Ferroviaire et hydrogène : des perspectives et des freins qu’il faut encore lever !
Laurent Mezzini, Director Systems Business Unit, et Marc Boudier, Stream leader Transition énergétique de SYSTRA dressent pour nous un état des lieux de la question de l’hydrogène dans le monde du ferroviaire, entre enjeux et perspectives. Ils reviennent également sur le positionnement de SYSTRA sur ce sujet. Entretien.
Dans le monde du transport, quel est le positionnement de SYSTRA ?
SYSTRA, pour SYStèmes de TRAnsport, a été créé pour piloter les projets majeurs d’infrastructures de transport urbain et interurbain en France et à l’international, autour de l’idée qu’il fallait une référence de l’ingénierie pour accompagner à l’export l’industrie française qui est en pointe en la matière.
Aujourd’hui, SYSTRA intervient sur la plupart des grands projets de systèmes de transport, a conçu la moitié des réseaux de métro en service et réalisé la moitié des projets de lignes à grande vitesse dans le monde (>250km/h, hors Chine). Notre périmètre d’action couvre tous les stades du projet : des études socio-économiques, de faisabilité technique, d’avant-projet simplifié puis détaillé, enfin nous sommes en mesure de produire le design complet et d’aider nos clients institutionnels à piloter les marchés de réalisation en assistance à maîtrise d’ouvrage ou en maîtrise d’œuvre. Pour mener à bien ces projets, on retrouve dans nos équipes tous les corps de métiers : la géotechnique, le génie civil, les ouvrages d’art, les structures métalliques, les tunnels, la mécanique avec les lignes d’alimentation aérienne ou les caisses des trains, l’énergie au travers de postes à haute tension ou de sous-station, de systèmes de contrôle, de télécommunication, de supervision, l’environnement… Nous accompagnons ainsi nos clients sur toute la chaîne de valeur, de la préparation à l’exploitation, en passant par la maintenance.
Enfin, ces systèmes critiques qui transportent des biens ou des personnes, qui sont sensibles pour l’économie nationale et classés pour certains en Opérateurs d’Importance Vitale (OIV) au sens de la Loi de Programmation Militaire (LPM), nécessitent un haut niveau de disponibilité et de sécurité, notamment cyber.
À l’instar de nombreux secteurs, le ferroviaire s’intéresse à l’hydrogène. Qu’observez-vous ?
Tous les acteurs du transport public ont à cœur d’offrir des transports sûrs, efficaces et accessibles à tous. Le transport public, en particulier les trains grande ligne ou les transports urbains, sont un vecteur fort de la transition énergétique vers un avenir zéro carbone net en 2050 (objectif COP 21) en répondant aux besoins de mobilité avec une empreinte carbone par passager plus faible que les autres moyens de transport. Pour aller plus loin dans le ferroviaire, il faut pouvoir utiliser l’énergie la plus décarbonée possible pour alimenter les trains.
De par l’électrification des lignes et en s’appuyant sur une production d’électricité avec une faible empreinte carbone, nous sommes en mesure d’offrir cette solution en France. Toutefois des questions persistent : qu’en est-il des zones où la production d’électricité dépend massivement des énergies fossiles, où les lignes ne sont pas électrifiées ? En France, ~60 % du réseau est électrifié et ~20 % du trafic est réalisé avec des trains Diesel. Pour une ligne avec un faible niveau de service, il peut ne pas être judicieux financièrement d’électrifier et il faut donc recourir à l’énergie embarquée à bord du train.
Dans ce cadre, le ferroviaire explore diverses pistes et solutions, en essayant de s’intégrer au mieux dans la stratégie énergétique des territoires, favorisant les synergies. Parmi ces pistes, on retrouve l’hydrogène, une solution poussée par Alstom dans le cadre du lancement de son premier train à hydrogène, basé sur une pile à combustible (PAC), le Coradia i‑lint. En parallèle, de nombreux pays développent des projets en ce sens : l’Allemagne a une ligne en service en Basse-Saxe, l’Italie a plusieurs projets en gestation, et la France, via quatre Régions, a commandé 12 trains qui seront mis en service fin 2024 ou courant 2025.
Aujourd’hui, il s’agit plus d’expérimenter, de trouver le meilleur cas d’usage et d’industrialiser une filière qui doit prendre le système de transport dans son ensemble avec notamment les infrastructures d’avitaillement et la chaine d’approvisionnement… Les progrès sont en cours avec la fiabilisation de la technologie utilisant la PAC qui convertit le dihydrogène en électricité et alimente un moteur électrique, l’autonomie peut maintenant couvrir les besoins journaliers d’un service commercial.
À terme, avec un approvisionnement sécurisé et à coût compétitif, l’hydrogène décarboné pourrait se développer dans les modes de transport lourds.
Comment se positionne SYSTRA par rapport à l’hydrogène ?
Nous travaillons essentiellement sur deux types de projets. Premièrement, les projets de nouvelles infrastructures sur des lignes nouvelles ou déjà existantes. Dans ce cadre, nous nous intéressons à la conception d’une solution système qui réponde aux attentes de nos clients à un coût optimisé, en intégrant le bilan des émissions de gaz à effet de serre (GES) sur l’ensemble du cycle de vie de la construction à l’exploitation… Parce qu’un système de transport est appelé à durer très longtemps (80 ans ou plus pour les ouvrages et 30–40 pour les matériels roulants), les choix dès la conception ont un impact dans le temps long. Pour les projets qui nécessitent de l’énergie embarquée, notamment parce que le système de voies ferrées n’est pas électrifié, nous évaluons les besoins d’emport en énergie en fonction du plan de transport et du service commercial prévu. Nous analysons en amont sans parti pris les diverses options de systèmes d’énergie embarquée d’un point de vue de la faisabilité, de la sécurité et de l’efficacité en plus du bilan CAPEX (investissement), OPEX (coûts de fonctionnement) et du bilan global environnemental.
Deuxièmement, on retrouve les projets de rénovation de matériel roulant. Des dizaines de milliers de locomotives diesel circulent dans le monde et peuvent être adaptées pour embarquer une énergie moins carbonée. Selon les cas, il peut s’agir de batteries ou de l’hydrogène (technologie PAC) avec une modification significative de la motorisation en passant à l’électrique, de remplacer la combustion thermique du diesel par du bio-diesel, du gaz naturel véhicule (GNV) ou de l’hydrogène (technologie moteur à combustion hydrogène).
Notre ambition est d’accompagner la transition énergétique et d’être un partenaire de confiance impartial sur l’énergie retenue pour conduire toutes ces opérations dans les 80 pays où nous sommes présents. Nous accompagnons déjà quelques clients dans des projets liés à l’hydrogène à différents stades. Nous menons actuellement une assistance à maîtrise d’ouvrage en Occitanie sur la ligne Toulouse-Montréjeau-Luchon afin de mettre en place l’infrastructure H2 nécessaire à l’avitaillement de trains bi-mode électrique (via caténaires) et H2, une étude de conception préliminaire pour desservir l’aéroport Alghero-Fertilia de la Sardaigne en Italie avec des trains H2. Nous intervenons, aussi, sur des études amont de faisabilité notamment sur le réseau ferroviaire de la Nouvelle-Zélande pour étudier la mise en place de fret H2 avec l’infrastructure nécessaire sur le territoire.
Dans les réflexions autour du développement du train « zéro-émission », l’hydrogène est une des pistes explorées. Qu’en est-il concrètement ?
L’hydrogène peut être pertinent pour développer des solutions à énergie embarquée bas carbone dans certains cas d’usage. Elle présente certains avantages : poids embarqué plus faible que pour la technologie batterie, avec la technologie PAC émission locale seulement d’eau, autonomie plus forte que pour les batteries. C’est une énergie pertinente à étudier quand l’électrification d’une ligne serait trop coûteuse par rapport au niveau de service souhaité et quand elle est produite par électrolyse avec une électricité bon marché et peu carbonée. Aujourd’hui, plus de 95% de l’hydrogène produit mondialement est encore issu des hydrocarbures via le process de vaporeformage très émissif en CO2 (1t H2 génère ~10t CO2), cette méthode sans capture du CO2 n’est pas viable pour le futur du train H2. La barrière du coût est encore importante à la fois sur les investissements notamment avec une technologie PAC encore chère, avec une relative faible durée de vie (~20 000 h d’exploitation) et son exploitation avec une molécule H2 qui coûte chère à produire et à transporter. Entre l’électricité alimentant l’électrolyseur et celle utilisée par le moteur du train environ ¾ de l’énergie sont perdus dans la conversion électricité-H2 puis H2-électricité. Le H2 étant un gaz peu dense, aux pressions standards, seules quelques centaines de kg peuvent être transportés dans des camions de plusieurs tonnes, certains acteurs (start-up, recherche, industriels, distributeurs d’énergie…) travaillent à des innovations pour faciliter son transport par camions voire canalisations.
À terme, on peut espérer avec un passage à l’échelle industrielle des investissements moins coûteux dans les infrastructures H2 et le matériel roulant, néanmoins la récente crise énergétique nous rappelle que l’accès à une énergie disponible, décarbonée et produite à un coût marginal est difficile à garantir. Actuellement, le train à faible émission ressemble plus à un train à batterie, dont les performances s’améliorent grâce à des efforts sur la R&D. Mais à date, son autonomie est de l’ordre de 100 à 150 km, là où l’hydrogène a des performances en autonomie se rapprochant du Diesel, alors que les temps de recharge électriques sont beaucoup plus longs et génèrent des contraintes qui pèsent sur l’exploitation.
Il n’y a pas de solution idéale, juste des solutions adaptées à un problème donné, à un cas d’usage même si rien n’est plus efficace et à faible émission en exploitation qu’un train électrique alimenté par caténaires lorsque le trafic le justifie !
Quels sont les enjeux et les freins qui persistent au regard de la place de l’hydrogène dans le secteur ferroviaire ?
Au-delà de l’enjeu financier, les principaux défis sont liés à la sécurité (transport de l’hydrogène sous pression, stockage sur site d’avitaillement…), à l’approvisionnement en énergie (sécurisation de la chaîne d’approvisionnement), à la planification de la transition énergétique sur les voies non électrifiées et aux politiques de décarbonation de l’énergie (sources et bilan carbone…). En parallèle, l’efficacité énergétique globale reste relativement faible au regard de l’ensemble des pertes entre la production d’hydrogène et l’utilisation finale pour la technologie électrolyse + PAC : 75 % des kwh sont perdus entre la production et l’utilisation à la roue ! Des technologies à haute température sont étudiées avec un bien meilleur rendement mais pas encore opérationnelles sur le ferroviaire et le rendement affiché n’intègre bien souvent pas le besoin d’énergie pour chauffer à haute température…
Et pour conclure ?
La temporalité des projets ferroviaires et celle de la transition énergétique se croisent. La durée de vie d’un matériel roulant est de 30–40 ans, c’est déjà plus que la durée de la transition énergétique qui s’annonce avec un objectif zéro net en 2050. Plus que jamais, nous devons donc faire les bons choix dès maintenant.
Et notre rôle en tant qu’ingénieur est d’aider à faire ces choix en maîtrisant les objectifs, les tenants et aboutissants afin d’offrir une alternative fiable à l’avion et à la voiture. Pour ce faire, nous devons nous concentrer sur plusieurs axes stratégiques : la sécurité, l’efficacité énergétique et le bilan GES tout au long du cycle de vie des systèmes ; l’accessibilité en termes de coût et de disponibilité. Enfin, une approche globale est essentielle pour réussir ces projets de transport qui sont complexes et mobilisent de nombreux acteurs publics et privés !