Faut-il renoncer au plein emploi ?
Un mythe s’installe : celui de la fin du travail. Il a ses théoriciens et ses propagandistes. Il exprime un doute devant la mondialisation, la révolution de l’information, un doute devant le progrès, qui est beaucoup plus profond que celui instillé jadis par le Club de Rome, un doute comme il en surgit toujours quand le choc est trop fort, quand le changement est trop rapide et quand les repères s’effacent.
La « fin du travail », c’est l’expression de la vieille angoisse de l’homme stupéfait par sa propre puissance et qui craint que les choses finissent par lui échapper, comme si le progrès technique et la productivité devaient fatalement conduire l’homme à se passer de l’homme. Une autre façon de dire que l’histoire est toujours tragique, plutôt qu’une leçon d’économie parce que, d’un point de vue strictement économique, la question est réglée depuis longtemps.
Comme le note Robert Solow, théoricien de la croissance et prix Nobel : » l’idée selon laquelle le travail est toujours sur le point d’être rendu obsolète par la mécanisation, l’automatisation ou l’informatique n’est absolument pas fondée, que ce soit en théorie ou dans les faits. »
Il ne faut pourtant pas sous-estimer le crédit que la crise et l’explosion du chômage ont redonné à la vieille hypothèse malthusienne du chômage technologique, prisonnière de l’arithmétique et de la comptabilité, qui tient le travail pour une quantité constante et l’économie pour quelque chose de statique.
Force est de constater que l’économie mondiale n’a peut-être jamais créé autant d’emplois même s’il est de plus en plus évident que l’emploi non qualifié a de plus en plus de mal à trouver sa place dans la mutation en cours. Force est de constater aussi que certains gèrent beaucoup mieux cette transition que d’autres.
Cela ne veut pas dire pour autant qu’il existerait un modèle unique sur lequel il suffirait de s’aligner pour que tout soit résolu, ne serait-ce que parce qu’en économie l’histoire compte et parce qu’aucune région n’a la même histoire.
Partout il faut prendre l’histoire là où elle en est et les gens tels qu’ils sont. Un pays n’est pas une page blanche et il ne suffit pas de proclamer la modernisation des structures et la fin des avantages acquis pour que tout soit accompli.
Chacun doit, tout à la fois, tirer les leçons des expériences des autres et trouver sa propre voie en fonction de ce qu’il est et de la situation dans laquelle il se trouve placé.
Et dans les sociétés comme les nôtres, – que Jacques Rueff appelait les « sociétés prométhéennes » – pour des raisons qui ne sont pas qu’économiques mais qui sont aussi sociologiques, psychologiques et culturelles, le retour de la croissance et d’une certaine forme de plein emploi est la condition nécessaire, même si elle n’est pas suffisante, pour sortir de la crise.
Car la société française est bel et bien en crise, au sens où elle se trouve dans une situation qui combine le déclin économique avec une rupture du lien social d’autant plus intolérable pour un pays dont le problème a toujours été celui de son unité, qu’elle annonce de plus en plus clairement l’avènement du communautarisme et des tribus au fur et à mesure que la solidarité nationale s’efface derrière les solidarités de proximité et la charité privée.
Il ne s’agit évidemment pas d’essayer de renouer avec le modèle de développement des trente glorieuses, tant les choses ont changé depuis trente ans. Mais il s’agit de bien comprendre qu’il est absolument impossible de se résigner à la stagnation de l’activité, au chômage et à la précarité comme si la société allait finalement s’adapter d’elle-même à cette nouvelle donne. Il s’agit de comprendre que le chômage de masse et l’insécurité de la relation de travail ne sont pas les caractéristiques d’une nouvelle forme d’organisation sociale plus mobile et plus performante, mais quelque chose de dramatique qui détruit de l’intérieur l’économie et la société.
Si la société s’adapte c’est plus souvent pour le pire que pour le meilleur. C’est par l’exclusion et la discrimination. C’est en fabriquant de l’angoisse, de la violence et de l’anomie. C’est au prix de la fin d’une certaine idée de la République, de la citoyenneté et de l’égalité.
Ce à quoi nous nous résignerions si nous renoncions à nous battre contre le chômage, contre la précarité et pour la croissance, c’est à un monde dominé par la loi du plus fort et par la peur du lendemain. Un monde dans lequel il y aurait un noyau dur de l’emploi stable qui ne cesserait de se réduire et à la porte duquel se formerait une file d’attente de plus en plus longue, dont la moyenne d’âge et le niveau de formation seraient de plus en plus élevés et dont les places seraient sans arrêt redistribuées.
Déjà plus personne n’envisage ni sa vie professionnelle ni ses engagements à long terme sans prendre en compte le risque d’être, à un moment ou à un autre, privé d’emploi.
Il y a une angoisse du chômage qui pèse sur les comportements économiques et sociaux, sur les stratégies patrimoniales et sur les choix familiaux.
On sait depuis les travaux de Maurice Allais que, d’un point de vue rationnel, le comportement n’est pas le même au voisinage de la certitude et quand le risque est significativement élevé. Et ce qui caractérise le chômage de masse c’est précisément que chacun sait que tout le monde n’est pas touché mais que tout le monde peut l’être.
On sait aussi que le risque de perte d’emploi est d’autant mieux supporté que le patrimoine est suffisamment important pour amortir les chocs et que l’assurance chômage couvre bien la perte de revenu.
Hélas, tout se tient. Les Français sont passés d’une situation dans laquelle le risque de chômage était faible, l’assurance chômage très protectrice, et l’accès au patrimoine facile, à une situation où, le risque de chômage est élevé, l’assurance chômage réduite, et l’accès au patrimoine très difficile.
Au cours des trente glorieuses, la croissance des revenus, la faible taxation du travail, le niveau très bas, souvent négatif, des taux d’intérêt réels et le faible prix de l’immobilier ouvraient au plus grand nombre la possibilité de se constituer rapidement un patrimoine permettant d’envisager d’éventuels accidents de carrières avec sérénité, alors même que ces accidents étaient plutôt rares.
Désormais, la faible croissance des revenus, la plus forte taxation du travail et la plus faible imposition du capital, le niveau très élevé des taux d’intérêt réels, la pénurie du crédit, l’augmentation du prix relatif de l’immobilier, malgré la forte correction survenue au cours des dernières années, ferment à beaucoup de ceux qui n’ont pas un capital de départ la possibilité d’accéder au patrimoine et à la sécurité qu’il confère, alors que les accidents professionnels sont plus fréquents et que la notion même de carrière tend à disparaître.
Entre celui qui est propriétaire de son logement et qui perçoit des revenus financiers et celui qui doit faire face à des charges fixes élevées de loyers ou de remboursements pour conserver son logement, on comprend que la perception du chômage et du risque qu’il représente ne soit pas du tout la même.
Dans une société organisée autour de l’idée de progrès, de la valeur travail et du salariat, le fait que le chômage de masse et la précarité soient devenus des réalités, que le renouvellement des générations ne s’accompagne plus de hausses significatives de niveau de vie et que les nouvelles générations comptent de plus en plus de ménages pauvres1, est logiquement très mal ressenti.
Dans une société tout entière vouée à l’expansion et profondément marquée par le prodigieux essor des trente glorieuses, dès lors qu’il ne suffit plus de bien travailler pour être à l’abri de tout accident professionnel, et de bien étudier pour réussir son insertion sociale, dès lors que plus personne n’est assuré que sa situation future sera meilleure que sa situation actuelle et que les enfants vivront mieux que leurs parents, on peut s’attendre à ce que toutes les représentations collectives soient brouillées et tous les comportements déstabilisés.
Dans une société habituée à être tout entière tirée vers le haut par le progrès technique, le progrès économique, le progrès social et les avantages acquis, l’apparition pour le plus grand nombre d’un risque significatif de régression momentanée, voire de se trouver placé à un moment ou à un autre sur une trajectoire descendante, altère forcément la psychologie collective et la manière dont cette société envisage son avenir. Ce qui ne peut que contribuer à freiner le dynamisme de l’économie, à aggraver encore la situation de l’emploi et à creuser les déficits.
On ne peut pas se résigner au chômage de masse et à la précarité parce que ce serait se résigner au pire.
On ne peut pas céder à la tentation de dire que « la France va bien » ni à celle de dire que « contre le chômage nous avons tout essayé ».
Parce que la France ne va pas bien et parce que, forcément, contre le chômage nous n’avons pas tout essayé.
Le doute, la perte de confiance dans l’avenir et dans le progrès ont pour corollaire une incapacité croissante à penser le développement, l’investissement, et la création de richesses.
Et à force de ne plus penser la croissance, on finit par perdre de vue ses ressorts et par fabriquer un jeu à somme nulle qui n’obéit qu’à l’arithmétique, pas à cause de la nature des choses mais à cause de l’idée qu’on s’en fait et des conclusions qu’on en tire.
Le travail ne disparaîtra pas parce que c’est le sens de l’histoire, mais par la conséquence de ce que nous avons décidé de faire en fonction de la manière dont nous nous représentons l’économie.
Si tous nos réflexes deviennent malthusiens, si tout est fait pour freiner le développement de l’activité et accélérer la désindustrialisation et si toutes les charges collectives sont assises sur les salaires, alors forcément le travail se raréfiera. Il faut se méfier des équations trop simples qui lient mécaniquement la productivité, la production et l’emploi et qui en focalisant l’attention sur la productivité apparente du travail rendent le raisonnement tautologique au point d’oublier que le travail n’est pas une quantité partageable sur laquelle il faut répartir la production mais la source même de la création de richesse et que s’il devait exister une limite naturelle au développement endogène de l’activité elle ne pourrait venir que de l’invérifiable et improbable hypothèse de la saturation des besoins et en aucun cas d’un rythme trop rapide d’augmentation de la productivité.
Cela ne veut pas dire que, l’offre créant sa propre demande, il ne peut pas y avoir de désajustements à court terme. La réorganisation du système productif, l’adaptation des qualifications et le redéploiement des ressources et des demandes ne peuvent être ni spontanés ni instantanés. À fortiori lorsque le choc est violent.
Mais le problème ce n’est pas tant le choc lui-même que le diagnostic sur la gravité de la situation et sur son caractère plus ou moins inéluctable.
Si l’on ne trouve pas la situation très grave on se contentera de quelques ajustements micro-économiques à la marge qui se traduisent surtout par davantage de flexibilité, sans mesurer combien l’effet de la flexibilité, qui peut être positif au voisinage du plein emploi, est désastreux quand le marché du travail est totalement déséquilibré et sans voir que l’économie a besoin de stabilité et même d’un certain degré d’inertie.
Si l’on trouve le chômage inéluctable parce qu’on pense qu’il y aura désormais de moins en moins de travail, on se contentera d’essayer de le partager en oubliant que jusqu’à présent la diminution de la durée du travail a toujours été le résultat d’un arbitrage entre davantage de revenu et davantage de loisir et que l’obstacle de la préservation du pouvoir d’achat sans alourdissement du coût du travail est bien difficile à franchir dans un contexte de stagnation.
Qu’on le veuille ou non la question de l’emploi en France est d’abord une question macro-économique, c’est d’abord une question de stratégie de développement. Qu’on le veuille ou non, c’est exactement la leçon qu’on doit tirer de ce qui se passe ailleurs dans le monde.
Le problème auquel nous devons faire face est celui de la gestion macro-économique, sociale et culturelle d’un formidable choc technologique et concurrentiel qui exige des efforts de coordination et d’investissements sans précédent.
Raison de plus pour ne pas renoncer à l’objectif du plein emploi dont l’abandon signifierait que le volontarisme économique n’est plus de mise, que la lutte contre le chômage n’est plus la priorité absolue de nos politiques publiques et que la porte est ouverte à tous les renoncements.
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1. Il s’agit de pauvreté relative.
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EBR
Malheureusement cette fois-ci, il n’y aura pas de 4ème secteur pour sauver le tertiaire. Cette évolution vient confirmer la nécessité du nouveau concept social appelé Économie Basée sur les Ressources et développé chaque jour par des milliers de personnes au sein du Projet Venus.