Filiations

Dossier : Arts, Lettres et SciencesMagazine N°693 Mars 2014Rédacteur : Jean SALMONA (56)

Consi­dé­rant les rup­tures – les cubistes, l’École de Vienne – comme des acci­dents sans len­de­main, l’honnête homme épris de ratio­na­li­té et féru d’histoire aime à iden­ti­fier des conti­nui­tés et à démon­trer que rien ne se crée vrai­ment : posi­tion de confort intellectuel.

Pour lui, tel par­ti poli­tique est l’héritier d’un par­ti des années trente, Manet celui de Velas­quez, Debus­sy est dans la lignée de Cou­pe­rin, Bru­ck­ner et Bee­tho­ven dans celle de Haydn, etc.

Dvorak et Suk

Le Quin­tette avec pia­no est une des pièces majeures de Dvo­rak et de toute la musique tchèque, à pla­cer au som­met du genre avec ceux de Schu­mann et de Brahms. Le génie de Dvo­rak a été de s’inscrire dans la suite de ses deux grands pré­dé­ces­seurs tout en trou­vant sa manière propre.

Pas une fai­blesse dans cette œuvre exquise et bien connue, un des blue chips de la musique de chambre : qui n’a chan­ton­né un de ses thèmes ? Sans par­ler de l’étrange simi­li­tude entre le début de l’Ada­gio et le stan­dard de jazz Nature Boy.

Le quin­tette Syn­to­nia (Sté­pha­nie Mora­ly et Thi­bault Noal­ly, vio­lons ; Anne-Aurore Ans­tett, alto ; Patrick Lan­got, vio­lon­celle ; Romain David, pia­no) a eu l’excellente idée de l’enregistrer1 avec celui de Joseph Suk, qui fut l’élève de Dvo­rak et un autre grand, moins connu, de la musique tchèque.

La filia­tion est évi­dente mais Suk a son propre lan­gage, notam­ment har­mo­nique, qui annonce… Fau­ré. Une ado­rable musique de plai­sir, jouée par un ensemble dont il faut saluer la remar­quable homo­gé­néi­té – à la dif­fé­rence de ces quin­tettes de cir­cons­tance faits de solistes rap­pro­chés le temps d’un festival.

Rebel de père en fils

CD Rebel de père en filsEntre 1700 et 1750, l’Académie royale de musique enre­gistre près de cent créa­tions lyriques. La cou­tume de l’époque était d’extraire de ces œuvres des réduc­tions des­ti­nées à être jouées dans les salons.

Le jeune ensemble Les Sur­prises a choi­si de consti­tuer un « concert » à par­tir de trois opé­ras de Fran­çois Rebel, fils de Jean-Féry : le Bal­let de la Paix, Scan­der­beg, Le Prince de Noi­sy, que com­plètent deux pièces connues de Jean-Féry Rebel : les Carac­tères de la danse et le Tom­beau de Mon­sieur de Lul­ly2 , mon­trant au pas­sage l’indiscutable filiation.

Pièces déli­cieuses et aus­si savantes, qui consti­tuent une excel­lente façon de péné­trer l’univers des opé­ras du début du XVIIIe siècle.

Hindemith et Bach

On peut trou­ver une filia­tion entre la Sonate pour vio­lon­celle seul de Hin­de­mith et les Suites de Bach pour vio­lon­celle ; mais Hin­de­mith est clai­re­ment un com­po­si­teur sans école.

CD Sonate HindemithC’est ce que montre très joli­ment un disque récent consa­cré à sa musique pour vio­lon­celle où figurent, outre la Sonate ci-des­sus, Trois Pièces pour vio­lon­celle et pia­no, les Varia­tions sur une vieille comp­tine anglaise et la Sonate pour vio­lon­celle et pia­no, par l’excellent duo Sébas­tien Hur­taud et Pame­la Hur­ta­do au pia­no3.

Les Trois Pièces, jolies musiques à la Mil­haud qui datent de 1914–1916, sont réso­lu­ment tonales, la Sonate pour vio­lon­celle seul, aus­tère, clai­re­ment ato­nale, la Sonate avec pia­no, puis­sante, flirte avec l’atonalité.

Mais il y a entre ces pièces une indis­cu­table uni­té et une ori­gi­na­li­té qui témoignent d’une manière unique et forte, d’un génie inclas­sable. Hin­de­mith n’a pas écrit que la sym­pho­nie Mathis le peintre, et il reste à découvrir.

Quant à Bach, il a réa­li­sé la syn­thèse des musiques de son époque, il a peu inno­vé et pour­tant sa musique est rigou­reu­se­ment unique, sans pré­dé­ces­seurs et sans suc­ces­seurs. Elle est d’un ordre qui échappe à toute classification.

CD BACH L'art de la fugueOn connaît le mot de Cio­ran : « S’il y a quelqu’un qui doit tout à Bach, c’est bien Dieu. » Bach est sim­ple­ment ailleurs. L’Art de la Fugue occupe dans son œuvre – et dans toute la musique du monde – une place sin­gu­lière. Œuvre écrite sur quatre por­tées sans indi­ca­tion d’instrumentation, com­po­sée à une date incer­taine, inache­vée alors que Bach en a orga­ni­sé la publi­ca­tion de son vivant, bien avant de deve­nir aveugle, elle pose de mul­tiples énigmes.

Cette œuvre abs­traite et pour­tant pro­fon­dé­ment humaine laisse entre­voir la fusion ines­pé­rée entre les mathé­ma­tiques et la méta­phy­sique, rêve de poly­tech­ni­cien, musique trans­cen­dante au sens propre qui nous élève au-des­sus de notre « misé­rable petit tas de secrets ».

L’enregistrement de L’Art de la Fugue par Cédric Pes­cia au pia­no est d’une abso­lue per­fec­tion4 et, tout bien pesé, pré­fé­rable aux ver­sions orches­trées (par Scher­chen, Vuat­taz, etc.), à l’orgue, au clavecin.

Tech­nique supé­rieure, tou­cher d’une extrême finesse, Pes­cia res­pecte un impé­ra­tif essen­tiel : pas de nuances intem­pes­tives, refus de tout roman­tisme qui serait dépla­cé ; la musique à l’état pur, telle qu’elle est écrite et qui, telle qu’en elle-même, dépouillée de tout pathos, nous trans­porte et nous émeut aux larmes.

________________________________
1. 1 CD ADAMI.
2. 1 CD AMBRONAY.
3. 1 CD NAXOS.
4. 2 CD AEON.

Poster un commentaire