Faut-il des surdoués pour exploiter les centrales nucléaires ?
Les deux accidents – en fait les deux seuls cas réellement accidentels qui se soient produits dans le nucléaire civil, une fois passés les temps héroïques – montrent du doigt l’exploitant et disent le rôle incontournable de l’homme dans la conduite des centrales. Sans doute celles-ci sont-elles bardées d’automatismes de sécurité qui limitent et peuvent même annuler les conséquences de l’erreur humaine. Mais aucun concepteur ne s’est résolu à mettre sur le marché une installation entièrement automatique, une installation qui serait réellement » foolproof « . Est-ce d’ailleurs possible ?
Une centrale nucléaire ne saurait donc être jugée sûre indépendamment de son équipe d’exploitation. C’est la combinaison d’un matériel conçu suivant les critères rigoureux de la sûreté et d’un personnel convenablement qualifié qui permet de dire qu’une centrale fonctionne de façon sûre. C’est l’ensemble que doit contrôler l’autorité de sûreté et c’est une des raisons pour lesquelles elle conserve le droit d’en stopper à tout instant le fonctionnement.
Il est donc essentiel de confier les centrales nucléaires à un personnel hautement qualifié, sachant bien sûr travailler en équipe, comprenant le fonctionnement de son installation, à la fois en conditions normales et en conditions accidentelles, et apte à réagir correctement, y compris à quatre heures du matin, après une longue période de calme plat, sans être tétanisé par la perspective de se trouver impliqué juridiquement et personnellement dans une catastrophe de grande ampleur. Il est essentiel aussi de faire en sorte qu’à tout instant l’exploitant soit convaincu que la consigne qu’il doit appliquer, c’est de faire passer la sécurité avant tout autre impératif. Ne pas le faire, ne pas le réussir serait condamner le nucléaire à disparaître à terme rapproché.
Ne doutons pas que cette nécessité n’ait été déjà présente dans l’esprit des pionniers du nucléaire. Mais ce qui n’était alors qu’une simple exigence de qualité est devenu au fil du temps, et en fonction de l’expérience, une véritable discipline, permettant d’assurer et de contrôler la très haute qualité des exploitants nucléaires. Et ceci, puisque rien n’est jamais acquis de façon définitive en matière de qualités humaines, tout au long de leur vie professionnelle. En particulier les événements de 1979 et 1986 ont été suivis d’une prise de conscience générale de la nécessité d’aller encore plus loin dans la culture de sûreté, et surtout de l’impératif de hisser cette culture de sûreté à un niveau suffisant, partout dans le monde, là où il y a des centrales en exploitation.
Le fait que non seulement, il n’y ait plus eu, nulle part dans le monde, depuis quinze ans, d’accident réellement sérieux, même bien inférieur à ce qui s’est passé en Ukraine, mais que, pendant la même période, le nombre de ce que l’on appelle des » événements significatifs « , des précurseurs en quelque sorte, ait diminué de façon constante (voir l’article de Pierre Tanguy à propos de l’échelle de gravité) montre que les efforts faits ont payé. Il en est résulté par ailleurs des améliorations de la disponibilité des centrales tout à fait importantes dans de nombreux pays, comme par exemple les États-Unis ; tant il est vrai que sûreté et disponibilité ne sont pas en opposition l’une avec l’autre. Cela n’a pas été assez dit, peut-être tout simplement parce que c’est une bonne nouvelle, le parc nucléaire a atteint aujourd’hui une maturité en termes de sûreté et de disponibilité, disons globalement en termes de performances, sans commune mesure avec ce qu’il était il y a seulement dix ans. Et cela, nous le devons essentiellement à nos exploitants.
Le démarrage du parc nucléaire français
Après la génération des centrales uranium naturel graphite gaz (UNGG), nées du programme militaire, le gouvernement Messmer décide au lendemain du premier choc pétrolier de 1973 le lancement de l’équipement du pays en centrales de grande puissance. Le choix se porte rapidement, dès 1975, sur une filière unique, celle des réacteurs à eau sous pression (REP), elle aussi issue de programmes militaires d’équipements en sous-marins à propulsion nucléaire, mais qui s’est déjà développée » civilement « , notamment aux États-Unis. La filière à eau bouillante, alternative possible, est rapidement abandonnée au profit d’un parc standardisé. Ce programme aujourd’hui réalisé fait la puissance, dans toute l’acception du terme, du parc de production nucléaire français avec 58 réacteurs en service totalisant 63 000 mégawatts.
La rapidité du rythme d’engagement et de construction (jusqu’à 6 tranches par an au milieu des années quatre-vingt) a obligé à relever plusieurs défis : bien sûr celui des outils industriels capables d’aboutir en quinze ans à une refonte complète de notre parc de production d’électricité, celui de la standardisation, qui n’était pas dans la culture de l’entreprise et qui a donc nécessité une volonté sans faille, celui de la mise en place des capacités techniques et industrielles pour l’ensemble du cycle du combustible, mais aussi et peut-être surtout, celui de la création et de la formation d’équipes d’exploitation adaptées aux exigences de la nouvelle technique. Oui, il apparaît bien rétrospectivement que le plus grand défi à relever était celui de l’humain.
Ce défi humain était énorme, nécessitant au fur et à mesure de la mise en service des paliers successifs des embauches massives et des réaffectations de personnel provenant des installations de production conventionnelles à charbon et à fioul déclassées. Malgré ces réaffectations, le Service de la production thermique (SPT), service en charge de l’exploitation de l’ensemble des centrales thermiques, y compris le nucléaire, passe de 10 500 à 23 300 personnes entre 1975 et 1985. Le parc actuel a ainsi été démarré par un personnel très jeune (la moyenne d’âge dans les centrales en démarrage était inférieure à trente ans) peu ou pas expérimenté, mais enthousiaste et volontaire.
Il était clair pour les responsables de l’époque qu’une telle mutation ne pouvait réussir qu’en y associant un programme absolument considérable de formation : formation au processus et à l’exploitation proprement dite, formation à la radioprotection, formation à la sûreté nucléaire. Notons-le au passage : si cet enjeu était considérable, le succès en fut grandement facilité par la standardisation du parc autour d’une filière unique. Au cours des années de démarrage, chaque unité fut l’école des exploitants des unités suivantes, le retour d’expérience fut global, les exploitants purent passer d’une unité à une autre sans difficulté d’acclimatation. Sur ce plan aussi, le choix de 1975 fut le bon choix.
Un outil privilégié : le simulateur
Outre les cours et travaux pratiques adaptés à ces différentes formations, l’outil privilégié fut dès l’origine le simulateur. En réalité plusieurs sortes de simulateurs, certains reproduisant et permettant de mieux comprendre les processus physiques en cause, d’autres reproduisant les outils de conduite de façon plus ou moins complète et mettant les exploitants » en situation « . Dès le lancement du programme furent prévus des simulateurs dits » pleine échelle « , l’un pour les unités de 900 MW au Bugey, l’autre pour les 1 300 MW à Paluel.
Centre nucléaire de production d’électricité du Bugey la salle de contrôle avant TMI.
L’usage de ces simulateurs s’inspira très largement de l’expérience acquise par les aviateurs avec qui des liens étroits furent tissés. Il est clair qu’au cours des périodes passées sur simulateurs, les exploitants vivent leur propre métier, peuvent analyser leurs déficiences et en tirer les leçons. Alors qu’heureusement, par la simple loi des probabilités, la plupart d’entre eux ne connaîtront jamais les affres d’un incident sérieux, ils peuvent en » virtuel » en vivre le déroulement et tester leurs réactions sur le simulateur. Enfin, last but not least, ils réagissent en équipe aussi bien qu’individuellement : aujourd’hui la formation en équipe de quart est largement privilégiée par rapport à la formation individuelle.
C’est au beau milieu de la mise en place de ces formations que nous parvinrent, à partir de mars 1979, les échos de l’accident de la centrale de Three Mile Island. Si cet accident ne remet pas en cause la technologie REP puisqu’au contraire il est la démonstration de la pertinence des mesures de sûreté prises sur ce type de centrale, il est à l’origine d’un énorme retour d’expérience, connu sous le nom » d’actions post-TMI « .
L’importance de la formation, avec en particulier la connaissance du procédé et sa compréhension en temps réel, est alors confirmée. Les simulateurs sont perfectionnés pour permettre la simulation de phases accidentelles de plus en plus poussées et ce dans toutes les configurations d’exploitation. Par exemple, c’est à partir de cette époque que le personnel est entraîné à la perte totale ou partielle des alimentations électriques (événement bien sûr très rare mais qui vient justement de se produire à la centrale de Maanshan à Taiwan en mars 2001).
Répartition des 12 simulateurs en pleine échelle d’EDF | ||
Sites | Simulateurs | Type |
Bugey | 4 | (dont 3 de 900 MW et 1 de 1300 MW) |
Cattenon | 1 | 1 300 MW |
Chinon | 2 | 900 MW |
Chooz | 1 | 1 450 MW |
Fessenheim | 1 | 900 MW |
Gravelines | 1 | 900 MW |
Paluel | 2 | 1 300 MW |
De même un énorme travail est entrepris sur l’interface homme-machine afin de permettre à l’opérateur d’avoir une meilleure vue de l’état réel de l’installation, y compris en phase accidentelle avec notamment la mesure physique de l’inventaire en eau dans la cuve en cas de brèche primaire. Et c’est aussi sur simulateur que sont testées les améliorations apportées jour après jour aux tableaux de contrôle et de commande des installations. Plus tard, quand sera prise la décision d’équiper les centrales du palier N4 de commandes entièrement informatisées, l’ensemble des équipements correspondants seront constitués en un grand simulateur que les opérateurs viendront tester sur une période de plus de deux ans. De même l’amélioration jour après jour des procédures de conduite, élément essentiel de la rigueur et de la traçabilité de l’exploitation, sera testée sur simulateur avant de l’être » in vivo « .
En ce qui concerne la formation nécessaire pour piloter une centrale nucléaire, le cursus de professionnalisation d’un jeune technicien titulaire d’un bac + 2 comprend trois grandes étapes que sont la formation au métier de technicien d’exploitation, l’exercice du métier de technicien d’exploitation, la formation au métier d’opérateur.
La formation au métier de technicien d’exploitation
Il s’agit d’un processus qui s’étale sur environ seize mois et qui alterne des apports théoriques sur la description et le fonctionnement des différents circuits composant la centrale nucléaire, des apports pratiques sur la visualisation des matériels et leur fonctionnement, des périodes de compagnonnage avec un agent habilité pour l’apprentissage des gestes professionnels. Cette première étape débouche sur l’habilitation » technicien d’exploitation » au terme d’une évaluation des compétences acquises.
L’exercice du métier de technicien d’exploitation
Cette étape dure de douze à trente mois en fonction des compétences mises en œuvre et des opportunités de formation programmées. L’exercice du métier de technicien d’exploitation est une étape nécessaire dans l’appropriation et l’approfondissement des compétences de » terrain » qui sont nécessaires à l’acquisition des compétences de pilotage depuis la salle de commande centralisée.
La formation au métier d’opérateur
Elle s’étale sur environ dix-huit mois, elle comprend une partie théorique et une partie pratique sur simulateur qui se réalisent en alternance avec des périodes d’observation et de compagnonnage en salle de commande.
Centre nucléaire de production d’électricité de Cruas : la salle de contrôle après TMI.
La partie théorique est centrée sur le fonctionnement et l’interdépendance des circuits, sur la compréhension des phénomènes physiques qui ont lieu dans le réacteur et sur la sûreté des installations. Elle est réalisée en alternance avec des immersions dans une équipe de conduite pour observer et approfondir le rôle et les actions des opérateurs en salle de commande.
La partie pratique se réalise sur différents types de simulateurs afin de permettre une progression dans l’acquisition et la structuration des compétences. Les simulateurs utilisés sont d’abord des simulateurs qui modélisent différentes parties de l’installation (le réacteur, le circuit primaire, le groupe turbo-alternateur) puis un simulateur d’ensemble (dont la salle de commande est identique à la réalité) sur lequel sont développés différents modules de fonctionnement normal (deux semaines), de fonctionnement incidentel (deux semaines), de fonctionnement accidentel (deux semaines) et de perte des sources électriques (deux semaines). Ces modules sont réalisés en alternance avec une formation par compagnonnage d’un opérateur exerçant son métier en salle de commande. Cette étape débouche sur l’habilitation » opérateur » suite à l’évaluation des compétences acquises.
Ensuite, l’entretien des connaissances des opérateurs est réalisé au travers de deux semaines de formation annuelle sur simulateur d’ensemble et de quatre semaines de formation locale structurée.
Le retour d’expérience
L’importance donnée à la simulation ne doit pas nous faire oublier un autre outil contribuant à l’amélioration de l’exploitation : le retour d’expérience.
L’analyse systématique de toute anomalie, si minime soit-elle, est pratiquée systématiquement tant au niveau local qu’au niveau national après collationnement.
La première phase de cette analyse n’en est pas la moindre ; c’est celle qui consiste à comprendre en profondeur ce qui s’est passé, à découvrir ce que les Anglo-Saxons appellent les » root causes » de l’incident. Une autre phase n’est pas moins enrichissante : celle qui consiste à mettre cette analyse en termes facilement transmissibles aux collègues des autres centrales.
Cette analyse a conduit dans le passé à modifier bien des matériels, mais aussi des procédures, des programmes de formation, etc.
La gestion de ces modifications au niveau d’un parc standardisé n’est pas une mince affaire ; c’est pourtant une nécessité, si l’on veut garder les avantages de la standardisation ; c’est pourquoi, alors que l’idée de base est bien que l’analyse et le retour d’expérience doivent d’abord se faire sur le terrain, il est apparu rapidement indispensable qu’un organe central gère ces évolutions de façon coordonnée sur l’ensemble du parc.
Un autre exemple, directement dérivé du programme post-TMI et de notre propre retour d’expérience, a été la décision prise en 1982 de doubler l’analyse de chaque situation perturbée grâce à la mise en place d’un ingénieur sûreté-radioprotection utilisant une méthode indépendante de celle de l’équipe de quart en charge de la conduite de l’installation.
Ainsi le concept de défense en profondeur se retrouve tant sur le plan technique (la redondance des voies de sauvegarde) que sur les plans humain (la double analyse) et organisationnel (doubles procédures accidentelles).
Une maintenance de qualité
Une politique de qualité, cela signifie entre autres : préparation rigoureuse des tâches, redondance des expertises, traçabilité des actions effectuées, transmission des informations partout où elles sont nécessaires. Et ceci doit s’appliquer dans l’ensemble des fonctions de l’exploitation. La maintenance se doit d’être en tous ces domaines au même niveau que la conduite. C’est la condition pour que soient évitées les conséquences fâcheuses, parfois observées dans le passé, de maintenances mal gérées, sur la suite de l’exploitation.
La maintenance des centrales nucléaires participe de manière déterminante à l’atteinte des objectifs de performance du parc, en matière de sûreté, disponibilité, coûts, radioprotection, durée de vie. Elle se caractérise par :
- un niveau d’activités de maintenance (1,2 milliard d’euros) et de modifications d’installations à hauteur totale d’environ 1,8 milliard d’euros en 2000, dont 1,2 milliard d’euros sont externalisés, avec 20 000 prestataires,
- une répartition deux tiers, un tiers entre maintenance préventive systématique et corrective.
Les grands axes de la politique technique consistent en :
- une évolution, en cours de mise en œuvre sur les sites de production, d’une maintenance optimisée tirée par les performances, valorisant à la fois l’exploitation d’un parc standardisé et la maîtrise locale de l’outil de production, et s’adaptant aux évolutions d’exploitation (cycles allongés…) ainsi qu’aux contraintes réglementaires,
- la définition d’un référentiel décennal visant à conforter le niveau de sûreté et réaliser les évolutions fonctionnelles nécessaires aux performances.
Les principaux leviers de cette politique sont les suivants :
- l’optimisation de la maintenance par la fiabilité (OMF) a été réalisée sur 50 systèmes actifs à forts enjeux, elle s’appuie sur les études probabilistes de sûreté, le retour d’expérience, l’analyse fonctionnelle des causes et des conséquences de défaillance. Une démarche équivalente est en cours sur les systèmes passifs,
- le développement de la maintenance préventive conditionnelle et l’intercomparaison en interne et à l’international,<
- enfin, le processus de maintenance exceptionnelle consistant, à partir d’une analyse prospective des événements à conséquences génériques lourdes, à définir des mesures préventives allant de l’étude de faisabilité de remplacement (pressuriseur, par exemple) jusqu’à la capacité opérationnelle de faire (réparation d’une liaison bimétallique, par exemple). Cette démarche a été appliquée notamment sur les zones en alliage 600 des réacteurs, suite aux problèmes rencontrés sur les tubes GV, les piquages de pressuriseurs 1 300, les couvercles de cuve.
La maîtrise de la maintenance associe étroitement les compétences internes EDF et celles des constructeurs et prestataires. Des formations initiales et de recyclage sont en place. Elles concernent non seulement les aspects techniques liés aux métiers mais aussi la sûreté et la radioprotection. Là aussi règnent des espèces de simulateurs sous forme de bancs d’entraînement, souvent en taille réelle, où la grandeur simulée est la contrainte de radioprotection. Pour être certain que ces formations sont effectuées, y compris chez les sous-traitants extérieurs, EDF les prend directement en charge et met en place un » carnet individuel d’accès » obligatoire pour pénétrer sur un chantier et mentionnant entre autres choses les habilitations acquises et les formations suivies. Le contrôle est systématisée pour les étapes clés de la maintenance avec la création de » chargés de contrôle » appuyant les » chargés d’affaires » eux-mêmes donneurs d’ordres aux prestataires sollicités.
Des étapes de progrès : les visites décennales
Ainsi le parc de production nucléaire a pu, après un bon démarrage, passer le cap des premières visites décennales avec des performances tout à fait remarquables tant en matière de sûreté nucléaire (aucun accident en plus de 1 000 années-réacteur d’exploitation) que de compétitivité, de volume de production et de coût du kWh, parmi les plus bas d’Europe, permettant 70 TWh d’exportation chaque année. Aujourd’hui les premières tranches du palier 900 MW achèvent leur deuxième visite décennale.
Ces visites, après examen attentif de l’autorité de sûreté, permettent dix années supplémentaires de fonctionnement. Elles comportent un nombre important de contrôles nécessitant un arrêt de production de trois à quatre mois. Cet investissement pénalise la disponibilité présente des tranches concernées mais est le gage de l’exploitation pérenne de l’outil nucléaire.
Ces visites comportent essentiellement deux étapes : l’examen de conformité et le réexamen de sûreté. Ce type de démarche consiste à vérifier la conformité de l’installation aux critères de conception, à réévaluer ces critères à l’aune de l’expérience acquise et des nouvelles connaissances scientifiques (par exemple la tenue au séisme) et à mettre l’installation en conformité avec un référentiel de sûreté réévalué. Ce processus est, pour l’instant, unique au monde. En effet, les autorités de sûreté se contentent souvent de vérifier la conformité aux critères de conception initiaux, sans réévaluation systématique.
Il est le garant d’un haut niveau de sûreté, répondant au haut niveau d’exigences du public en matière d’industrie à risque, en particulier dans le domaine nucléaire. Il est le garant également de la longévité du parc de production et donc de son efficacité économique : les investissements s’amortissent sur une période plus longue.
C’est ainsi qu’EDF engage d’ores et déjà la préparation des troisièmes visites décennales en y consacrant une part importante de ses forces d’ingénierie. Ces troisièmes visites décennales comporteront à nouveau un réexamen de sûreté et une remise à niveau tenant compte notamment de l’âge de certains composants (câbles électriques, contrôle commande, pièces mécaniques actives ou statiques…) et des perspectives de durée de vie » résiduelle « . La plupart des pays occidentaux affichent déjà aujourd’hui des durées de vie de soixante ans pour leurs installations de conception comparable à celle des centrales françaises.
Au plan international
Les experts et les politiques ont beaucoup débattu des origines de l’accident de la centrale ukrainienne de Tchernobyl le 26 avril 1986 : défauts de conception ou erreurs humaines ? La réponse est pourtant simple : les deux à la fois. Côté exploitant, il semble qu’il y ait eu un véritable oubli des impératifs de sûreté : interdiction de mettre la centrale dans certains domaines de fonctionnement, primauté absolue des systèmes de sécurité, mauvaise préparation de l’essai en cause, arrivant tout droit de Moscou sans concertation ni explication préalable.
Clairement, en 1986, le personnel de Tchernobyl avait perdu la conscience d’avoir en mains une installation à risques ; et peut-être était-il plus préoccupé du malaise politique et social qui envahissait alors l’URSS et des difficultés économiques qui pesaient de plus en plus sur les budgets et même les salaires. La culture de sûreté, qui n’avait d’ailleurs jamais été au niveau de celle des pays de l’OCDE, s’était totalement évaporée.
Les exploitants de ces pays de l’OCDE ne purent que constater à quel point la défaillance d’un seul exploitant quelque part dans le monde pouvait générer partout doute et défiance à l’égard de l’industrie nucléaire dans son ensemble. Comme on l’a dit plus tard à Wano : » We are as weak as the weakest among our members. »
Après les événements de Three Mile Island, les électriciens américains avaient fondé l’INPO, l’Institute of Nuclear Power Operators, mutualisant en quelque sorte l’expérience d’exploitation et la formation entre les multiples petits exploitants nucléaires américains. Il suffisait de transposer à l’échelle mondiale, ce qui fut fait, grâce aux efforts essentiellement des Américains et des Français, avec l’accord des Soviétiques, aboutissant en mai 1989 à la création de la World Association of Nuclear Operators (WANO).
Le but de WANO, association librement consentie d’exploitants de centrales nucléaires est de mettre à la disposition de tous l’expérience acquise par chacun de façon à hisser les plus faibles au niveau des meilleurs. Le premier acte de WANO fut de provoquer une visite d’une équipe de chacune des centrales de l’Europe de l’Est dans une centrale » à l’Ouest « . Puis l’association encouragea les jumelages, les échanges sous toutes leurs formes (séminaires, banques de données, etc.). Enfin un certain nombre de programmes furent formalisés. Parmi eux, les deux plus importants sont :
- les event reports : chaque fois que quelque chose qui sort de la routine se produit dans une centrale, celle-ci analyse l’événement et diffuse un rapport. À chacun d’en tirer les enseignements, éventuellement de le reproduire sur son simulateur, de proposer des parades, d’entretenir si nécessaire un dialogue avec la centrale origine, etc.,
- les peer reviews : périodiquement chaque centrale reçoit une équipe (spécialement constituée) d’exploitants, collègues expérimentés, pendant une ou deux semaines pour un check-up approfondi des points forts et des points faibles de son exploitation. Un rapport est ensuite établi et remis à la centrale ; celle-ci est invitée à recevoir dix-huit mois ou deux ans plus tard une nouvelle visite permettant de vérifier la mise en application des recommandations faites.
En établissant des indicateurs de performance, WANO permet à chacun de se situer par rapport aux autres et de mesurer son évolution dans le temps.
Tout cela peut paraître simple et évident. En réalité la mise en œuvre se heurte à de nombreuses difficultés : outre la susceptibilité des uns et des autres, problèmes de langue, de culture, de disponibilité des experts, etc. Après plus de dix ans d’existence WANO a démontré que c’était possible. Aujourd’hui tous les exploitants du monde, qui se répartissent dans 32 pays, font partie de l’association et les quelques-uns qui envisagent de mettre en service une nouvelle installation souhaitent y entrer et en bénéficier le plus en amont possible.
Le bilan de cette action est sans aucun doute très positif. Le niveau de la culture de sûreté a incontestablement fait un bond en avant au cours des quinze dernières années ; WANO s’attache à le mesurer en particulier chez les exploitants qui en avaient le plus besoin.
Faut-il fermer les réacteurs RBMK encore en exploitation ? Oui, car ils ont des défauts de conception qu’il est impossible de corriger ; mais l’amélioration de la qualité de l’exploitation devrait permettre, et de fait permet, de le faire » calmement » en tenant compte des besoins qui sont derrière et qu’il faut bien continuer à satisfaire.
Bien entendu, l’action de WANO est loin d’être terminée. Elle doit se poursuivre. Aura-t-elle jamais une fin ?
Quel est le risque résiduel qui menace le bon fonctionnement des centrales nucléaires répartis dans les 32 pays déjà mentionnés ? C’est celui de voir l’un de ces pays oublier le primat de la sûreté au profit de tel autre impératif, le plus évident étant de satisfaire des besoins en énergie qui, pour une raison quelconque, ne pourraient pas être satisfaits autrement.
Que peut faire un exploitant qui reçoit l’ordre de continuer à fonctionner malgré les réserves que peut avoir l’autorité de sûreté compétente ou l’exploitant lui-même ? Et ce point à lui seul, et plus que tout autre, justifie l’attitude de ceux qui soulignent que l’on ne peut installer des centrales nucléaires dans des sociétés qui ne sont pas gérées correctement. C’est à parer ce danger que s’est attachée l’Agence internationale de l’énergie atomique, organisation intergouvernementale (à la différence de WANO), en demandant aux pays nucléaires de signer l’International Safety Convention.
Cette convention, aujourd’hui en vigueur, donne un droit d’audit aux pays signataires, leur permettant de s’assurer que tous les membres disposent d’une organisation de sûreté pertinente et en particulier que les autorités de sûreté y ont la compétence, l’indépendance et l’autorité nécessaires. Il est tout à fait important que cette convention fonctionne efficacement.
L’Agence internationale de l’énergie atomique (AIEA) a par ailleurs fait un travail considérable pour définir, au plan mondial, ce qu’est la culture de sûreté, indispensable à tous pour permettre une exploitation fiable des installations nucléaires. Comme le dit la publication de l’International Nuclear Safety Advisory Group connue sous le nom d’INSAG 4 : » La culture de sûreté est l’ensemble des caractéristiques et des attitudes qui, dans les organismes et chez les individus, font que les questions relatives à la sûreté des centrales nucléaires bénéficient, en priorité, de l’attention qu’elles méritent en raison de leur importance. Elle doit se traduire par : une attitude interrogative, une démarche rigoureuse et prudente, et la communication nécessaire. »
Nul dans le monde ne peut plus prétendre ignorer ces grands principes. L’AIEA et WANO travaillent ensemble à faire en sorte qu’ils soient appliqués avec rigueur, partout et à tout instant.
Conclusion
Compte tenu à la fois des techniques en cause et du contexte d’exigences accrues de la société, l’exploitation nucléaire nécessite l’excellence.
Cette exigence d’excellence impose une responsabilité claire de l’exploitant nucléaire, ce que les textes réglementaires français définissent parfaitement.
Elle impose également une puissance publique forte, capable de contrôler l’exploitant responsable de la sûreté nucléaire : c’est le cas en France avec hier le SCSIN, aujourd’hui la DSIN et ses appuis techniques, demain la DGRSN.
Il faut qu’il en soit de même partout où des installations nucléaires sont en exploitation. Les efforts des organismes internationaux vont en ce sens.
L’excellence impose enfin le fait d’avoir pour chacune des responsabilités requises et pour chacun des postes de travail des hommes et des femmes conscients de leur rôle, formés et entraînés à travailler sereinement en milieu difficile, parfois hostile.
Faut-il des surdoués pour relever ce défi quotidien ? Des surdoués non, mais des hommes et des femmes bien formés, compétents techniquement, porteurs de valeurs exigeantes, motivés et reconnus pour cette difficile et exaltante mission.
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sûreté nucléaire
Toute chaine n’a de force que son maillon le plus faible. Un ingénieur, des ingénieurs, fussent-ils les plus compétents ont besoin d’exécutants. Or, ceux-ci ne sont pas dans les têtes de ces ingénieurs et n’ont ni leurs compétences, ni leurs salaires. Ils sont donc les maillons faibles de la chaine. La dégradation de la sûreté prendra des années mais elle arrive doucement mais surement. Et personne ne comprendra comment elle est arrivée, les origines se perdant dans les milliers d’opérations réalisées au fil du temps.
Et le simulateur de civaux fait par Gérard guerin copie partielle de daya bay