Fêtes et concours, ou la rivalité au service du progrès collectif
Les fêtes et leurs traditionnels concours ne cessent de se multiplier. Quels rôles jouent-elles dans une société dont les structures traditionnelles se sont effritées ? Notre système professionnel est régi par la compétition, nos élections politiques sont quasiment des concours. Contrepartie obligatoire du principe fondamental d’égalité des hommes, la compétition répond au besoin essentiel que chacun d’entre nous a de se situer. Les concours festifs illustrent une manière de les retourner vers le progrès et la joie collective.
Les fêtes-concours se multiplient et leur rayonnement s’étend parfois au niveau international. Leurs origines puisent pour certaines dans des fêtes locales historiques qui ont incorporé des concours pour étoffer leur programme. D’autres, inversement, ont transformé des compétitions en moment de fête. C’est par exemple le cas des grandes courses à pied. La plupart des groupements de passionnés (qu’il s’agisse de montgolfières, de poissons rouges ou de stock-cars) ont au moins leur concours annuel, qui se transforme assez vite en un rassemblement festif de la communauté. Le programme d’une banale fête de village comporte souvent plusieurs concours : pétanque, belote, élection de miss, pêche, labour sont parmi les plus fréquents auquel se rajoutent souvent des spécialités locales.
Repères
Le Moyen-âge connaît les tournois. Mais leur réalité est beaucoup plus faible que ce que notre imaginaire en a fait. Ils sont d’ailleurs combattus aussi bien par l’Église que par les princes qui y voyaient mourir leurs meilleurs combattants. En 1306 seulement, les tournois sont autorisés par le pape Jean XXII, peut-être parce que les armes ayant été émoussées, on s’y tue moins. Dans leurs modes de fonctionnement et les moeurs qui s’y trouvent valorisés, ces tournois sont une résurgence adoucie des jeux de l’Antiquité. Mais ils n’en n’ont absolument pas le caractère central. Deux siècles plus tard, ils disparaissent définitivement.
L’Antiquité et la gloire
Une société ne permet pas à ses membres de faire la fête sur la place publique de n’importe quelle manière. De fait, ces concours sont un phénomène historiquement déterminé. L’antiquité gréco-romaine était friande des concours. Les Jeux olympiques ne sont pas une exception mais seulement les plus célèbres. Mais, les » jeux » existaient aussi à profusion lors des multiples fêtes qui scandaient l’année et que chaque cité organisait. Les épreuves étaient sportives mais aussi artistiques ou burlesques. Autant qu’une comparaison puisse se faire entre deux époques aussi éloignées, cette profusion ressemblait à celle de notre époque. Elle s’inscrivait dans une éthique de la gloire et de la victoire qu’elle permettait d’exalter. À l’issue de la compétition, le vaincu était complètement délaissé. Seul, le vainqueur était présent et salué lors de la remise des prix.
Une société ne permet pas de faire la fête sur la place publique de n’importe quelle manière.
La chrétienté et les fêtes liturgiques
Au XVIIIe siècle, la notoriété philosophique de Jean-Jacques Rousseau date de sa victoire à un concours organisé par l’Académie de Dijon, pour son Discours sur les sciences et les arts.
Cette profusion de concours disparaît à la fin de l’empire romain, sous l’influence d’une nouvelle éthique, celle du christianisme. En l’an 393, l’empereur Théodose interdit les cultes païens, ce qui entraîne la suppression de tous les concours encore existants, notamment celle des Jeux olympiques (qui ont duré tout de même près de mille ans !), ces concours étant toujours complètement intégrés dans une fête religieuse.
En l’an 393, l’interdiction des cultes païens entraîne la disparition des Jeux Olympiques
Durant tout le Moyen-âge et jusqu’à la première moitié du vingtième siècle, l’espace de la fête publique est pris par les fêtes liturgiques chrétiennes, que chaque localité accommode à sa manière et selon ces spécificités. Grosso modo, jusqu’à la Révolution, il n’y a de place que marginale pour autre chose (concours ou autre). Cependant, hors de la place du village, dans des cercles plus restreints, le phénomène des concours trouve un nouveau souffle par l’intermédiaire des » académies » qui se développent massivement à partir de la Renaissance. Les académies sont généralement mues par le souci de développer un savoir et un talent. Pour en faire la promotion et susciter les énergies, elles remettent de très nombreux prix.
Le retour contemporain
Le roi des menteurs
Moncrabeau, village de 800 habitants situé à la frontière du Gers et du Lot-et-Garonne, abrite la fameuse Académie des menteurs, fondée avec l’autorisation du roi en 1746. Ses membres se réunissent régulièrement pour raconter non pas des mensonges mais des menteries, qui sont en réalité des discours plus proches des contes : ils racontent des histoires inventées qui « mêlent le vrai et le faux ».
En 1972, le village a décidé de se créer une identité sur la base de cette tradition en organisant une journée de fête, le clou en étant l’élection du roi des menteurs de l’année au moyen d’un concours.
Depuis, chaque année, l’événement prend un peu plus d’ampleur. Le village s’est même jumelé avec une ville belge qui possède une académie équivalente.
À partir de la Révolution, et au cours du XIXe siècle, la puissance chrétienne se réduit lentement et la place du village commence à porter d’autres manifestations. Celles-ci, souvent mues par le souci de promouvoir les » savoirs » mettent en place des concours ; le concours général agricole date par exemple de 1848. La renaissance des Jeux olympiques est le symbole de cette réapparition. Au cours du XXe siècle, les fêtes religieuses perdent de plus en plus leur place au centre du village. La fête s’organise autrement ; à partir du dernier quart du XXe siècle, elle se structure rituellement de plus en plus autour d’une compétition. Ce parcours semble mettre en évidence deux périodes équivalentes, l’Antiquité et l’époque contemporaine, marquées par la force des concours, et une parenthèse de plus d’un millénaire et demi, celle de la chrétienté qui ne connaît que quelques miettes de compétitions institutionnelles. En vérité, une analyse fine de la réalité d’aujourd’hui montre que nos concours ne prennent pas tant appui sur ceux de l’Antiquité que sur ceux organisés par les académies à partir de la Renaissance dans le cadre d’une éthique nouvelle de développement des savoirs et d’émulation générale pour le progrès de tous. Or, celle-ci puise beaucoup plus dans l’éthique chrétienne que dans celle d’Homère. Nous allons voir que cela conduit à une vision de l’histoire notablement différente.
Travail, rivalité, intensité, reconnaissance
Le concours général agricole a été créé en 1848
Les concours d’aujourd’hui s’organisent principalement autour d’une passion et d’un talent. Ils sont par excellence le moment où l’on retrouve la famille des passionnés, ou l’on se reconnaît les uns et les autres, et où l’on va s’encourager mutuellement. Il y a d’ailleurs souvent un grand nombre de prix. La presse locale en faisant abondamment l’écho, les lauréats acquièrent aussi une identité dans l’espace social. Les coupures de journaux sont précieusement gardées, et les coupes ou les plaques affichées fièrement, même si l’on joue volontiers la modestie. Les participants vivent souvent un moment important, avec son accomplissement lors de la cérémonie de remise des prix.
Une communion dans le meilleur
Un moyen de se connaître
Les concours sont aussi un moyen de jugement sur soi. Le passionné aime travailler son domaine à sa manière : il est très jaloux de sa liberté et de son autonomie ; du coup, il est souvent isolé et possède peu de repères sur sa qualité, sur les objectifs qu’il pourrait atteindre, ou l’audace dont il pourrait faire preuve. La compétition est le moyen obtenir cette information. Et, s’il ne surestime pas excessivement ses propres qualités, il trouvera aisément un niveau de concours lui assurant d’être au nombre des primés. Le risque de déception existe, celui d’humiliation reste faible.
Un concours ne fait qu’un seul grand vainqueur. Et, malgré les nombreux autres prix attribués, il fait plus de perdants que de gagnants, ce qui n’est a priori pas un bon moyen de créer de la convivialité. Pourquoi la tradition perdure t‑elle si bien ? L’observation de la remise des prix montre une autre logique qu’une glorification de la victoire, comme chez les Grecs de l’Antiquité. Au début de la cérémonie, tout le monde est rassemblé sans distinction ; et, quand le vainqueur va serrer la main de l’organisateur, geste d’égalité, c’est symboliquement la main de chacun des participants qu’il serre. Il arrive parfois qu’il serre effectivement la main de tous les autres concurrents, quand ceux-ci sont suffisamment peu nombreux pour que cela soit possible matériellement. Puis, il va se refondre dans le groupe, geste d’égalité. Cela manifeste clairement que le vainqueur n’appartient pas à une classe supérieure. Cependant, il a été spécifiquement honoré. Il s’est donc instauré simultanément un égal et un supérieur. Ce paradoxe se résout si l’on considère que les applaudissements ne glorifient pas l’individu mais le meilleur représentant du domaine du concours, domaine dont tous les participants se sentent membres. En communiant avec le vainqueur, le groupe se glorifie dans sa passion, et il se donne un axe de progrès. La notion de gagnant et de perdant s’estompe.
La profondeur anthropologique
En communiant avec le vainqueur, le groupe se glorifie dans sa passion.
Ce bref historique a montré le lien des concours avec la fête et la religion : lien de confusion dans l’antiquité, de rejet explicite pendant la chrétienté, et enfin de succession depuis la Révolution. L’analyse des motivations des acteurs et l’observation des comportements lors de la cérémonie de remise des prix en font saisir les fondements anthropologiques. Ces résultats concordent avec l’oeuvre, aujourd’hui célèbre, de René Girard, qui justement réunit l’anthropologie, la religion et la compétition (plus exactement la rivalité). Cette oeuvre s’est attachée à démontrer que les hommes se mettent tout spontanément en rivalité les uns avec les autres pour obtenir le même objet ; qu’il y a un phénomène de contagion par imitation ; que cette tendance à la rivalité » mimétique » met en péril la stabilité de la société ; qu’il faut donc la gérer, et en particulier lui trouver une sortie ; que cette sortie se fait par l’union de tous autour d’un coupable. Si la rivalité mimétique est effectivement aussi fondamentale dans la vie des hommes, notre culture moderne lui a trouvée une solution remarquable qui mérite d’être soulignée.
Égalité, différence et rivalité
Un concours ne fait qu’un seul grand vainqueur. Il y a plus de perdants que de gagnants.
Mais d’où vient-elle ? Revenons pour cela à l’époque chrétienne intermédiaire qui s’est dispensée des concours. Elle les rejette car elle les voit comme directement porteurs de l’éthique païenne dont elle veut se dégager. Mais comment fait-elle alors pour résoudre les tensions de rivalité mimétique ? Sa solution est l’établissement d’une multitude d’identités distinctes ; l’exemple le plus connu est la séparation en trois ordres – religieux, nobles, travailleurs -; et la mise en place de nombreux niveaux hiérarchiques. De manière cohérente, la fête chrétienne, centrée autour de la Cène, répond alors au besoin de reconnaître l’égalité fondamentale de tous au-delà des identités sociales particulières. Or, ce rite de communion dans le Christ, peut aussi se lire comme communion dans le meilleur des hommes pour que chacun lui aussi s’améliore. Ce rite, de plus, se veut le remplaçant des sacrifices. Il apparaît donc comme la passerelle entre les modes de conclusion des concours antiques et contemporains. À partir de la Révolution, tous redeviennent des égaux. La rivalité réapparait. Cependant, elle hérite de la période chrétienne une nouvelle modalité de sortie, associée à une éthique de progrès. De fait, dans les jeux d’aujourd’hui, le vainqueur fait souvent monter à côté de lui les vaincus sur la plus haute marche du podium, pour recueillir des applaudissements conjoints. Les rites sacrificiels sont absents.
L’âme d’un peuple
Un dicton veut que les fêtes reflètent l’âme d’un peuple. Notre société abonde en processus rivalitaires : notre système professionnel, qu’il soit celui de l’économie privée ou celui de l’administration, est régi par la compétition, nos élections politiques sont quasiment des concours. Une telle frénésie est, c’est probable, la contrepartie obligatoire au principe fondamental d’égalité des hommes : la compétition répond dans ce contexte au besoin essentiel que chacun d’entre nous a de se situer. De telles rivalités omniprésentes sont perçues par la plupart comme particulièrement lourdes. Les concours festifs illustrent une manière de renverser cet état d’esprit vers un progrès et la joie de tous.