Faire des équipementiers un atout pour l’industrie européenne
L’éternel dilemme, faire soi-même ses équipements ou les acheter à un acteur dont c’est le cœur de métier, qui sait innover et produire moins cher parce que justement il est en liaison avec l’ensemble des maîtres d’œuvre.
De plus en plus de systémiers produisent eux-mêmes les équipements qui seront embarqués sur leur plateforme de satellite, ou imposent à leurs fournisseurs de ne pas vendre ces équipements à des concurrents potentiels, les transformant ainsi en ateliers déportés de façon à lisser leur charge et à limiter l’impact de leurs coûts horaires supérieurs.
Ces maîtres d’œuvre se réservent ainsi l’usage de ces équipements. Cette tendance découle d’une stratégie visant, globalement, à garantir une maîtrise des risques et une maîtrise des coûts accrues.
Faire soi-même signifie connaître la fiabilité du produit sans dépendre des assurances données par un tiers, assurer soi-même la tenue des plannings et la maîtrise de la supply chain, garantir la parfaite adéquation des équipements et du système en les concevant simultanément…
Il faut aussi y voir le contrecoup du retour géographique européen qui a conduit à des montages industriels artificiels et inefficaces économiquement.
REPÈRES
Sodern, filiale d’Ariane Group, est l’un des leaders mondiaux du marché des viseurs d’étoiles.
Un viseur d’étoiles est la combinaison d’une caméra extrêmement performante, conçue pour résister à l’environnement spatial, et d’un logiciel complexe, qui, ensemble, permettent aux satellites de déterminer leur orientation grâce aux étoiles.
Un pari risqué
Cette stratégie repose toutefois sur un pari risqué : réussir à développer et produire un équipement aussi bien et moins cher qu’un acteur dont c’est le cœur de métier. Le modèle économique des équipementiers spatiaux s’appuie précisément sur leur capacité à vendre leurs produits à l’ensemble des maîtres d’œuvre, y compris à l’exportation et y compris à des start-up qui viennent rompre les chaînes de valeur traditionnelles.
Les avantages de ce positionnement en termes de compétitivité sont évidents : l’équipementier peut diluer ses coûts de développement et ses coûts fixes entre tous ses clients et produire en plus grande série, ce qui garantit des économies d’échelle.
Tête optique du viseur d’étoiles Hydra à hautes performances.
© Sodern 2017
À l’inverse, le maître d’œuvre qui internalise les équipements doit porter seul tous les coûts associés et focalise ses investissements sur des activités traditionnelles intégrées en son sein au lieu d’explorer de nouveaux marchés en rupture.
Des avantages discutables
Si le pari est donc risqué en termes de compétitivité, les avantages ne sont pas non plus évidents en termes de maîtrise des risques.
Le savoir-faire de la plupart des équipementiers français s’enracine dans leur expérience, gage d’une maîtrise technologique qu’il est difficile d’égaler sur leur cœur de métier. Les acteurs historiques bénéficient ici d’un atout majeur : le capital confiance qu’ils ont acquis avec le temps auprès de leurs clients.
Cette confiance peut se transformer en pacte gagnant-gagnant : le maître d’œuvre s’appuie sur l’expertise de son fournisseur pour définir ses spécifications et s’abstient de pratiquer des surcontrôles lors de la fabrication du produit, ce qui induit des gains en temps et en coût, et peut compter en échange sur la capacité maintes fois prouvée de l’équipementier à livrer le produit convenu on time, on quality.
Tirer parti des effets d’échelle
Le tournant du New Space et la concurrence accrue posent aujourd’hui avec encore plus d’acuité les questions du rôle des équipementiers spatiaux et, pour les maîtres d’œuvre, de la pertinence d’une stratégie reposant sur l’intégration verticale des activités.
Dans l’équilibre performance – coût maîtrisé qui préside à la conception d’un produit, la philosophie New Space déplace évidemment le curseur vers la maîtrise des coûts avec l’acceptation d’une prise de risque supérieure. Dans ce cadre, l’avantage compétitif induit par le modèle économique des équipementiers exposé ci-dessus joue indubitablement en leur faveur.
Mais le New Space, par l’augmentation des quantités de plateformes et d’équipements qui l’accompagne, ajoute un troisième facteur dans l’équation : la cadence de production. En clair, il faut faire vite, bon marché, et – même si les performances recherchées sont moindres – bien.
Repenser les produits et la façon de les faire
Dans ce nouveau paradigme, je peux m’appuyer sur mon expérience pour tenter de fournir des clés de lecture. Avant l’apparition des premiers projets de constellations, la cadence de production de notre société, qui a augmenté depuis, était d’environ cinquante unités par an.
“Il faut faire vite, bon marché, et bien”
Lors du lancement du projet de la constellation de 900 satellites de OneWeb, nous nous sommes trouvés confrontés à un problème : pouvoir produire 1 800 viseurs en deux ans, à un coût très nettement inférieur, mais à performances légèrement dégradées. Nous avons réussi ce tour de force avec un viseur extrêmement innovant nommé Auriga.
Pour réussir, nous avons dû redéfinir nos modes de pensée et notre chaîne de production. Nous nous sommes aperçus que nous devions nous positionner sur les éléments sur lesquels nous avions le plus de valeur ajoutée, c’est-à-dire notamment l’optique et le logiciel, et nous insérer dans des dispositifs industriels existants pour produire le viseur. Nous avons sélectionné des partenaires qui sont en charge, chacun, des pièces sur lesquelles ils apportent le plus de valeur ajoutée.
Ce modèle présente un double avantage : d’une part, comme un maître d’œuvre de satellites achetant à un équipementier, nous bénéficions de la compétitivité de nos sous-traitants qui vendent leurs produits à d’autres clients. D’autre part, nous insérer dans des chaînes de production existantes nous a permis de limiter les investissements nécessaires et d’atteindre la cible de coût.
Des équipementiers bien armés dans la compétition mondiale
Notre propre expérience tend donc à conforter notre lecture selon laquelle les équipementiers sont particulièrement bien armés pour être performants dans le monde du New Space.
L’atterrisseur de la mission InSight de la Nasa, dont le cœur de l’instrument scientifique principal a été conçu par Sodern. © Sodern 2018
La France et l’Europe peuvent compter sur plusieurs équipementiers spatiaux de haut niveau, dont des leaders historiques comme Zodiac Data Systems, Sofradir, Air Liquide, Sodern… Plusieurs de ces équipementiers ont déjà su faire preuve de leur capacité à se réinventer.
Dans le domaine des satellites, la France a la chance d’avoir deux maîtres d’œuvre de satellites de classe mondiale. Mais quand il faut financer de nouvelles technologies ou construire une équipe de France unique à l’exportation, l’État peine à trancher et les équilibres se font à son détriment (financement d’études en doublon) et à celui des équipementiers (exclus des marchés institutionnels à l’exportation, faiblement financés par rapport à leurs concurrents internationaux).
Dans son rapport sur le spatial remis au Premier ministre à l’été 2016, Madame Fioraso avait déjà souligné la fragilité de ce modèle industriel et avait au contraire recommandé celui de la coopétition, où les deux maîtres d’œuvre de satellites s’appuient sur une chaîne d’équipementiers commune et soutenue.
Cette approche permettrait même d’envisager la création de standards qui s’imposeront au niveau mondial et qui donneront aux industriels français un avantage sur leurs compétiteurs mondiaux.
Si l’industrie spatiale et les États français et européens parviennent à s’emparer de ces enjeux et à envisager leurs équipementiers comme un atout dans un secteur de plus en plus concurrentiel, alors ils auront accompli l’un des premiers pas qui les conduiront à relever les défis posés par le New Space.