Face aux concurrents étrangers : la cécité des médias français
REPÈRES
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Après la fin de la Deuxième Guerre mondiale, les États-Unis furent le premier pays à organiser l’accès d’une fraction importante de sa population à l’enseignement supérieur. Cette politique leur a permis d’acquérir une position tout à fait dominante, en particulier dans les domaines scientifiques et techniques. À partir de 1980, l’Europe et plusieurs pays d’Asie se sont organisés pour rattraper leur retard, et les pourcentages de jeunes obtenant au moins un diplôme de l’enseignement supérieur sont maintenant assez voisins dans de nombreux pays développés. Simultanément la désaffection des jeunes Américains pour les matières scientifiques et techniques est devenue telle que leur jeunesse est maintenant peu diplômée dans ces disciplines ; en revanche la France est le pays développé qui a le mieux résisté à cette tendance générale.
Les jeunes Américains se désintéressent des matières scientifiques
De nombreux médias français, des rapports de think tanks, des blogs d’universitaires et de politiques diffusent régulièrement des images très négatives de la situation quantitative de l’enseignement supérieur de notre pays, en particulier quand on la compare à celle des États-Unis : faiblesse supposée de l’effectif de diplômés du supérieur, concentration excessive d’étudiants dans des disciplines aux débouchés professionnels incertains, taux important d’abandon en cours d’études, formation d’un nombre insuffisant d’ingénieurs et de scientifiques. Or les comparaisons internationales permettent de relativiser ces affirmations.
Le pourcentage de jeunes Français diplômés de l’enseignement supérieur (41% selon l’OCDE pour les 25–34 ans) a pratiquement rattrapé celui des jeunes Américains (42%) et l’a même dépassé au niveau du doctorat et surtout du master, en particulier dans les matières scientifiques.
Le rattrapage français
Diplômes scientifiques décernés aux étudiants nationaux
Les diplômes d’ingénieurs (masters of engineering) décernés annuellement à des étudiants nationaux sont au nombre de 20 000 aux États-Unis (307 millions d’habitants) et de 25 000 en France (64 millions d’habitants). Les doctorats scientifiques (PhD scientifiques) sont respectivement de 13 000 aux États-Unis et de 4 000 environ en France.
Le rapport 2010 de l’OCDE donne le pourcentage en 2008 de jeunes âgés de 25 à 34 ans qui ont obtenu un diplôme d’enseignement supérieur (page suivante). Dans de nombreux pays (dont les États-Unis et la France) ce pourcentage est voisin de 40 %. Le rappel des chiffres pour la génération des 55–64 ans (États-Unis : 40%, France : 17 %) montre l’ampleur du rattrapage français des trente dernières années (qui dépasse celui de tous les autres pays de l’OCDE, à l’exception de la Corée).
Le tableau ci-dessous indique le niveau maximum atteint (educational attainment) par les Américains âgés de 25 à 29 ans en 2009. Pour obtenir le nombre total de Bachelors, il faut bien entendu ajouter au chiffre de la colonne Bachelor ceux des colonnes suivantes.
Des chiffres globaux comparables
Selon la DEPP, par rapport à la classe d’âge : 66 % des jeunes Français sont reçus au baccalauréat, 54 % entrent dans l’enseignement supérieur, 27 % obtiennent un diplôme de niveau au moins égal à la licence, 15% obtiennent un diplôme de DUT ou de BTS sans obtenir ensuite de diplôme de niveau supérieur. En croisant diverses sources, on peut établir le tableau ci-dessous, qui n’inclut pas les étudiants venus de l’étranger pour obtenir des masters et des doctorats.
À partir du niveau master, nous n’avons pas utilisé les statistiques du Census Bureau relatives à la tranche d’âge 25–29 ans, car cette limite pénaliserait les USA en raison des nombreux masters tardifs (dont les MBA) ; d’autre part, pour les deux pays, cette limite est trop basse pour la prise en compte de l’ensemble des doctorats. Nous avons donc reporté les nombres de masters et de doctorats obtenus annuellement qui sont fournis par la NSF (pour 2006) et la DEPP (pour 2008).
Licence ou Bachelor
D’après les statistiques de la National Science Foundation sont décernés chaque année aux États-Unis environ 1 500 000 diplômes de Bachelor (dont 50 000 à des étrangers), ce qui correspond à 34% de la classe d’âge
Environ un tiers des Américains atteint le niveau Bachelor
Parmi ces diplômes : 70 000 Bachelors en engineering ; 60 000 en mathématiques et informatique ; 17 000 en sciences physiques ; 95 000 en biologie, agronomie et sciences de la terre (un peu plus de 10 000 de ces Bachelors scientifiques étant décernés à des étrangers).
Les Bachelors scientifiques obtenus par des Américains correspondent à environ 5,6% de la classe d’âge.
La comparaison avec la France est rendue difficile par le fait qu’une grande partie du flux annuel d’élèves de grandes écoles ne reçoit aucun diplôme lorsqu’elle passe par le niveau licence (le diplôme d’ingénieur ou de commerce-management n’étant obtenu qu’à « bac + 5 »). On peut estimer qu’environ 35 000 Français obtiennent une licence scientifique (LMD ou professionnelle) et 25 000 passent par le niveau licence scientifique en école d’ingénieurs, ce qui conduit à un total d’environ 8% de la classe d’âge.
Master
Les statistiques Science&Engineering de la National Science Foundation américaine incluent la psychologie et les sciences sociales qui dans les autres pays sont classées dans les sciences humaines. Dans les comparaisons internationales, les diplômes de ces disciplines doivent donc être exclus.
De nombreux ingénieurs français cumulent plusieurs diplômes
Le tableau ci-dessous donne pour certains pays le nombre de diplômes de niveau master décernés annuellement à des nationaux et à des étrangers (qui ont souvent fait leurs études jusqu’au niveau Bachelor-licence dans leur pays d’origine).
Noter le très faible nombre de jeunes Américains ayant un master scientifique (47 000 par an), chiffre à peine supérieur à celui des jeunes Français obtenant un diplôme du même niveau (43 000 par an pour une population et une classe d’âge cinq fois moins nombreuses). Les autres États européens et le Japon se situent à des niveaux intermédiaires.
En France, le nombre des masters inclut 29 000 ingénieurs dont 25 000 français. Par prudence, nous avons indiqué un total inférieur à la somme des masters universitaires et des diplômes d’ingénieurs, car certains ingénieurs obtiennent un master scientifique universitaire au cours de leurs études. De même certains ingénieurs cumulent deux diplômes d’ingénieurs (cas de nombreux polytechniciens).
Doctorat – PhD
Les trois pays les plus innovants ont des politiques de formations doctorales différentes : beaucoup de docteurs en Allemagne, peu au Japon, situation intermédiaire (proche de celle de la France) aux États-Unis.
Comme pour les masters scientifiques, il faut enlever, avant toute comparaison internationale, les doctorats en psychologie et en sciences sociales qui figurent dans les Science& Engineering Fields.
Le tableau montre également le faible nombre de jeunes Américains obtenant un doctorat scientifique (PhD : 13 200 par an).
À population égale, ce chiffre est inférieur au chiffre de docteurs scientifiques français (estimé à un peu plus de 4 000 par an) et surtout aux chiffres allemand et britannique.
Comparaison internationale | ||
Pourcentage de la classe d’âge ayant obtenu | États-Unis | France |
• Au moins licence- Bachelor scientifique |
5,6% | 8% |
• Au moins Master scientifique |
1,2% | 6% |
• Doctorat-PhD scientifique | 0,3% | 0,5% |
En sciences et ingénierie, on note un avantage français particulièrement marqué au niveau du master. En n’incluant pas les étudiants venus de l’étranger (essentiellement pour obtenir des masters et des doctorats) on constate clairement la désaffection des jeunes Américains pour les études scientifiques et d’ingénierie, en particulier au niveau du master (fuite des Bachelors scientifiques vers les MBA).
Quelques réussites méconnues
Les considérations qui précèdent ne signifient pas que le système d’enseignement supérieur français est exempt de faiblesses (en particulier au niveau de la licence). Elles en montrent simplement quelques réussites méconnues.
Les champions du doctorat sont les Allemands, suivis des Britanniques
Au terme d’un rattrapage qui a duré plusieurs décennies, cet enseignement amène maintenant 41 % des jeunes Français à l’obtention d’un diplôme du supérieur, ce qui met notre pays à un niveau comparable à celui des États- Unis (42 %) et des pays d’Europe du Nord (Danemark : 43%, Finlande : 38%, Suède : 41%, Norvège : 46 %). Le taux de masters (16% des jeunes Français, dont par exemple 100% des ingénieurs et bientôt 100 % des enseignants) est exceptionnellement élevé.
La France a été jusqu’à maintenant beaucoup moins touchée que l’ensemble des autres pays développés par la désaffection générale pour les études scientifiques et techniques (à population égale, elle forme actuellement parmi ses nationaux 4,4 fois plus de masters scientifiques et techniques que les États-Unis parmi les leurs). Plusieurs raisons à cette situation favorable : l’aura des grandes écoles d’ingénieurs traditionnelles (et en particulier des meilleures d’entre elles) qui continue à attirer de nombreux jeunes vers la terminale S puis les filières scientifiques ; la volonté des universitaires de montrer qu’ils sont capables de mettre en place des écoles internes d’ingénieurs, des masters et des doctorats concurrentiels pour des débouchés qui ne se limitent plus à l’enseignement ou à la recherche publique.
Les points que nous venons de mettre en évidence sont peu connus, car ils ont toujours été éclipsés par des déclarations systématiquement négatives sur notre enseignement supérieur, qu’elles proviennent de médias généralistes ou spécialisés, de think tanks, des blogs d’universitaires ou de politiques qui ne semblent pas être remontés directement aux sources d’information étrangères.
Deux souhaits et une mise en garde
Quelle que soit l’inévitable réforme des années d’études suivant le bac, elle ne doit pas réduire l’attractivité globale des études scientifiques visà- vis des jeunes Français, car il s’agit là d’un avantage historique exceptionnel (mais fragile) dans la concurrence internationale qu’il convient absolument de préserver.
Les employeurs industriels français et surtout les sociétés dites de » conseil en technologie » doivent cesser de se lamenter sur le prétendu malthusianisme des formations françaises d’ingénieurs et proposer à ce type de diplômés des salaires et des perspectives de carrières réduisant leur fuite vers d’autres activités ou d’autres pays qui savent se rendre plus attrayants.
L’abandon des études scientifiques et techniques par les jeunes Américains incite déjà les États- Unis à organiser à une échelle massive une » importation » de personnel scientifique, actuellement surtout asiatique. Le développement rapide de l’Asie risque de réduire la disponibilité de personnel venant de cette zone, et de faire d’une Europe qui combinerait de façon durable une faible croissance et une forte production de diplômés un réservoir idéal de main-d’oeuvre scientifique qualifiée où puiser. Il serait paradoxal que l’important investissement que nous faisons actuellement dans notre enseignement supérieur trouve là son principal débouché.
3 Commentaires
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La paille et la poutre
Et si « Face aux concurrents étrangers : la cécité des médias français » n’avait d’égale que celle qui préside au système actuel des grandes écoles, dont notamment l’X : la seule concurrence acceptée est celle des monopoles, des activités à compteurs et la carrière de « hauts » fonctionnaires … le tout sous la gestion … de l’annuaire des anciens … avec sans doute quelques serments « secrets » autour d’une valorisation initiatique d’une cooptation de haute volée. Est-ce réellement un modèle à l’épreuve de tout … notamment sous son caractère « militaire » ?
Trés cordialement … le changement ne peut venir que de l’intérieur et par l’exemple, les preuves ! pas par les semblants et le convenu !
Avis de l’auteur sur le commentaire précédent : Hors sujet
Réponse bien sectaire à un article qui s’intéresse uniquement aux performances quantitatives globales de l’enseignement supérieur français (incluant les universités et les grandes écoles, et ne critiquant ni les unes ni les autres). Je doute que J.M. Robert ait prêté la moindre attention au contenu de l’article avant de déverser son fiel par un réflexe anti-grandes écoles bien pavlovien.
ha cette susceptibilité de
ha cette susceptibilité de technicien !! .…
Il est possible de considérer qu’il y a des sujets plus importants que le nombrilisme, que les classements « mondiaux » ne valent pas tripette, sont pipotés par les US et bien d’autres, que nos écoles d’élites ( mais aussi élitistes) n’ont pas besoin du jugement des autres pour savoir ce qu’elles valent … et mettre à profit un titre racoleur (pour un article trés savamment documenté) pour tenter d’attirer des regards vers des réels problèmes autrement plus importants !
Et sans la résolution desquels, les élites n’en seront rapidement plus … pour en arriver à ce qui se passe aujourd’hui « déjà » … être des contre-exemples qui font l’actualité, suivant la règle de pareto.… qui ira jusqu’à s’inverser !
Trés cordialement « aussi » .…