Faut-il privatiser la Sécurité sociale ?
La privatisation de la Sécurité sociale permettrait de résoudre deux problèmes. Celui, lancinant, du déficit, qui dans le système actuel n’est pas résolu et que des compagnies privées ne pourraient durablement accepter. Celui de l’évaluation de l’efficacité médicale, dans la mesure où l’introduction d’un processus de marché imposerait des éléments objectifs d’appréciation des dépenses.
Depuis sa création, la Sécurité sociale vit au rythme de ses déficits. Ceux-ci sont certes en général jugulés au bout d’un certain temps, grâce à des hausses de cotisations ou des périodes de croissance favorables. Mais chaque nouveau sauvetage, chaque nouveau plan de rigueur modifient au passage la réalité de qui détient le pouvoir et contribuent à obscurcir la logique de gestion de l’organisme.
Le rôle croissant de l’État
À l’origine, immédiatement après la Deuxième Guerre mondiale, le pouvoir appartenait aux représentants des salariés, c’est-à-dire des malades potentiels. En effet, au sein des caisses, les membres des conseils d’administration étaient élus et les syndicats de travailleurs y avaient la majorité. Par la suite, les ordonnances de 1967 ont modifié la donne en passant à une approche paritaire. Le pouvoir s’est trouvé alors partagé entre les bénéficiaires, c’est-à-dire les salariés, et les payeurs, c’est-à-dire les entreprises, tandis que le recours aux élections a été abandonné.
Le mode de contrôle des dépenses n’appelle aucune sanction concrète pour les responsables
À partir de 1996 est apparu l’Ondam, objectif d’évolution des dépenses d’assurance-maladie voté par le Parlement dans le cadre de la loi de financement de la Sécurité sociale. Ainsi, formellement, au fur et à mesure que le poids des dépenses de santé a eu tendance à s’accroître, l’État a pris un rôle de plus en plus affirmé dans la gestion de ces dépenses et les représentants des salariés se sont progressivement effacés. À l’heure où la tendance générale de la régulation économique tend à faire de plus en plus appel à la dynamique du marché, on assiste assez paradoxalement à une nationalisation rampante de la gestion des finances sociales.
L’effacement des salariés
Le poids de l’État s’est confirmé dans la déformation du mode de financement de l’assurance-maladie. Sur un plan strictement juridique, la part des salariés en tant que tels dans ce financement n’a cessé de reculer. Ce qu’il est convenu d’appeler la « cotisation salarié pour l’assurance-maladie » ne représente plus désormais que 0,75 % du salaire brut. Et, à l’occasion du débat sur la TVA sociale, il est envisagé de ramener ce taux purement et simplement à 0 %.
Cette nationalisation traduit l’échec relatif du mode de contrôle des dépenses de santé par des organismes représentatifs. Pourquoi cet échec ? Pour une raison simple, c’est qu’il n’appelle aucune sanction concrète pour les responsables. En effet, en cas de déficit, ceux-ci ne voient jamais leur statut personnel remis en cause. Au contraire, si, dans le système initial, ils pouvaient craindre que les salariés, agacés de devoir payer plus pour combler le déficit, décident de les renvoyer à l’occasion des élections, la disparition de celles-ci les met à l’abri d’une telle déconvenue. En pratique, les dirigeants du système n’ont à rendre compte qu’au pouvoir politique, puisque l’État finit toujours par venir au secours de la Sécurité sociale. Et, si ce pouvoir politique doit théoriquement rendre compte aux électeurs-assurés sociaux de ses actes, en pratique le mécontentement électoral qui peut s’exprimer lors de la désignation des élus politiques se fonde en général sur des sujets très divers, dont le financement des dépenses sociales ne constitue qu’une composante parmi d’autres. Résultat, convaincues que, quoi qu’il arrive, personne ne pourra prononcer la mise en faillite de la Caisse nationale d’assurance-maladie et que le déficit n’est jamais qu’un jeu d’écriture dans l’ensemble des déficits publics, les autorités de la Sécurité sociale sont dégagées de toute responsabilité authentique, pour ne conserver comme rôle réel que la gestion des économies de bouts de chandelles et celle du discours autour des moyens à mettre en oeuvre pour que l’Ondam soit respecté. Cette absence de responsabilité effective est quasi unique en économie. En effet, les relations qu’entretiennent entre eux les acteurs de l’économie conduisent usuellement à une sanction de l’erreur. Dans des relations de marché, celui qui se trompe sur la gestion du projet qu’il conduit finit par faire faillite et par perdre les ressources financières qu’il a engagées. Dans des relations d’autorité, qui sont celles qui échappent au marché, on rend compte de ses actes à un supérieur hiérarchique, et les dispositifs juridiques prévoient des sanctions, dont la forme ultime est le renvoi. Cela concerne notamment les dirigeants politiques qui en cas de défaillance perçue par leurs mandants sont renvoyés, c’est-à-dire perdent les élections. À l’origine de la Sécurité sociale, le système reposait sur ce principe de régulation par l’autorité. Ce principe a globalement échoué et a même en pratique disparu. Il faut donc passer au principe de régulation par le marché.
Réguler par le marché
Il est des risques qui sont plutôt concentrés dans les populations aisées |
Il convient de préciser pourquoi il est permis d’affirmer que l’autorité a mal fonctionné. La régulation type » Ondam » a échoué à deux titres : la Sécurité sociale accumule les déficits ; les dépenses de santé anticipées par une entité technocratique soi-disant capable de définir a priori l’état de morbidité de la population ne correspondent jamais aux objectifs arrêtés. Cela est, en fait, normal car il faut bien admettre que, jusqu’à preuve du contraire, la maladie n’est pas un droit prévisible que peut faire valoir chaque citoyen, mais un état que l’on cherche à éviter et qui survient de façon aléatoire. Or, l’économie moderne a créé des structures à même de gérer l’aléa et d’assumer la nécessité d’équilibre des comptes : cela s’appelle des compagnies d’assurances. D’ailleurs tout le monde a conscience que la santé repose sur la notion d’assurance puisque le nom même de la Cnam traduit cette évidence. L’avantage d’introduire des compagnies d’assurances privées dans le circuit est que non seulement celles-ci ne pourront durablement accepter un déficit, sauf à disparaître, mais encore qu’elles peuvent être le lieu d’évaluation de la pratique médicale.
Une hygiène de vie
Les partisans des gestions publiques centralisées de la santé mettent en avant, pour défendre le principe d’une estimation volontariste des dépenses, le fait que, globalement, celles-ci sont largement supérieures aux besoins. Ils en tirent la conclusion qu’une épidémie entraînant une augmentation brutale et non programmée des dépenses peut très bien être financée par redéploiement. Il n’est d’ailleurs pas rare de lire chez les spécialistes en économie de la santé que la dépense médicale moyenne par habitant serait de 1 000 euros supérieure à ce qu’elle devrait être compte tenu des paramètres qui caractérisent l’état sanitaire des Français. On peut également entendre que l’essentiel des gains d’espérance de vie qui se réalisent de façon spectaculaire depuis un siècle n’a guère à voir avec le développement de la médecine mais repose sur le respect par la population d’une hygiène de vie plus saine que naguère, au travers notamment de l’amélioration de la nourriture et de la réduction de la pénibilité du travail.
La maladie n’est pas un droit prévisible, mais un état qui survient de façon aléatoire
Il semble donc admis par beaucoup que les dépenses de santé, qui obéissent au double objectif de satisfaire les attentes des patients et de fournir un revenu aux professions médicales, sont davantage utilisées pour le second objectif que pour le premier. S’il peut en être ainsi, c’est qu’au moment du contact entre le médecin et le malade, le médecin est en position de force. En effet, de par son savoir, il détient a priori plus d’informations que le malade. Cette position de force déséquilibre les relations entre le malade et le médecin et rend impossible un strict rapport marchand (voir encadré). Le rôle d’une assurance privée est de permettre le rétablissement de l’équilibre. La concurrence entre compagnies d’assurances pousse l’assureur de chaque malade à réduire ses coûts et donc à établir un choix parmi les médecins en écartant ceux qui ont tendance à prescrire des actes inutiles. Quant à l’égalité de savoir, la compagnie d’assurances la rétablit en embauchant des médecins capables de comprendre et d’évaluer ce que font leurs collègues prescripteurs. Cela ne change pas, en apparence, des pratiques fondamentales de la Sécurité sociale actuelle puisque celle-ci emploie des médecins conseils dont la mission est de repérer les abus. Mais, dans un système privé, les abus conduisent forcément à une sanction de ceux qui les pratiquent, alors qu’aujourd’hui ils conduisent au déficit des caisses d’assurance-maladie.
Dans un système privé, les abus conduisent forcément à une sanction de ceux qui les pratiquent
On a l’impression de nos jours que les abus ne provoquent fondamentalement que des remarques affligées sur le manque de discipline et de sens de la mesure chez certains praticiens. Pour une assurance privée, s’abstenir de prendre une sanction contre un médecin indélicat est impossible car cela signifie à terme faire faillite. En outre, une telle sanction est parfaitement efficace car elle n’est pas uniquement d’ordre juridique. Elle a une composante économique qui la rend incontournable, à savoir que tout médecin connu comme prescripteur excessif est exclu du réseau et perd rapidement sa clientèle et ses revenus.
Les arguments des opposants
Des rapports déséquilibrés
Un rapport marchand efficace suppose le respect des principes fondamentaux de la concurrence. Concrètement, il ne peut s’établir que si les deux intervenants sont, d’une part, libres d’échanger ou de ne pas échanger, d’autre part égaux dans les informations dont ils disposent au moment où a lieu l’échange. Or, la présence d’un patient dans un cabinet médical n’obéit pas à ces règles : il est contraint par la souffrance de venir voir le médecin, et il n’est pas l’égal du médecin.
On objecte en général trois arguments à la privatisation de la Sécurité sociale et à la mise en concurrence de compagnies d’assurances opérant dans ce domaine. Le premier est que les compagnies d’assurances cherchant à faire des profits, le coût pour les malades en serait accru. Précisons donc deux choses. La première est que la concurrence entre assureurs se chargera de contenir les profits et de réduire les coûts pour les patients. La seconde est que le coût réel est actuellement ignoré. Il est ignoré dès lors que tout le monde prétend que les dépenses de santé sont trop élevées pour le résultat obtenu. Il est surtout faussé du fait qu’il est reporté dans le temps par le biais du déficit. Comme les dirigeants de la Sécurité sociale s’accommodent de facto de ce déficit en se persuadant que la responsabilité en incombe à l’État et à la fatalité, il est un coût que le système actuel augmente sans ambiguïté, c’est celui que paieront les générations futures. Le deuxième argument s’appuie sur le cas des États-Unis dont les dépenses de santé comptent parmi les plus élevées du monde et qui seraient d’une inefficacité incroyable. Les compagnies d’assurances américaines qui prennent à leur charge l’essentiel de ces dépenses seraient incapables d’en contenir la dérive.
Une compagnie d’assurances modulerait ses primes selon les risques encourus
Et alors ? Le but n’est pas d’empêcher les gens de se soigner, mais d’éviter qu’ils ne le fassent mal et aux crochets des générations suivantes. Est-il venu à l’idée de qui que ce soit de limiter en France les dépenses de parapluies et de fixer un objectif de leur évolution d’une année sur l’autre, objectif que la météorologie rendrait plus ou moins facile à satisfaire ? Pourquoi brider les gens dans leur consommation de santé dès lors qu’ils sont prêts à payer ? Le troisième argument porte sur la dimension de solidarité sociale que jouerait le système actuel. Les pauvres seraient les grands perdants d’une privatisation de la Sécurité sociale. Cela n’est pas évident, car une compagnie d’assurances modulerait ses primes selon les risques encourus. Or, il est des risques, de l’accident de ski à celui d’automobile, qui sont plutôt concentrés dans les populations aisées. Surtout, l’idée que l’assurance-maladie se fonde sur une solidarité entre les riches et les pauvres est une idée qui vient perturber la définition même d’une politique de lutte contre la pauvreté. De plus en plus d’économistes ou de sociologues, comme Anthony Giddens, défendent cette idée que les États-providence sont en train de faillir à leur mission pour avoir voulu utiliser des aspects particuliers de la vie comme la maladie ou la vieillesse comme moyens de redistribution, sinon du revenu, du moins du bien-être.
Le recours à une assurance-maladie privée peut être rendu obligatoire. Cela permettra de revenir à la mission première d’une politique de santé : fournir aux malades les moyens de se soigner, qui ils soient. Simultanément, l’État dispose, s’il veut réduire les inégalités, du maniement de la fiscalité, y compris sous forme d’impôt négatif.
Évaluer l’efficacité médicale
Une approche qualitative
L’enjeu d’une politique de santé ne s’évalue pas à son coût. Il s’évalue d’abord et avant tout au rapport qualité-prix, c’est-à-dire à la capacité du gestionnaire du système de déterminer si les services rendus sont conformes au prix payé. Il s’évalue ensuite au respect de l’exigence de l’équilibre des comptes. L’obsession quantitative dans la politique de santé n’a aucune raison d’être et doit être remplacée par une approche qualitative, que seule une instance ayant intérêt à payer le bon prix peut assumer.
La privatisation de la Sécurité sociale permettrait de résoudre deux problèmes : celui, lancinant, du déficit, qui dans le système actuel n’est pas résolu ; celui de l’évaluation de l’efficacité médicale dans la mesure où l’introduction d’un processus de marché imposerait des éléments d’appréciation objectifs des dépenses, alors qu’aujourd’hui tout repose sur des rapports de force politiques entre la technostructure de la Cnam et de celle de l’État, au travers notamment des Agences régionales de l’hospitalisation et les représentants des professions médicales.
2 Commentaires
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La valeur de la santé
L’auteur traite de l’éventuelle privatisation de l’assurance maladie. Son paradigme est celui de l’assurance automobile obligatoire. Mais la santé n’est pas une chose, aisément évaluable. Des exemples étrangers montrent que ce modèle est fort problématique, quant à l’accès aux soins.
faut-il privatiser les assurances sociales ?
Voir l’article de Jacques Sapir sur le même sujet ; utiliser des statistiques pour sa thèse. http://russeurope.hypotheses.org/2850
quel est l’avis de Jean-Marc Daniel sur sa thèse. Les chiffres des US et de la France couvrent-ils le même domaine ?