Fin de partie
Les médecins de l’esprit disent que la correspondance privée de Mozart, incroyablement obscène et scatologique, porte la marque du syndrome de Gilles de la Tourette. De sorte qu’il n’y a rien de sacrilège à penser que le génie mozartien de la musique doit peut-être un petit quelque chose à un fonctionnement, disons hors norme, de sa mécanique mentale. On peut s’y sentir d’autant plus enclin que le professeur Sacks (New York, neurologie clinique) cite quelque part le cas d’un patient atteint, lui aussi, du syndrome de Gilles de la Tourette, et perdant tout attrait pour la musique, domaine dans quoi il était prodigieusement doué, lorsqu’il se trouvait sous l’effet du médicament destiné à abolir ses tics, lesquels constituent l’un des aspects pathologiques dudit syndrome. Comme s’il existait un lien entre ces deux manifestations, apparemment sans rapport. Ce qui ne signifie pas que tous les compositeurs sont mangés de tics, mais seulement que l’humaine nature est plus complexe que ne le croient les esprits candides, et qu’elle garde à coup sûr encore bien des secrets à nous livrer.
Je songeais à ces sortes de choses l’autre soir en sortant d’une représentation de Fin de partie, de Samuel Beckett, donnée par le Théâtre de la Brie, dont j’ai déjà eu l’occasion de vous dire du bien à propos de sa prestigieuse interprétation de L’École des femmes. Et je pensais que l’auteur d’une pièce aussi étrange que Fin de partie devait posséder, lui aussi, une mécanique mentale un peu… inhabituelle.
Vous connaissez, je pense, le sujet : dans un cadre sordide, une turne miteuse et entièrement démeublée, éclairée seulement par deux petites fenêtres haut perchées, se tient dans son fauteuil roulant un aveugle tyrannique (Hamm) que sert une manière de clown pitoyable (Clov). L’aveugle conserve, vivant dans deux poubelles, son père (Nagg) et sa mère (Nell), l’un et l’autre privés de leurs jambes à la suite d’un accident de tandem.
Rien de tout cela n’est, de soi, bien folichon. Or les propos que tiennent ces quatre-là le sont encore moins. Dans cette atmosphère de délabrement surréaliste, ils palabrent sans fin, comme s’il s’agissait pour eux d’oublier qu’ils sont, plutôt malgré eux, témoins que quelque chose suit son cours et que cela se terminera par la fin de tout. Peu à peu d’ailleurs, plus rien n’est à leur disposition : plus de dragées pour le père, plus de roues de bicyclette pour renforcer le fauteuil, plus de lumière dehors, plus de voiles sur la mer ni de mouettes dans le ciel, plus de marée, plus de plaid ni de calmant pour Hamm… et, pour terminer, Nell s’éteint au fond de sa poubelle, Nagg s’éteint au fond de sa poubelle, Clov s’en va, une valise à la main, et Hamm se couvre le visage d’un vieux mouchoir sale. Pour mourir ?
Il semble hors de doute qu’un scénario à ce point saisissant ne peut guère naître dans un cerveau bâti comme les autres. Quel syndrome se cache là derrière ? Laissons aux hommes de métier le soin de se prononcer, d’autant que leur diagnostic n’a, en définitive, pas beaucoup d’importance, pas plus en tout cas que l’épluchage des “carnets de blanchisseuse ” qui excitait les critiques littéraires du XIXe siècle. Seul doit compter pour nous le texte, et il apparaît non moins hors de doute qu’il s’agit là d’un grand texte de théâtre. Il capte d’évidence l’attention du spectateur, et cela durant une bonne heure et quart, ce qui constitue un signe infaillible : le spectateur écoute et n’a pas envie de s’en aller comme Claudel le fait dire à l’un des personnage de L’Échange, en l’occurrence une comédienne expliquant le théâtre.
C’est, au fond, tout le mystère des textes dramatiques : pourquoi l’un est-il bon, l’autre pas ? Pourquoi a‑t-on, ou n’a‑t-on pas, “envie de s’en aller ” ? On ne le sait pas toujours très bien. Dans le cas particulier d’un Ionesco ou d’un Beckett, on a parlé de “théâtre de l’absurde”, ou de “ théâtre de la dérision”. Pour Beckett, le second qualificatif me paraît préférable. Il se plaît en effet dans tout ce que la condition humaine peut avoir de plus pitoyable et de plus dérisoire, mais il ne faut pourtant jamais oublier qu’il s’agit d’un théâtre comique, d’un genre un peu particulier sans doute, mais appelant le rire : un rire de dérision, voilà tout. Ne s’y est pas trompé ce prodigieux “animal de théâtre ” qu’est Anouilh – il reconnaît écrire ses pièces comme d’instinct, et sans savoir ce qu’il fait – quand il définissait En attendant Godot : “ C’est le sketch des Pensées de Pascal, traité par les Fratellini. ” Et en Fin de partie, écrite par le protestant de grande culture biblique qu’était Beckett, on serait tenté de voir Le Livre de L’Ecclésiaste interprété par les Marx Brothers.
Voilà donc pourquoi je ne me sens pas toujours en accord avec certaines interprétations tragiques et misérabilistes de Beckett, comme y tendait plutôt d’ailleurs celle du Théâtre de la Brie, où Nagg dans sa poubelle faisait plus penser à Marat expirant dans sa baignoire qu’à un pauvre ahuri, bien trop écrasé par sa propre bêtise pour opposer la moindre réaction aux malheurs qui l’accablent. Nell son épouse sait d’ailleurs bien de quoi il retourne : Rien n’est plus drôle que le malheur dit-elle, et nous en rions, nous en rions, de bon cœur les premiers temps. Mais c’est toujours la même chose. Oui, c’est comme la bonne histoire qu’on nous raconte trop souvent, nous la trouvons toujours bonne, mais nous n’en rions plus
Vanité des vanités, tout est vanité, n’est-ce pas.