Filiations
Considérant les ruptures – les cubistes, l’École de Vienne – comme des accidents sans lendemain, l’honnête homme épris de rationalité et féru d’histoire aime à identifier des continuités et à démontrer que rien ne se crée vraiment : position de confort intellectuel.
Pour lui, tel parti politique est l’héritier d’un parti des années trente, Manet celui de Velasquez, Debussy est dans la lignée de Couperin, Bruckner et Beethoven dans celle de Haydn, etc.
Dvorak et Suk
Le Quintette avec piano est une des pièces majeures de Dvorak et de toute la musique tchèque, à placer au sommet du genre avec ceux de Schumann et de Brahms. Le génie de Dvorak a été de s’inscrire dans la suite de ses deux grands prédécesseurs tout en trouvant sa manière propre.
Pas une faiblesse dans cette œuvre exquise et bien connue, un des blue chips de la musique de chambre : qui n’a chantonné un de ses thèmes ? Sans parler de l’étrange similitude entre le début de l’Adagio et le standard de jazz Nature Boy.
Le quintette Syntonia (Stéphanie Moraly et Thibault Noally, violons ; Anne-Aurore Anstett, alto ; Patrick Langot, violoncelle ; Romain David, piano) a eu l’excellente idée de l’enregistrer1 avec celui de Joseph Suk, qui fut l’élève de Dvorak et un autre grand, moins connu, de la musique tchèque.
La filiation est évidente mais Suk a son propre langage, notamment harmonique, qui annonce… Fauré. Une adorable musique de plaisir, jouée par un ensemble dont il faut saluer la remarquable homogénéité – à la différence de ces quintettes de circonstance faits de solistes rapprochés le temps d’un festival.
Rebel de père en fils
Entre 1700 et 1750, l’Académie royale de musique enregistre près de cent créations lyriques. La coutume de l’époque était d’extraire de ces œuvres des réductions destinées à être jouées dans les salons.
Le jeune ensemble Les Surprises a choisi de constituer un « concert » à partir de trois opéras de François Rebel, fils de Jean-Féry : le Ballet de la Paix, Scanderbeg, Le Prince de Noisy, que complètent deux pièces connues de Jean-Féry Rebel : les Caractères de la danse et le Tombeau de Monsieur de Lully2 , montrant au passage l’indiscutable filiation.
Pièces délicieuses et aussi savantes, qui constituent une excellente façon de pénétrer l’univers des opéras du début du XVIIIe siècle.
Hindemith et Bach
On peut trouver une filiation entre la Sonate pour violoncelle seul de Hindemith et les Suites de Bach pour violoncelle ; mais Hindemith est clairement un compositeur sans école.
C’est ce que montre très joliment un disque récent consacré à sa musique pour violoncelle où figurent, outre la Sonate ci-dessus, Trois Pièces pour violoncelle et piano, les Variations sur une vieille comptine anglaise et la Sonate pour violoncelle et piano, par l’excellent duo Sébastien Hurtaud et Pamela Hurtado au piano3.
Les Trois Pièces, jolies musiques à la Milhaud qui datent de 1914–1916, sont résolument tonales, la Sonate pour violoncelle seul, austère, clairement atonale, la Sonate avec piano, puissante, flirte avec l’atonalité.
Mais il y a entre ces pièces une indiscutable unité et une originalité qui témoignent d’une manière unique et forte, d’un génie inclassable. Hindemith n’a pas écrit que la symphonie Mathis le peintre, et il reste à découvrir.
Quant à Bach, il a réalisé la synthèse des musiques de son époque, il a peu innové et pourtant sa musique est rigoureusement unique, sans prédécesseurs et sans successeurs. Elle est d’un ordre qui échappe à toute classification.
On connaît le mot de Cioran : « S’il y a quelqu’un qui doit tout à Bach, c’est bien Dieu. » Bach est simplement ailleurs. L’Art de la Fugue occupe dans son œuvre – et dans toute la musique du monde – une place singulière. Œuvre écrite sur quatre portées sans indication d’instrumentation, composée à une date incertaine, inachevée alors que Bach en a organisé la publication de son vivant, bien avant de devenir aveugle, elle pose de multiples énigmes.
Cette œuvre abstraite et pourtant profondément humaine laisse entrevoir la fusion inespérée entre les mathématiques et la métaphysique, rêve de polytechnicien, musique transcendante au sens propre qui nous élève au-dessus de notre « misérable petit tas de secrets ».
L’enregistrement de L’Art de la Fugue par Cédric Pescia au piano est d’une absolue perfection4 et, tout bien pesé, préférable aux versions orchestrées (par Scherchen, Vuattaz, etc.), à l’orgue, au clavecin.
Technique supérieure, toucher d’une extrême finesse, Pescia respecte un impératif essentiel : pas de nuances intempestives, refus de tout romantisme qui serait déplacé ; la musique à l’état pur, telle qu’elle est écrite et qui, telle qu’en elle-même, dépouillée de tout pathos, nous transporte et nous émeut aux larmes.
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1. 1 CD ADAMI.
2. 1 CD AMBRONAY.
3. 1 CD NAXOS.
4. 2 CD AEON.