Faut-il réinventer l’aménagement du territoire ?
L’équipement et l’aménagement du territoire ont longtemps été mobilisés pour de grands projets au service de notre rayonnement international, sous l’impulsion de l’État. Aujourd’hui, le développement des territoires est pensé presque exclusivement comme une affirmation du local, face à une certaine impuissance de l’État. Cette affirmation est souvent très créative et elle contraste heureusement avec la morosité constatée au niveau national. Mais son horizon reste borné à des projets d’envergure limitée. Le temps des grands projets territoriaux est-il définitivement derrière nous ?
Les trajectoires économiques et territoriales sont intimement mêlées. Distinguons trois grands moments dans ce couplage. Le premier est celui des trente glorieuses, ces trois décennies qui ont remodelé en profondeur notre pays et qui constituent encore la matrice de notre présent. La reconstruction des villes, la modernisation des modes de vie (automobile, équipement ménager, etc.) et le développement de nouvelles infrastructures technologiques (défense, énergie, télécommunications) ont tiré la croissance, inégalée depuis lors. La mosaïque d’économies locales spécialisées qui était celle de la France ancienne a été laminée dans un processus d’intégration à l’échelle nationale, sous l’égide de l’État et des grands groupes nationaux en formation.
REPÈRES
La politique d’aménagement du territoire inventée dans les années 1960, qui avait pour objectif premier de limiter la croissance parisienne, a réussi en ce sens que celle-ci a été fortement freinée. La région capitale s’est désindustrialisée. Mais le paradoxe est que, simultanément, Paris est devenu le véritable cœur de l’industrie nationale et d’un territoire économique bien plus intégré que celui de l’Allemagne ou de l’Italie.
Pour la première fois de son histoire, le territoire français est devenu une économie intégrée. Seuls ont subsisté quelques systèmes productifs locaux, comme le décolletage dans la vallée de l’Arve. Les industries nouvelles, souvent parisiennes, ont déplacé leurs usines pour aller à la rencontre de la main‑d’œuvre libérée par les gains de productivité dans l’agriculture, multipliant les sites dans les villes moyennes et les campagnes de la moitié nord de la France. Mais les activités de conception et de direction sont restées concentrées dans les grandes villes et surtout à Paris. Durant toute cette période, l’État central est directement à la manœuvre et pilote de grands projets comme la sidérurgie sur l’eau (Fos et Dunkerque), l’équipement énergétique, la reconversion des bassins charbonniers. L’État oriente directement la géographie des secteurs en croissance (automobile au secours des bassins miniers, téléphonie en Bretagne, etc.).
Un nouveau paradigme dans les années 80
À partir des années 1980, une nouvelle étape s’ouvre. Les groupes nationaux choisissent de s’internationaliser vigoureusement, et l’industrie cesse de créer des emplois en France. L’État se voit ainsi retirer le levier principal de sa géographie volontaire, car les emplois tertiaires qui prennent le relai de la croissance sont beaucoup plus diffus et moins « manipulables » que ceux des groupes industriels. Parallèlement, la décentralisation politique engagée dès le début du premier septennat de François Mitterrand change profondément la donne institutionnelle.
“Le cœur des projets bascule clairement
du côté des enjeux écologiques.”
Un nouveau paradigme émerge alors, qu’on peut qualifier de développement local. L’idée est que la création d’emplois (objectif premier des élus) ne peut pas être entièrement exogène. Il faut compter sur les forces propres du territoire. Celui-ci devient ainsi un agent actif et pas seulement un lieu d’application de politiques venues du niveau étatique. Les territoires locaux, à diverses échelles, sont repensés non plus comme des stocks de ressources génériques, mais comme les matrices d’un développement fondé sur des ressources spécifiques : compétences locales accumulées, mais aussi facteurs plus subtils comme les potentiels de confiance entre acteurs ou les capacités coopératives des sociétés locales (tout ce qu’on pourrait appeler, d’un terme un peu trop vague, le « capital social local »).
Dans cette vision, les territoires locaux, loin d’être disqualifiés par la mondialisation, jouent au contraire un rôle essentiel comme base d’appui pour les stratégies gagnantes, en ce qu’ils fournissent des ressources relationnelles essentielles dans le contexte ouvert et incertain de la globalisation. Les grandes villes, de leur côté, se considèrent progressivement comme des acteurs capables de jouer leur propre jeu à l’international (l’exemple le plus net étant ici celui de Lyon).
Vers un néolocalisme ?
Ce modèle du développement local reste pertinent, à mon sens, et bien des exemples français et étrangers montrent que les territoires qui s’appuient sur un fort capital social et culturel sont ceux qui s’en sortent le mieux. La nouvelle vague d’affirmation territoriale à laquelle nous assistons aujourd’hui s’inscrit en partie dans la continuité de ce paradigme. Mais elle s’en écarte aussi par de multiples aspects, et c’est pourquoi on peut parler d’une troisième étape. Lorsqu’on observe la floraison actuelle d’innovations locales, on voit d’abord que, si la création d’activités et d’emplois reste un enjeu fort, le cœur des projets bascule clairement du côté des enjeux écologiques. Circuits courts de toute nature, économie circulaire, alimentation de qualité et de proximité, valorisation patrimoniale, recherche d’autonomie voire d’autosuffisance : tels sont les thèmes dominants.
“La question du vivant devient centrale
dans l’aménagement territorial.”
La question du vivant devient centrale, alors qu’elle n’était guère, dans l’aménagement territorial à l’ancienne, qu’une sorte de décor passif. Les acteurs de ce renouveau territorial viennent surtout de la société dite civile : associations, entrepreneurs (sociaux ou non), professionnels, jeunes diplômés. Le monde politique local est souvent pris de court et ne sait pas toujours comment intégrer ces nouveaux acteurs, qui professent volontiers leur défiance à l’égard des institutions. Même lorsque les élus prennent le leadership, la dimension supralocale reste au second plan. Les projets se sont référés à des enjeux globaux (le climat, la biodiversité, la planète), plus que nationaux ou européens. La proximité tend à devenir une valeur en soi, et non plus un atout pour partir à la conquête du monde, comme dans le schéma du développement local.
Cette exaltation du local mérite évidemment d’être interrogée de manière critique. Elle tangente parfois les idéologies du repli. Mais, face à ce que beaucoup considèrent comme un immobilisme de l’État et des structures nationales, elle alimente une vraie énergie du changement. Agissons petit, mais agissons : tel est le mot d’ordre. Cette vision tire aussi sa force de sa congruence avec une mutation plus globale des valeurs, notamment dans les jeunes générations : recherche de l’autonomie, du contrôle de sa trajectoire de vie, devenue la valeur cardinale, avant la recherche de sécurité ; recherche du sens à donner à l’activité professionnelle et au parcours de vie en général ; volonté de maîtriser les produits de son activité, amenant à une préférence pour l’activité de courte portée, éventuellement modeste, mais visible et tangible, par rapport à celle qui est insérée dans de longues chaînes bureaucratiques ou productives devenues abstraites.
Un peu de géographie : la montée des métropoles…
Une vision très répandue au cours des années récentes a été celle d’une France coupée en deux. Il y aurait d’un côté les métropoles, grandes gagnantes de la mondialisation, et de l’autre les territoires en déshérence, oubliés, voire abandonnés : ceux des petites villes, du monde rural, des périphéries. La crise des Gilets jaunes a souvent été interprétée comme une révolte de cette France périphérique contre la France des élites retranchées dans les grandes villes. Mais cette vision est simpliste, et même franchement fausse par divers aspects.
“La vision d’une France
coupée en deux est fausse.”
La « métropolisation », certes, est une réalité incontestable. Dans la décennie 1980, la région parisienne a concentré une très large partie de la croissance en emplois, notamment parce qu’elle a profité directement de l’internationalisation en cours de l’économie. Mais le schéma monocentrique que l’on pouvait craindre ne s’est pas réalisé.
Profitant d’un rapport entre qualité et coût de la vie bien plus favorable qu’en région parisienne, de l’effet TGV et de la dynamique de la décentralisation, un groupe de grandes villes régionales a connu une croissance soutenue. Le solde migratoire entre la capitale et le reste du pays, très positif pour les 18–25 ans, s’est renversé pour les âges ultérieurs, au profit des régions et des villes plus attractives, surtout vers l’ouest et le sud du pays.
Sur la carte s’est dessinée une sorte de grand U de la croissance : de Rennes à Lyon, en passant par Nantes, Bordeaux, Toulouse, Montpellier. Après 2008, ces villes ont capté une part considérable des soldes positifs d’emplois. Le calcul des PIB est discutable, mais donne des ordres de grandeur : l’Île-de-France représente désormais un tiers du PIB national, les dix principales villes de province un cinquième ; les villes moyennes et petites et les zones rurales représentent la moitié restante.
… ne justifie pas la thèse de la France duale
Ces constats, toutefois, ne justifient nullement la thèse de la France coupée en deux.
D’abord, toutes les métropoles ne connaissent pas le dynamisme de celles qu’on a citées.
Deuxièmement, de nombreuses villes moyennes affichent, en termes relatifs, des performances supérieures (Vitré, Figeac, Molsheim, et beaucoup d’autres).
Troisièmement, en valeur absolue, la grande majorité des pauvres vit dans les métropoles, et non dans les zones peu denses.
Enfin le revenu médian des zones peu denses est égal ou légèrement supérieur à celui des métropoles. Les inégalités entre grands territoires, régions ou départements, qui étaient très fortes dans la France des trente glorieuses, sont désormais lissées : les inégalités fortes sont surtout locales.
Certes, il y a en France de grands territoires continus qui sont globalement en perte de vitesse, surtout dans le Nord et l’Est, qui subissent la double peine du manque d’attractivité climatique et de la désindustrialisation. Mais la réalité dominante de la France non métropolitaine est celle d’un étonnant patchwork, où des territoires très actifs côtoient des zones en déprise, sans que l’on puisse assigner à ces contrastes des explications économiques ou géographiques claires.
Sur le fond d’une France désormais très homogène en termes de ressources collectives (infrastructures, équipements publics) et où les flux de redistribution interterritoriaux sont massifs (voir l’article de Laurent Davezies), c’est la capacité entrepreneuriale, souvent enracinée dans l’histoire, qui fait la différence.
La métropole-réseau française, atout majeur
La Chine a décidé d’organiser son réseau urbain en grappes reliant par TGV ses principales mégalopoles avec des villes millionnaires proches, afin d’éviter la saturation des premières, tout en bénéficiant d’effets d’agglomération élargis. La France, qui a la même population que le delta de la rivière des Perles (Hong Kong, Shenzhen, Guangdong), dispose déjà d’un tel réseau, avec Paris et les grandes villes régionales, presque toutes à moins de trois heures de TGV.
De fait, ce réseau crée progressivement une sorte de métropole distribuée unique, permettant l’accès dans la journée à une part considérable des ressources du pays, quel que soit le point de départ. C’est une configuration extraordinaire, un atout majeur pour le pays, qui devrait être davantage valorisé.
Réinventer l’aménagement du territoire ?
En septembre 2020, 65 % des Français pensent que la France doit davantage se protéger du monde d’aujourd’hui. Ce taux est le plus élevé enregistré depuis des années. Dans ce contexte, le retour des territoires et le néolocalisme sont ambivalents. D’un côté, la créativité et l’intelligence collective qui transforment nos territoires sont rassurantes, de même que le passage d’un aménagement frontal et souvent brutal à un ménagement plus subtil des ressources. Mais la mutation écologique ne pourra pas être portée par la seule addition de mesures locales comme celles qui sont aujourd’hui prônées. Et la somme des aménagements territoriaux ne fait pas un aménagement du territoire, pris globalement.
Quelle vision globale avons-nous aujourd’hui de la logistique ou de la gestion des déchets, par exemple ? Des projets plus ambitieux sont nécessaires, qui ne pourront être portés qu’à l’échelle nationale et européenne. Quant à l’affirmation géopolitique de notre continent, face à l’Asie et à l’Amérique – pour défendre nos valeurs, assurer notre indépendance et peser sur les choix mondiaux essentiels – elle semble désormais totalement découplée de notre politique territoriale.
“La somme des aménagements territoriaux
ne fait pas un aménagement du territoire.”
On compte sur les doigts de la main les projets territoriaux, comme celui de Saclay ou du Grand Paris, qui ont une ambition internationale forte. Les Pays-Bas continuent à gérer leur territoire comme un atout central de leur position dans le monde. Le Royaume-Uni envisage des projets éoliens en mer vraiment novateurs.
Sans rêver d’un retour au colbertisme aménagiste d’antan, les exemples ne manquent pas, pourtant, de domaines où des projets nationaux et européens seraient bienvenus. Prenons-en un seul, pour illustrer le propos : celui des transports urbains. Une part très importante des émissions carbonées vient des déplacements périphériques des plus grandes agglomérations. Ni Lyon, ni Aix-Marseille, ni Toulouse, ni l’ensemble Lille-Bassin minier ne disposent aujourd’hui d’un réseau de type RER, et l’insuffisance de l’offre est la limite principale de la décarbonation. Ne serait-ce pas le moment de lancer quelques projets de ce type, en assumant l’entorse à l’égalité du saupoudrage ?