est tentant d’organiser des rencontres entre experts de divers bords. L’approche du risque climatique est à ce titre exemplaire. L’existence d’un risque potentiel « grave et irréversible » a été identifiée dès les années 1970 (et déjà par Arrhenius au XIXe siècle).
Un juste milieu à trouver entre tout mettre en œuvre et ne rien faire
En 1992, les Nations unies ont mis en place un groupe intergouvernemental d’experts sur le climat, le GIEC, chargé d’informer les États sur les progrès des connaissances. Le GIEC a publié tous les sept ans environ des rapports présentant l’état des connaissances. Les académies des sciences d’une dizaine de pays (dont la France, les États-Unis et la Chine) ont considéré qu’il était probable que les risques identifiés soient bien réels. Enfin, quelques scientifiques ont fait part de leurs doutes et leurs arguments ont été dûment examinés dans une séance de l’Académie des sciences française. Bref, la pluralité des points de vue, sans exclusive ni tabou, doit permettre de veiller à ce que des éléments importants ne soient pas oubliés au moment de la prise de décision.
Des mesures proportionnées
Un éclairage extérieur
Face à des arguments souvent opposés, les responsables politiques peuvent chercher un éclairage extérieur : académies pour le gouvernement, Office parlementaire d’évaluation des choix scientifiques et technologiques (OPECST) pour le Parlement, pour ne citer que ces deux exemples. Mais ils restent responsables des décisions en dernier ressort.
En première analyse, les mesures « proportionnées » doivent être moins importantes que celles qui seraient prises au titre de la prévention d’un risque avéré. Ainsi, si le risque climatique était certain, il conviendrait d’attaquer le problème des rejets de gaz à effet de serre à la source et, pour cela, de contingenter les quantités de combustibles fossiles extraits du sous-sol (selon des modalités à définir). Le fait qu’il ne soit « que » probable autorise – à tort ou à raison – une approche moins brutale, chaque pays restant libre de peser les avantages et les inconvénients de telle ou telle mesure. D’un autre côté, on imagine mal de ne rien faire, au motif qu’il y aurait, mettons, une chance sur dix que le risque ne se concrétise jamais. Entre le « tout mettre en œuvre pour éviter le risque » (attitude du Grenelle) et le « ne rien faire » des climato-sceptiques, il y a manifestement un juste milieu à trouver ; et ce juste milieu doit encore une fois s’appuyer sur les avis d’experts compétents (du climat en l’occurrence), mais aussi des responsables de l’économie. Il doit aussi intégrer les différents aspects sociétaux et notamment l’adhésion des citoyens.
Une voie royale au contentieux
On voit bien que l’appréciation du caractère « proportionnel » des mesures prises au titre du principe de précaution ne peut qu’être très subjective. Les experts doivent être chargés de la tâche de recenser le pour et le contre de chaque mesure qui pourrait être prise (y compris l’absence de mesure) et les politiques doivent porter la responsabilité de prendre les décisions en pesant les conséquences de ces avantages et inconvénients.
Mais le fait que le principe soit adossé à la Constitution ouvre une voie royale au contentieux. On comprend l’enthousiasme de certains avocats pour le principe de précaution. On imagine aussi la possibilité que le pouvoir politique soit transféré de facto aux juges qui, eux, ne sont pas responsables devant les citoyens.