Faire comprendre la science, la technique et l’industrie, une histoire polytechnicienne
Leçons de choses
Depuis 1877, l’apprentissage de la lecture se faisait à partir du livre Le Tour de la France par deux enfants. Les jeunes écoliers y apprenaient grammaire et orthographe, morale et hygiène, géographie et histoire, mais ils y étaient également conviés à comprendre « ce que sont les choses » : hauts-fourneaux, chemins de fer, sériciculture, etc. Ou à admirer les figures de Buffon ou de Jacquard.
On avait parfaitement perçu qu’il était bon de leur fournir des modèles, et de les faire réfléchir aux conditions et aux conséquences des théories scientifiques et des inventions.
Nous sommes en 1894, l’année du premier centenaire de l’École. Le général Louis Joseph Nicolas André (1857), qui la dirige, est très influencé par la religion positiviste, mais ce n’est qu’en 1902 que, ministre de la Guerre, il pourra enfin inaugurer la statue de son maître à penser, Isidore Auguste Marie François Xavier Comte (1814), sur la place de la Sorbonne à Paris.
Et cela trois ans avant que ne disparaisse Jules Verne, ce merveilleux pionnier de la science-fiction qui expliquait bien volontiers la dette qu’il avait envers son voisin d’Amiens, Jean Paul Albert Badoureau (1872). Major de sa promotion, cet ingénieur des Mines, en service dit « ordinaire » en Picardie, aussi excellent mathématicien, servit souvent de correcteur et parfois d’inspirateur à l’écrivain, notamment pour l’étonnant roman Sans dessus dessous paru en 1889 dans lequel Jules Verne, lui-même adepte du positivisme, avait cependant fini par prendre quelque distance avec ses excès.
REPÈRES
De nombreux polytechniciens, souvent illustres, ont partagé une véritable foi dans le progrès nourri par la science : dans la nécessité de perfectionnements techniques continuels pour dessiner et fabriquer des objets toujours plus utiles et aussi moins onéreux, dans la certitude que ce sont les savoirs, et notamment les savoirs scientifiques et techniques, qui sont la base de ces avancées.
À l’âge de la religion positiviste
Immense savant, Jules Henri Poincaré (1873), le conscrit de Badoureau, était aussi profondément convaincu de l’importance d’une large diffusion du savoir scientifique. Allant jusqu’au bout de sa pensée, il écrit, en 1911, peu de temps avant sa mort, un ouvrage destiné aux jeunes : Ce que disent les choses.
Le plan de Paris reste marqué par les interventions d’Adolphe Alphand (1835)
Le plan de Paris reste marqué pour longtemps par les interventions de ce grand urbaniste et « jardinier » que fut Jean-Charles Adolphe Alphand (1835), mort en 1891. Malgré son grand âge n’at- il pas encore été le maître d’œuvre de l’exposition universelle de 1889 ? Une manifestation destinée à chanter la beauté et l’utilité de la technique et de l’industrie françaises, inaugurée par le président Marie François Sadi Carnot (1857), dit l’ingénieur de la République.
Une passion commune pour le progrès
La nécessité d’une acculturation à la science, aux techniques, aux apports de l’industrie, devenue évidente en cette fin du XIXe siècle pour le corps enseignant et d’abord pour les instituteurs, ne l’était pas moins depuis longtemps pour bien des polytechniciens. Ceux-ci n’ont jamais cessé de soutenir cette mission de leurs encouragements et de leurs interventions, convaincus qu’ils étaient que l’éducation, notamment scientifique, était l’une des bases essentielles du contrat social. Ils l’ont affirmé dans les doctrines qu’ils ont définies ou appliquées : le positivisme déjà cité ou le saint-simonisme.
Les X ont toujours été convaincus que l’éducation était l’une des bases du contrat social
Et ils en ont été les acteurs et les enseignants. Mais pas seulement. Ils ont aussi écrit des ouvrages théoriques, des romans de science-fiction (comme Spitz, 19 S), des livres d’histoire des sciences (comme Biot, 1794). Ils ont aussi joué un rôle moteur dans la création de nombreuses grandes écoles : Olivier (1811) avec Centrale, Lambert-Pacha (1822) en Égypte, ou encore Daubrée (1832), à Ouro Preto au Brésil. Ils ont osé des expériences originales « d’enseignement mutuel » (Chabrol, Francoeur, Jomard, tous de la 1794). Ils ont fondé des journaux scientifiques (comme Liouville, 1825, avec le Journal de mathématiques pures et appliquées) ou des maisons d’édition spécialisées, comme Gauthier-Villars (1881).
En donnant des « leçons » pour le grand public, dans un joyeux mouvement non dépourvu d’utopie : Arago (1803) se plaisait ainsi à raconter l’astronomie dans un amphithéâtre de l’Observatoire ouvert à tout un chacun. Et Guieysse (1887) n’a jamais cessé de promouvoir les universités populaires.
De nombreux X contemporains s’impliquent eux aussi dans des organisations de ce type, depuis les universités populaires régionales jusqu’au prestigieux Collège de France. Ils sont trop nombreux pour que je les cite sans risquer de faire de regrettables omissions.
L’hommage émouvant de Gustave Eiffel
Ce grand ingénieur, grippé ce jour-là, avait raté l’oral du concours d’entrée à l’X. Peu rancunier, il fit graver en 1889, au premier étage de « sa » tour, les noms de pas moins de cinquante polytechniciens parmi les soixante-douze savants et techniciens auxquels il voulut rendre hommage pour leur œuvre, ainsi mise en valeur vis-à-vis du public dans un lieu alors emblématique du progrès. N’y a‑t-il pas lieu d’en être fier et d’y trouver encouragement pour se projeter dans l’avenir ?
Rendre accessibles la science et la technique dans des lieux dédiés
L’encouragement à la culture scientifique ou technique peut prendre d’autres formes que l’écrit ou l’enseignement. L’une d’elles consiste à ouvrir au grand public des usines et des laboratoires, actuels ou anciens ; ainsi Laffitte (44), à l’occasion du bicentenaire de l’École des Mines de Paris, célébré en 1983, sut organiser avec succès une grande opération de présentation de monuments d’archéologie industrielle.
Autres lieux de présentation de la science, de la technique, de l’industrie et de leurs enjeux : les « musées », qui, avec un large spectre de modalités opératoires, présentent aux plus jeunes des rudiments scientifiques et techniques et font réfléchir les moins jeunes aux conséquences économiques et sociales des découvertes et des inventions. En France, les X ont été nombreux à jouer un rôle essentiel dans le soutien au Palais de la découverte, au musée des Arts et Métiers, au Muséum national d’histoire naturelle, à l’Espace des sciences de Rennes et bien sûr à la Cité des sciences et de l’industrie. Des camarades étrangers ont eu cette même vocation dans d’autres pays : ainsi Zirakzadeh (30), après avoir eu des responsabilités ministérielles et industrielles en Iran, a promu la création d’une Fondation dont l’objectif était de créer des « centres de propagation de la science et de la technologie », ce qui fut réalisé à partir de 1993 dans une demi-douzaine de villes, de Téhéran à Isfahan.
Depuis celle de 1889, les polytechniciens ont toujours été appelés à contribuer à l’organisation des expositions universelles, à la définition de leurs finalités ou à la sélection des « objets » présentés. Citons par exemple Poncelet (1807), Alphand (1835), Le Play (1825), Bellom (1884) ou, beaucoup plus récemment, Attali (63).
Deux autres X encore méritent absolument d’être cités, tant leur apport original a contribué à réenchanter la science et la technique. Dautry (1900), responsable du Palais des chemins de fer de l’exposition de Paris en 1937, a eu la merveilleuse initiative de faire appel à Robert et Sonia Delaunay pour des grandes peintures murales titrées Voyages lointains. Malégarie (1905), alors en charge de la Compagnie parisienne de distribution d’électricité de Paris, la fameuse CPDE, a su convaincre Raoul Dufy de réaliser, pour le Palais de la lumière, l’extraordinaire fresque de la Fée Électricité, désormais installée au Musée d’art moderne de la ville de Paris ; on y trouve bien sûr beaucoup d’X.