Faire crédit autrement
On parle souvent de l’entreprise citoyenne, on parle moins du rôle citoyen que peuvent tenir les employés de ces entreprises. Travaillant moi-même dans une institution financière, j’ai découvert voici quelques années qu’il était possible de faire de la Banque autrement. C’était en 1992 et j’étais alors soucieux de répondre à la question “ Que faire ? ”, constatant que beaucoup restait à accomplir en termes de solidarité.
La presse commençait alors à parler d’une expérience novatrice dans la lutte contre le chômage : prêter à des RMIstes et des chômeurs de longue durée afin de financer leur projet de création d’entreprise, et partant, leur propre emploi.
Dans la banque traditionnelle, de celle dont on parle comme étant au cœur de l’économie, on sait prêter à ceux qui peuvent justifier de leur solvabilité future par la preuve de leur solvabilité passée. À l’ADIE, Association pour le droit à l’initiative économique, on a appris à prêter sans feuille de salaire, sans garantie, sans gage. Et je dis bien prêter : il ne s’agit pas d’une subvention déguisée, d’un don ou d’une aide permettant aux intéressés de subsister quelques mois de plus. D’ailleurs le taux de survie des activités ainsi financées est conforme à la moyenne nationale en ce qui concerne les créations d’entreprises.
L’idée d’origine, somme toute assez révolutionnaire, provient d’un lieu qu’on n’attendrait pas au chapitre de l’innovation financière puisqu’il s’agit du Bangladesh. Alors que les grandes banques institutionnelles se livrent une concurrence acharnée dans le but de décrocher des mandats de conseils ou de financements en tous genres dans les pays dits émergents, n’y a‑t-il pas une certaine ironie à constater que, silencieusement, c’est un établissement d’un nouveau genre originaire d’un des pays les plus pauvres de la planète, qui désigne la voie au pays dits développés en matière de financement et de création d’emplois !
La Grameen Bank n’est pourtant pas une nouvelle venue puisque c’est en 1979 que Mohammed Yunus a décidé de créer une institution financière destinée à prêter des sommes d’argent très réduites (en moyenne 100 $) sur une période très courte (un mois) aux habitants les plus pauvres du pays, leur permettant ainsi de créer une activité pérenne. Depuis lors, 1,5 milliard de USD ont été prêtés à plus de 2 millions de personnes. Le taux d’impayés peut faire rêver un banquier occidental : moins de 2 %. Suivant cet exemple, ce qui n’est déjà plus seulement une expérience a essaimé dans tout le monde en développement avec le même succès.
L’acclimatation de ce concept – des prêts de faible taille sans garantie aux créateurs de micro-entreprises, actuellement sans emploi – n’allait pas forcément de soi dans une France en proie à un chômage élevé et durable. Le secteur financier traditionnel n’était ni préparé ni équipé pour accompagner le développement de telles activités. Le lancement de l’ADIE en 1990 par Maria Nowak, spécialiste de ces questions à la Caisse française de Développement et à la Banque Mondiale tenait de la gageure et s’avançait sur un terrain inconnu.
Aujourd’hui, 74 millions de francs ont été déboursés, 3 500 micro-entreprises créées, soit 5 000 emplois dans 35 départements. Chaque prêt est d’un montant moyen de 22 000 francs et sa durée de deux ans environ. L’éventail des activités ainsi financées est infiniment varié : vente ambulante en tous genres, confection, bâtiment, transport, sécurité, etc. Jusqu’à un atelier de restauration d’armures anciennes et une entreprise de conception graphique sur Internet. Bref une multitude de services de toutes sortes, soit autant de niches inexploitées et imprévues, dont tout le monde semble attendre impatiemment un gisement d’activités d’avenir et qui ici sont réalité concrète.
Le plus remarquable sans doute est bien que l’ADIE soit parvenue à atteindre son objectif initial : prêter essentiellement à des RMIstes et des chômeurs de longue durée n’ayant pas accès aux services habituels des banques.
En effet ce sont eux qui constituent 75 % de sa clientèle, provenant des horizons les plus divers, Français ou étrangers, analphabètes ou bacheliers, avec ou sans expérience. Preuve est donc faite, s’il en était besoin que les qualités d’initiative et de persévérance ne sont pas l’apanage unique des personnes en principe les mieux préparées et les mieux armées.
Il est vrai que l’ADIE pour son succès a misé sur son professionnalisme et un pragmatisme qui colle au terrain. Avec 15 délégations régionales dans toute la France et de solides relais locaux, plus de 10 000 demandes de financement lui parviennent annuellement. Seuls 11 % sont servis, autant par limitation des moyens financiers que par la grande attention portée à la qualité de l’encours produit. De sa solvabilité dépend sa survie. Malgré tout, en dépit du soin apporté au suivi des risques et aux procédures de recouvrement, il reste difficile à l’ADIE de rivaliser avec les taux de défaut enregistrés en Amérique latine ou en Asie dans des activités comparables.
Le taux de remboursement tend néanmoins à se stabiliser autour de 90 %, résultat remarquable au demeurant, eu égard à la complexité de l’environnement et à la situation distendue du réseau des solidarités familiales et sociales dans notre pays. C’est au vu de ces résultats que de grands réseaux bancaires (Crédit Mutuel, Crédit Municipal) ont décidé de s’associer en partenariat avec l’ADIE.
C’est d’ailleurs vis-à-vis de ces données sociales et institutionnelles incontournables que l’ADIE a su s’inventer un outil sur mesure le plus efficace, une des clés de son succès : l’accompagnement. Car si c’est devenu un lieu commun que de stigmatiser le manque de formation ou d’expérience des candidats à l’emploi, l’approche ici est pragmatique.
En réalité, il est vite devenu clair aux chargés de mission de l’Association que les créateurs qui les sollicitaient portaient avec leur motivation toute une palette de savoir-faire qui palliait souvent le manque apparent de formation traditionnelle.
Dans ce cadre, l’accompagnement s’emploie à tisser un lien avec le créateur, canal par lequel circuleront les informations et les appuis concrets qui pourraient venir à manquer à l’emprunteur d’un côté, tout en maintenant d’un autre côté le prêteur informé de l’état d’avancement du projet.
C’est du reste pendant la période de préparation et de lancement de l’activité que cet échange s’avère le plus fructueux et le plus précieux, lorsque l’on peut à la fois mieux mesurer la crédibilité d’un projet, alors que certaines lacunes (finance, gestion…) peuvent encore être comblées avant la réalisation en vraie grandeur. Des ateliers de formation sont ainsi organisés par l’ADIE, les créateurs se réunissant par ailleurs régulièrement afin d’échanger leurs expériences.
La limitation de cet esprit d’innovation reste, malgré le succès, la faiblesse des moyens à la disposition de l’ADIE. Même si l’on peut évaluer le coût d’un emploi créé par l’Association à un tiers du coût annuel pour la collectivité d’un chômeur de longue durée, la charge incompressible du risque et des frais d’accompagnement restent conséquents, surtout pour une entité autonome jouissant rarement d’aides publiques ou privées stables et prévisibles. C’est en vérité dans cette problématique, celle visant à réduire la précarité des conditions de développement de cette initiative prometteuse en matière de lutte contre le chômage que j’ai trouvé le moyen de jeter une passerelle entre mes préoccupations professionnelles quotidiennes et cette association : éveiller tout d’abord l’intérêt au sein de l’entreprise dans laquelle je travaille pour des activités somme toute connexes aux siennes, puisqu’il s’agit en définitive de banque ; l’encourager ensuite à participer elle-même activement en tant qu’acteur social de premier plan en apportant des fonds et des compétences. Chaque fois, j’ai trouvé un accueil favorable et encourageant, non seulement parce que souvent l’entreprise s’interroge sur ces questions qui au sens large la concernent, mais aussi parce qu’elle est naturellement plus sensible et plus désireuse de s’impliquer dans un projet porté par l’un des siens.
Si l’appui en termes de financement est bien entendu vital, il ne s’agirait pas de négliger l’importance des transferts de savoir-faire permettant aux méthodes et à l’approche de se perfectionner. Car, aussi paradoxal que cela puisse paraître, ce sont parfois des activités de cette nature, ici le micro-crédit, en apparence sans mystère qui demandent l’application de certaines des techniques les plus récentes pour pouvoir se développer. Je ne citerai qu’à titre d’exemple la titrisation, encore naissante en France, qui permet ici de refinancer de manière plus efficace ces crédits de faible taille ; ou encore le renforcement de la structure financière de l’Association par l’apport de quasi-fonds propres.
À l’heure où beaucoup reste encore à faire, au moment où la disparition de l’aide spécifique de l’État à la création d’entreprises par les chômeurs (ACCRE) pose le problème concret de la constitution des fonds propres des plus démunis porteurs d’un projet viable, il est toujours plus urgent d’inventer des solutions inédites, de rapprocher des expériences qui s’ignorent, de renouveler un savoir pour l’avenir.
N’est-ce pas aussi en étant soi-même un citoyen dans l’entreprise que l’on peut rendre l’entreprise plus citoyenne ?
Association pour le Droit à l’Initiative Économique (ADIE)
111, rue Saint-Maur, 75011 Paris
Tél. : 01.43.55.98.94.
Fax : 01.43.55.98.83.