Ferroviaire et hydrogène : des perspectives et des freins qu’il faut encore lever !

Dossier : Vie des entreprisesMagazine N°788 Octobre 2023
Par Laurent MEZZINI
Par Marc BOUDIER

Laurent Mez­zi­ni, Direc­tor Sys­tems Busi­ness Unit, et Marc Bou­dier, Stream lea­der Tran­si­tion éner­gé­tique de SYSTRA dressent pour nous un état des lieux de la ques­tion de l’hydrogène dans le monde du fer­ro­viaire, entre enjeux et pers­pec­tives. Ils reviennent éga­le­ment sur le posi­tion­ne­ment de SYSTRA sur ce sujet. Entretien.

Dans le monde du transport, quel est le positionnement de SYSTRA ? 

SYSTRA, pour SYS­tèmes de TRAns­port, a été créé pour pilo­ter les pro­jets majeurs d’infrastructures de trans­port urbain et inter­ur­bain en France et à l’international, autour de l’idée qu’il fal­lait une réfé­rence de l’ingénierie pour accom­pa­gner à l’export l’industrie fran­çaise qui est en pointe en la matière. 

Aujourd’hui, SYSTRA inter­vient sur la plu­part des grands pro­jets de sys­tèmes de trans­port, a conçu la moi­tié des réseaux de métro en ser­vice et réa­li­sé la moi­tié des pro­jets de lignes à grande vitesse dans le monde (>250km/h, hors Chine). Notre péri­mètre d’action couvre tous les stades du pro­jet : des études socio-éco­no­miques, de fai­sa­bi­li­té tech­nique, d’avant-projet sim­pli­fié puis détaillé, enfin nous sommes en mesure de pro­duire le desi­gn com­plet et d’aider nos clients ins­ti­tu­tion­nels à pilo­ter les mar­chés de réa­li­sa­tion en assis­tance à maî­trise d’ouvrage ou en maî­trise d’œuvre. Pour mener à bien ces pro­jets, on retrouve dans nos équipes tous les corps de métiers : la géo­tech­nique, le génie civil, les ouvrages d’art, les struc­tures métal­liques, les tun­nels, la méca­nique avec les lignes d’alimentation aérienne ou les caisses des trains, l’énergie au tra­vers de postes à haute ten­sion ou de sous-sta­tion, de sys­tèmes de contrôle, de télé­com­mu­ni­ca­tion, de super­vi­sion, l’environnement… Nous accom­pa­gnons ain­si nos clients sur toute la chaîne de valeur, de la pré­pa­ra­tion à l’exploitation, en pas­sant par la maintenance.

Enfin, ces sys­tèmes cri­tiques qui trans­portent des biens ou des per­sonnes, qui sont sen­sibles pour l’économie natio­nale et clas­sés pour cer­tains en Opé­ra­teurs d’Importance Vitale (OIV) au sens de la Loi de Pro­gram­ma­tion Mili­taire (LPM), néces­sitent un haut niveau de dis­po­ni­bi­li­té et de sécu­ri­té, notam­ment cyber.

À l’instar de nombreux secteurs, le ferroviaire s’intéresse à l’hydrogène. Qu’observez-vous ?

Tous les acteurs du trans­port public ont à cœur d’offrir des trans­ports sûrs, effi­caces et acces­sibles à tous. Le trans­port public, en par­ti­cu­lier les trains grande ligne ou les trans­ports urbains, sont un vec­teur fort de la tran­si­tion éner­gé­tique vers un ave­nir zéro car­bone net en 2050 (objec­tif COP 21) en répon­dant aux besoins de mobi­li­té avec une empreinte car­bone par pas­sa­ger plus faible que les autres moyens de trans­port. Pour aller plus loin dans le fer­ro­viaire, il faut pou­voir uti­li­ser l’énergie la plus décar­bo­née pos­sible pour ali­men­ter les trains. 

De par l’électrification des lignes et en s’appuyant sur une pro­duc­tion d’électricité avec une faible empreinte car­bone, nous sommes en mesure d’offrir cette solu­tion en France. Tou­te­fois des ques­tions per­sistent : qu’en est-il des zones où la pro­duc­tion d’électricité dépend mas­si­ve­ment des éner­gies fos­siles, où les lignes ne sont pas élec­tri­fiées ? En France, ~60 % du réseau est élec­tri­fié et ~20 % du tra­fic est réa­li­sé avec des trains Die­sel. Pour une ligne avec un faible niveau de ser­vice, il peut ne pas être judi­cieux finan­ciè­re­ment d’électrifier et il faut donc recou­rir à l’énergie embar­quée à bord du train.

Dans ce cadre, le fer­ro­viaire explore diverses pistes et solu­tions, en essayant de s’intégrer au mieux dans la stra­té­gie éner­gé­tique des ter­ri­toires, favo­ri­sant les syner­gies. Par­mi ces pistes, on retrouve l’hydrogène, une solu­tion pous­sée par Alstom dans le cadre du lan­ce­ment de son pre­mier train à hydro­gène, basé sur une pile à com­bus­tible (PAC), le Cora­dia i‑lint. En paral­lèle, de nom­breux pays déve­loppent des pro­jets en ce sens : l’Allemagne a une ligne en ser­vice en Basse-Saxe, l’Italie a plu­sieurs pro­jets en ges­ta­tion, et la France, via quatre Régions, a com­man­dé 12 trains qui seront mis en ser­vice fin 2024 ou cou­rant 2025. 

Aujourd’hui, il s’agit plus d’expérimenter, de trou­ver le meilleur cas d’usage et d’industrialiser une filière qui doit prendre le sys­tème de trans­port dans son ensemble avec notam­ment les infra­struc­tures d’avitaillement et la chaine d’approvisionnement… Les pro­grès sont en cours avec la fia­bi­li­sa­tion de la tech­no­lo­gie uti­li­sant la PAC qui conver­tit le dihy­dro­gène en élec­tri­ci­té et ali­mente un moteur élec­trique, l’autonomie peut main­te­nant cou­vrir les besoins jour­na­liers d’un ser­vice commercial.

À terme, avec un appro­vi­sion­ne­ment sécu­ri­sé et à coût com­pé­ti­tif, l’hydrogène décar­bo­né pour­rait se déve­lop­per dans les modes de trans­port lourds.

Comment se positionne SYSTRA par rapport à l’hydrogène ?

Nous tra­vaillons essen­tiel­le­ment sur deux types de pro­jets. Pre­miè­re­ment, les pro­jets de nou­velles infra­struc­tures sur des lignes nou­velles ou déjà exis­tantes. Dans ce cadre, nous nous inté­res­sons à la concep­tion d’une solu­tion sys­tème qui réponde aux attentes de nos clients à un coût opti­mi­sé, en inté­grant le bilan des émis­sions de gaz à effet de serre (GES) sur l’ensemble du cycle de vie de la construc­tion à l’exploitation… Parce qu’un sys­tème de trans­port est appe­lé à durer très long­temps (80 ans ou plus pour les ouvrages et 30–40 pour les maté­riels rou­lants), les choix dès la concep­tion ont un impact dans le temps long. Pour les pro­jets qui néces­sitent de l’énergie embar­quée, notam­ment parce que le sys­tème de voies fer­rées n’est pas élec­tri­fié, nous éva­luons les besoins d’emport en éner­gie en fonc­tion du plan de trans­port et du ser­vice com­mer­cial pré­vu. Nous ana­ly­sons en amont sans par­ti pris les diverses options de sys­tèmes d’énergie embar­quée d’un point de vue de la fai­sa­bi­li­té, de la sécu­ri­té et de l’efficacité en plus du bilan CAPEX (inves­tis­se­ment), OPEX (coûts de fonc­tion­ne­ment) et du bilan glo­bal environnemental. 

Deuxiè­me­ment, on retrouve les pro­jets de réno­va­tion de maté­riel rou­lant. Des dizaines de mil­liers de loco­mo­tives die­sel cir­culent dans le monde et peuvent être adap­tées pour embar­quer une éner­gie moins car­bo­née. Selon les cas, il peut s’agir de bat­te­ries ou de l’hydrogène (tech­no­lo­gie PAC) avec une modi­fi­ca­tion signi­fi­ca­tive de la moto­ri­sa­tion en pas­sant à l’électrique, de rem­pla­cer la com­bus­tion ther­mique du die­sel par du bio-die­sel, du gaz natu­rel véhi­cule (GNV) ou de l’hydrogène (tech­no­lo­gie moteur à com­bus­tion hydrogène). 

Notre ambi­tion est d’accompagner la tran­si­tion éner­gé­tique et d’être un par­te­naire de confiance impar­tial sur l’énergie rete­nue pour conduire toutes ces opé­ra­tions dans les 80 pays où nous sommes pré­sents. Nous accom­pa­gnons déjà quelques clients dans des pro­jets liés à l’hydrogène à dif­fé­rents stades. Nous menons actuel­le­ment une assis­tance à maî­trise d’ouvrage en Occi­ta­nie sur la ligne Tou­louse-Mon­tré­jeau-Luchon afin de mettre en place l’infrastructure H2 néces­saire à l’avitaillement de trains bi-mode élec­trique (via caté­naires) et H2, une étude de concep­tion pré­li­mi­naire pour des­ser­vir l’aéroport Alghe­ro-Fer­ti­lia de la Sar­daigne en Ita­lie avec des trains H2. Nous inter­ve­nons, aus­si, sur des études amont de fai­sa­bi­li­té notam­ment sur le réseau fer­ro­viaire de la Nou­velle-Zélande pour étu­dier la mise en place de fret H2 avec l’infrastructure néces­saire sur le territoire.

Dans les réflexions autour du développement du train « zéro-émission », l’hydrogène est une des pistes explorées. Qu’en est-il concrètement ? 

L’hydrogène peut être per­ti­nent pour déve­lop­per des solu­tions à éner­gie embar­quée bas car­bone dans cer­tains cas d’usage. Elle pré­sente cer­tains avan­tages : poids embar­qué plus faible que pour la tech­no­lo­gie bat­te­rie, avec la tech­no­lo­gie PAC émis­sion locale seule­ment d’eau, auto­no­mie plus forte que pour les bat­te­ries. C’est une éner­gie per­ti­nente à étu­dier quand l’électrification d’une ligne serait trop coû­teuse par rap­port au niveau de ser­vice sou­hai­té et quand elle est pro­duite par élec­tro­lyse avec une élec­tri­ci­té bon mar­ché et peu car­bo­née. Aujourd’hui, plus de 95% de l’hydrogène pro­duit mon­dia­le­ment est encore issu des hydro­car­bures via le pro­cess de vapo­re­for­mage très émis­sif en CO2 (1t H2 génère ~10t CO2), cette méthode sans cap­ture du CO2 n’est pas viable pour le futur du train H2. La bar­rière du coût est encore impor­tante à la fois sur les inves­tis­se­ments notam­ment avec une tech­no­lo­gie PAC encore chère, avec une rela­tive faible durée de vie (~20 000 h d’exploitation) et son exploi­ta­tion avec une molé­cule H2 qui coûte chère à pro­duire et à trans­por­ter. Entre l’électricité ali­men­tant l’électrolyseur et celle uti­li­sée par le moteur du train envi­ron ¾ de l’énergie sont per­dus dans la conver­sion élec­tri­ci­té-H2 puis H2-élec­tri­ci­té. Le H2 étant un gaz peu dense, aux pres­sions stan­dards, seules quelques cen­taines de kg peuvent être trans­por­tés dans des camions de plu­sieurs tonnes, cer­tains acteurs (start-up, recherche, indus­triels, dis­tri­bu­teurs d’énergie…) tra­vaillent à des inno­va­tions pour faci­li­ter son trans­port par camions voire canalisations.

À terme, on peut espé­rer avec un pas­sage à l’échelle indus­trielle des inves­tis­se­ments moins coû­teux dans les infra­struc­tures H2 et le maté­riel rou­lant, néan­moins la récente crise éner­gé­tique nous rap­pelle que l’accès à une éner­gie dis­po­nible, décar­bo­née et pro­duite à un coût mar­gi­nal est dif­fi­cile à garan­tir. Actuel­le­ment, le train à faible émis­sion res­semble plus à un train à bat­te­rie, dont les per­for­mances s’améliorent grâce à des efforts sur la R&D. Mais à date, son auto­no­mie est de l’ordre de 100 à 150 km, là où l’hydrogène a des per­for­mances en auto­no­mie se rap­pro­chant du Die­sel, alors que les temps de recharge élec­triques sont beau­coup plus longs et génèrent des contraintes qui pèsent sur l’exploitation.

Il n’y a pas de solu­tion idéale, juste des solu­tions adap­tées à un pro­blème don­né, à un cas d’usage même si rien n’est plus effi­cace et à faible émis­sion en exploi­ta­tion qu’un train élec­trique ali­men­té par caté­naires lorsque le tra­fic le justifie !

Quels sont les enjeux et les freins qui persistent au regard de la place de l’hydrogène dans le secteur ferroviaire ? 

Au-delà de l’enjeu finan­cier, les prin­ci­paux défis sont liés à la sécu­ri­té (trans­port de l’hydrogène sous pres­sion, sto­ckage sur site d’avitaillement…), à l’approvisionnement en éner­gie (sécu­ri­sa­tion de la chaîne d’approvisionnement), à la pla­ni­fi­ca­tion de la tran­si­tion éner­gé­tique sur les voies non élec­tri­fiées et aux poli­tiques de décar­bo­na­tion de l’énergie (sources et bilan car­bone…). En paral­lèle, l’efficacité éner­gé­tique glo­bale reste rela­ti­ve­ment faible au regard de l’ensemble des pertes entre la pro­duc­tion d’hydrogène et l’utilisation finale pour la tech­no­lo­gie élec­tro­lyse + PAC : 75 % des kwh sont per­dus entre la pro­duc­tion et l’utilisation à la roue ! Des tech­no­lo­gies à haute tem­pé­ra­ture sont étu­diées avec un bien meilleur ren­de­ment mais pas encore opé­ra­tion­nelles sur le fer­ro­viaire et le ren­de­ment affi­ché n’intègre bien sou­vent pas le besoin d’énergie pour chauf­fer à haute température…

Et pour conclure ?

La tem­po­ra­li­té des pro­jets fer­ro­viaires et celle de la tran­si­tion éner­gé­tique se croisent. La durée de vie d’un maté­riel rou­lant est de 30–40 ans, c’est déjà plus que la durée de la tran­si­tion éner­gé­tique qui s’annonce avec un objec­tif zéro net en 2050. Plus que jamais, nous devons donc faire les bons choix dès maintenant.

Et notre rôle en tant qu’ingénieur est d’aider à faire ces choix en maî­tri­sant les objec­tifs, les tenants et abou­tis­sants afin d’offrir une alter­na­tive fiable à l’avion et à la voi­ture. Pour ce faire, nous devons nous concen­trer sur plu­sieurs axes stra­té­giques : la sécu­ri­té, l’efficacité éner­gé­tique et le bilan GES tout au long du cycle de vie des sys­tèmes ; l’accessibilité en termes de coût et de dis­po­ni­bi­li­té. Enfin, une approche glo­bale est essen­tielle pour réus­sir ces pro­jets de trans­port qui sont com­plexes et mobi­lisent de nom­breux acteurs publics et privés ! 

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