Faut-il renoncer au plein emploi ?

Dossier : L'emploiMagazine N°527 Septembre 1997
Par Henri GUAINO

Un mythe s’ins­talle : celui de la fin du tra­vail. Il a ses théo­ri­ciens et ses pro­pa­gan­distes. Il exprime un doute devant la mon­dia­li­sa­tion, la révo­lu­tion de l’in­for­ma­tion, un doute devant le pro­grès, qui est beau­coup plus pro­fond que celui ins­til­lé jadis par le Club de Rome, un doute comme il en sur­git tou­jours quand le choc est trop fort, quand le chan­ge­ment est trop rapide et quand les repères s’effacent.

La « fin du tra­vail », c’est l’ex­pres­sion de la vieille angoisse de l’homme stu­pé­fait par sa propre puis­sance et qui craint que les choses finissent par lui échap­per, comme si le pro­grès tech­nique et la pro­duc­ti­vi­té devaient fata­le­ment conduire l’homme à se pas­ser de l’homme. Une autre façon de dire que l’his­toire est tou­jours tra­gique, plu­tôt qu’une leçon d’é­co­no­mie parce que, d’un point de vue stric­te­ment éco­no­mique, la ques­tion est réglée depuis longtemps.

Comme le note Robert Solow, théo­ri­cien de la crois­sance et prix Nobel :  » l’i­dée selon laquelle le tra­vail est tou­jours sur le point d’être ren­du obso­lète par la méca­ni­sa­tion, l’au­to­ma­ti­sa­tion ou l’in­for­ma­tique n’est abso­lu­ment pas fon­dée, que ce soit en théo­rie ou dans les faits. » 

Il ne faut pour­tant pas sous-esti­mer le cré­dit que la crise et l’ex­plo­sion du chô­mage ont redon­né à la vieille hypo­thèse mal­thu­sienne du chô­mage tech­no­lo­gique, pri­son­nière de l’a­rith­mé­tique et de la comp­ta­bi­li­té, qui tient le tra­vail pour une quan­ti­té constante et l’é­co­no­mie pour quelque chose de statique.

Force est de consta­ter que l’é­co­no­mie mon­diale n’a peut-être jamais créé autant d’emplois même s’il est de plus en plus évident que l’emploi non qua­li­fié a de plus en plus de mal à trou­ver sa place dans la muta­tion en cours. Force est de consta­ter aus­si que cer­tains gèrent beau­coup mieux cette tran­si­tion que d’autres.

Cela ne veut pas dire pour autant qu’il exis­te­rait un modèle unique sur lequel il suf­fi­rait de s’a­li­gner pour que tout soit réso­lu, ne serait-ce que parce qu’en éco­no­mie l’his­toire compte et parce qu’au­cune région n’a la même histoire.

Henri GUAINOPar­tout il faut prendre l’his­toire là où elle en est et les gens tels qu’ils sont. Un pays n’est pas une page blanche et il ne suf­fit pas de pro­cla­mer la moder­ni­sa­tion des struc­tures et la fin des avan­tages acquis pour que tout soit accompli.

Cha­cun doit, tout à la fois, tirer les leçons des expé­riences des autres et trou­ver sa propre voie en fonc­tion de ce qu’il est et de la situa­tion dans laquelle il se trouve placé.

Et dans les socié­tés comme les nôtres, – que Jacques Rueff appe­lait les « socié­tés pro­mé­théennes » – pour des rai­sons qui ne sont pas qu’é­co­no­miques mais qui sont aus­si socio­lo­giques, psy­cho­lo­giques et cultu­relles, le retour de la crois­sance et d’une cer­taine forme de plein emploi est la condi­tion néces­saire, même si elle n’est pas suf­fi­sante, pour sor­tir de la crise.

Car la socié­té fran­çaise est bel et bien en crise, au sens où elle se trouve dans une situa­tion qui com­bine le déclin éco­no­mique avec une rup­ture du lien social d’au­tant plus into­lé­rable pour un pays dont le pro­blème a tou­jours été celui de son uni­té, qu’elle annonce de plus en plus clai­re­ment l’a­vè­ne­ment du com­mu­nau­ta­risme et des tri­bus au fur et à mesure que la soli­da­ri­té natio­nale s’ef­face der­rière les soli­da­ri­tés de proxi­mi­té et la cha­ri­té privée.

Il ne s’a­git évi­dem­ment pas d’es­sayer de renouer avec le modèle de déve­lop­pe­ment des trente glo­rieuses, tant les choses ont chan­gé depuis trente ans. Mais il s’a­git de bien com­prendre qu’il est abso­lu­ment impos­sible de se rési­gner à la stag­na­tion de l’ac­ti­vi­té, au chô­mage et à la pré­ca­ri­té comme si la socié­té allait fina­le­ment s’a­dap­ter d’elle-même à cette nou­velle donne. Il s’a­git de com­prendre que le chô­mage de masse et l’in­sé­cu­ri­té de la rela­tion de tra­vail ne sont pas les carac­té­ris­tiques d’une nou­velle forme d’or­ga­ni­sa­tion sociale plus mobile et plus per­for­mante, mais quelque chose de dra­ma­tique qui détruit de l’in­té­rieur l’é­co­no­mie et la société.

Si la socié­té s’a­dapte c’est plus sou­vent pour le pire que pour le meilleur. C’est par l’ex­clu­sion et la dis­cri­mi­na­tion. C’est en fabri­quant de l’an­goisse, de la vio­lence et de l’a­no­mie. C’est au prix de la fin d’une cer­taine idée de la Répu­blique, de la citoyen­ne­té et de l’égalité.

Ce à quoi nous nous rési­gne­rions si nous renon­cions à nous battre contre le chô­mage, contre la pré­ca­ri­té et pour la crois­sance, c’est à un monde domi­né par la loi du plus fort et par la peur du len­de­main. Un monde dans lequel il y aurait un noyau dur de l’emploi stable qui ne ces­se­rait de se réduire et à la porte duquel se for­me­rait une file d’at­tente de plus en plus longue, dont la moyenne d’âge et le niveau de for­ma­tion seraient de plus en plus éle­vés et dont les places seraient sans arrêt redistribuées.

Déjà plus per­sonne n’en­vi­sage ni sa vie pro­fes­sion­nelle ni ses enga­ge­ments à long terme sans prendre en compte le risque d’être, à un moment ou à un autre, pri­vé d’emploi.

Il y a une angoisse du chô­mage qui pèse sur les com­por­te­ments éco­no­miques et sociaux, sur les stra­té­gies patri­mo­niales et sur les choix familiaux.

On sait depuis les tra­vaux de Mau­rice Allais que, d’un point de vue ration­nel, le com­por­te­ment n’est pas le même au voi­si­nage de la cer­ti­tude et quand le risque est signi­fi­ca­ti­ve­ment éle­vé. Et ce qui carac­té­rise le chô­mage de masse c’est pré­ci­sé­ment que cha­cun sait que tout le monde n’est pas tou­ché mais que tout le monde peut l’être.

On sait aus­si que le risque de perte d’emploi est d’au­tant mieux sup­por­té que le patri­moine est suf­fi­sam­ment impor­tant pour amor­tir les chocs et que l’as­su­rance chô­mage couvre bien la perte de revenu.

Hélas, tout se tient. Les Fran­çais sont pas­sés d’une situa­tion dans laquelle le risque de chô­mage était faible, l’as­su­rance chô­mage très pro­tec­trice, et l’ac­cès au patri­moine facile, à une situa­tion où, le risque de chô­mage est éle­vé, l’as­su­rance chô­mage réduite, et l’ac­cès au patri­moine très difficile.

Au cours des trente glo­rieuses, la crois­sance des reve­nus, la faible taxa­tion du tra­vail, le niveau très bas, sou­vent néga­tif, des taux d’in­té­rêt réels et le faible prix de l’im­mo­bi­lier ouvraient au plus grand nombre la pos­si­bi­li­té de se consti­tuer rapi­de­ment un patri­moine per­met­tant d’en­vi­sa­ger d’é­ven­tuels acci­dents de car­rières avec séré­ni­té, alors même que ces acci­dents étaient plu­tôt rares.

Désor­mais, la faible crois­sance des reve­nus, la plus forte taxa­tion du tra­vail et la plus faible impo­si­tion du capi­tal, le niveau très éle­vé des taux d’in­té­rêt réels, la pénu­rie du cré­dit, l’aug­men­ta­tion du prix rela­tif de l’im­mo­bi­lier, mal­gré la forte cor­rec­tion sur­ve­nue au cours des der­nières années, ferment à beau­coup de ceux qui n’ont pas un capi­tal de départ la pos­si­bi­li­té d’ac­cé­der au patri­moine et à la sécu­ri­té qu’il confère, alors que les acci­dents pro­fes­sion­nels sont plus fré­quents et que la notion même de car­rière tend à disparaître.

Entre celui qui est pro­prié­taire de son loge­ment et qui per­çoit des reve­nus finan­ciers et celui qui doit faire face à des charges fixes éle­vées de loyers ou de rem­bour­se­ments pour conser­ver son loge­ment, on com­prend que la per­cep­tion du chô­mage et du risque qu’il repré­sente ne soit pas du tout la même.

Dans une socié­té orga­ni­sée autour de l’i­dée de pro­grès, de la valeur tra­vail et du sala­riat, le fait que le chô­mage de masse et la pré­ca­ri­té soient deve­nus des réa­li­tés, que le renou­vel­le­ment des géné­ra­tions ne s’ac­com­pagne plus de hausses signi­fi­ca­tives de niveau de vie et que les nou­velles géné­ra­tions comptent de plus en plus de ménages pauvres1, est logi­que­ment très mal ressenti.

Dans une socié­té tout entière vouée à l’ex­pan­sion et pro­fon­dé­ment mar­quée par le pro­di­gieux essor des trente glo­rieuses, dès lors qu’il ne suf­fit plus de bien tra­vailler pour être à l’a­bri de tout acci­dent pro­fes­sion­nel, et de bien étu­dier pour réus­sir son inser­tion sociale, dès lors que plus per­sonne n’est assu­ré que sa situa­tion future sera meilleure que sa situa­tion actuelle et que les enfants vivront mieux que leurs parents, on peut s’at­tendre à ce que toutes les repré­sen­ta­tions col­lec­tives soient brouillées et tous les com­por­te­ments déstabilisés.

Dans une socié­té habi­tuée à être tout entière tirée vers le haut par le pro­grès tech­nique, le pro­grès éco­no­mique, le pro­grès social et les avan­tages acquis, l’ap­pa­ri­tion pour le plus grand nombre d’un risque signi­fi­ca­tif de régres­sion momen­ta­née, voire de se trou­ver pla­cé à un moment ou à un autre sur une tra­jec­toire des­cen­dante, altère for­cé­ment la psy­cho­lo­gie col­lec­tive et la manière dont cette socié­té envi­sage son ave­nir. Ce qui ne peut que contri­buer à frei­ner le dyna­misme de l’é­co­no­mie, à aggra­ver encore la situa­tion de l’emploi et à creu­ser les déficits.

On ne peut pas se rési­gner au chô­mage de masse et à la pré­ca­ri­té parce que ce serait se rési­gner au pire.

On ne peut pas céder à la ten­ta­tion de dire que « la France va bien » ni à celle de dire que « contre le chô­mage nous avons tout essayé ».

Parce que la France ne va pas bien et parce que, for­cé­ment, contre le chô­mage nous n’a­vons pas tout essayé.

Le doute, la perte de confiance dans l’a­ve­nir et dans le pro­grès ont pour corol­laire une inca­pa­ci­té crois­sante à pen­ser le déve­lop­pe­ment, l’in­ves­tis­se­ment, et la créa­tion de richesses.

Et à force de ne plus pen­ser la crois­sance, on finit par perdre de vue ses res­sorts et par fabri­quer un jeu à somme nulle qui n’o­béit qu’à l’a­rith­mé­tique, pas à cause de la nature des choses mais à cause de l’i­dée qu’on s’en fait et des conclu­sions qu’on en tire.

Le tra­vail ne dis­pa­raî­tra pas parce que c’est le sens de l’his­toire, mais par la consé­quence de ce que nous avons déci­dé de faire en fonc­tion de la manière dont nous nous repré­sen­tons l’économie.

Si tous nos réflexes deviennent mal­thu­siens, si tout est fait pour frei­ner le déve­lop­pe­ment de l’ac­ti­vi­té et accé­lé­rer la dés­in­dus­tria­li­sa­tion et si toutes les charges col­lec­tives sont assises sur les salaires, alors for­cé­ment le tra­vail se raré­fie­ra. Il faut se méfier des équa­tions trop simples qui lient méca­ni­que­ment la pro­duc­ti­vi­té, la pro­duc­tion et l’emploi et qui en foca­li­sant l’at­ten­tion sur la pro­duc­ti­vi­té appa­rente du tra­vail rendent le rai­son­ne­ment tau­to­lo­gique au point d’ou­blier que le tra­vail n’est pas une quan­ti­té par­ta­geable sur laquelle il faut répar­tir la pro­duc­tion mais la source même de la créa­tion de richesse et que s’il devait exis­ter une limite natu­relle au déve­lop­pe­ment endo­gène de l’ac­ti­vi­té elle ne pour­rait venir que de l’in­vé­ri­fiable et impro­bable hypo­thèse de la satu­ra­tion des besoins et en aucun cas d’un rythme trop rapide d’aug­men­ta­tion de la productivité.

Cela ne veut pas dire que, l’offre créant sa propre demande, il ne peut pas y avoir de désa­jus­te­ments à court terme. La réor­ga­ni­sa­tion du sys­tème pro­duc­tif, l’a­dap­ta­tion des qua­li­fi­ca­tions et le redé­ploie­ment des res­sources et des demandes ne peuvent être ni spon­ta­nés ni ins­tan­ta­nés. À for­tio­ri lorsque le choc est violent.

Mais le pro­blème ce n’est pas tant le choc lui-même que le diag­nos­tic sur la gra­vi­té de la situa­tion et sur son carac­tère plus ou moins inéluctable.

Si l’on ne trouve pas la situa­tion très grave on se conten­te­ra de quelques ajus­te­ments micro-éco­no­miques à la marge qui se tra­duisent sur­tout par davan­tage de flexi­bi­li­té, sans mesu­rer com­bien l’ef­fet de la flexi­bi­li­té, qui peut être posi­tif au voi­si­nage du plein emploi, est désas­treux quand le mar­ché du tra­vail est tota­le­ment dés­équi­li­bré et sans voir que l’é­co­no­mie a besoin de sta­bi­li­té et même d’un cer­tain degré d’inertie.

Si l’on trouve le chô­mage iné­luc­table parce qu’on pense qu’il y aura désor­mais de moins en moins de tra­vail, on se conten­te­ra d’es­sayer de le par­ta­ger en oubliant que jus­qu’à pré­sent la dimi­nu­tion de la durée du tra­vail a tou­jours été le résul­tat d’un arbi­trage entre davan­tage de reve­nu et davan­tage de loi­sir et que l’obs­tacle de la pré­ser­va­tion du pou­voir d’a­chat sans alour­dis­se­ment du coût du tra­vail est bien dif­fi­cile à fran­chir dans un contexte de stagnation.

Qu’on le veuille ou non la ques­tion de l’emploi en France est d’a­bord une ques­tion macro-éco­no­mique, c’est d’a­bord une ques­tion de stra­té­gie de déve­lop­pe­ment. Qu’on le veuille ou non, c’est exac­te­ment la leçon qu’on doit tirer de ce qui se passe ailleurs dans le monde.

Le pro­blème auquel nous devons faire face est celui de la ges­tion macro-éco­no­mique, sociale et cultu­relle d’un for­mi­dable choc tech­no­lo­gique et concur­ren­tiel qui exige des efforts de coor­di­na­tion et d’in­ves­tis­se­ments sans précédent.

Rai­son de plus pour ne pas renon­cer à l’ob­jec­tif du plein emploi dont l’a­ban­don signi­fie­rait que le volon­ta­risme éco­no­mique n’est plus de mise, que la lutte contre le chô­mage n’est plus la prio­ri­té abso­lue de nos poli­tiques publiques et que la porte est ouverte à tous les renoncements.

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1. Il s’a­git de pau­vre­té relative.

Commentaire

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Niko­pol Derechkovarépondre
4 novembre 2011 à 21 h 16 min

EBR
Mal­heu­reu­se­ment cette fois-ci, il n’y aura pas de 4ème sec­teur pour sau­ver le ter­tiaire. Cette évo­lu­tion vient confir­mer la néces­si­té du nou­veau concept social appe­lé Éco­no­mie Basée sur les Res­sources et déve­lop­pé chaque jour par des mil­liers de per­sonnes au sein du Pro­jet Venus.

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