Financer durablement la biodiversité en utilisant les mécanismes de marché ?
L’utilisation de mécanismes de marché pour financer la conservation de la biodiversité est une approche innovante, déjà testée par certains pays anglo-saxons. Son utilisation, en parallèle aux mécanismes de financement classique par les pouvoirs publics, est ici discutée, dans l’objectif de contribuer à la réflexion nationale sur la biodiversité.
Les éléments à la base de la réflexion
La réflexion sur le financement de la biodiversité est partie d’un double constat, d’une part sur les moyens, d’autre part sur les objectifs de financement.
Premier constat, les financements actuels sont limités. Le droit français de la protection de la nature est un droit administratif et public, basé sur le principe historique de » règle-contrôle-sanction « . Ce droit, s’il a abouti à des résultats positifs certains, n’a toutefois pas permis d’empêcher l’érosion de la biodiversité. L’une de ses principales faiblesses est en effet sa dépendance envers les financements publics, généralement bien en dessous des besoins de financement réels.
Second constat, les objectifs du financement de la biodiversité ont évolué : l’ensemble des acteurs de la conservation de la nature est progressivement passé d’une approche fondée sur la stricte protection, assimilée par certains à une » mise sous cloche » de la nature, à une logique de gestion. Cette logique est fondée sur quatre préceptes :
• la reconnaissance de la biodiversité comme un objet dynamique dans le temps et l’espace ;
• l’acceptation de la présence de l’homme et de ses multiples interactions séculaires avec la nature ;
• l’incorporation, dans la logique, de l’opportunité de fixer des » objectifs » de conservation de la nature, de les hiérarchiser, de les planifier et bien sûr de les financer ;
• la possibilité de réparer des dommages faits à la biodiversité. Grâce au génie écologique, il est en effet aujourd’hui possible de recréer, dans certaines limites, des habitats et fonctions écologiques.
Le concept de compensation : principes et limites
C’est dans cette dimension de gestion ou de réparation des dommages que des propositions concernant l’utilisation de mécanismes de marché peuvent être faites. Ces mesures permettent de raisonner en termes de » compensation « , mesure introduite dans le cadre des lois environnementales de 1976. La compensation, qui consiste à » récupérer ailleurs ce qui a été détruit ici « , est une mesure devant être prise lorsque celles visant d’abord à éviter puis à réduire des impacts ne sont pas jugées satisfaisantes.
Depuis trente ans, la pratique de la compensation est passée dans les mœurs, mais professionnels et pouvoirs publics français s’accordent pour reconnaître trois limites principales à sa mise en œuvre actuelle.
La première est liée à la difficulté à trouver des terrains sur lesquels conduire les actions. Ces actions sont d’autre part souvent menées sur de petites surfaces et déconnectées de stratégies globales, écologiques et territoriales. Ce phénomène conduit à une efficacité relativement faible des actions conduites. La deuxième limite, d’ordre méthodologique, est qu’il n’existe pas en France de méthode d’équivalence écologique permettant d’estimer de façon rigoureuse le niveau de compensation réclamé par un impact. Enfin, en termes de moyens, on constate un double manque : d’une part, la pérennité du financement des actions engagées n’est pas garantie ; d’autre part, les moyens humains au niveau administratif local sont généralement insuffisants, ce qui rend difficiles l’évaluation et le contrôle des actions engagées au titre de la compensation.
La carte ci-dessus montre les mitigation banks déjà autorisées ou en cours de création dans l’État de Washington, aux États-Unis. La plupart de ces banques travaillent sur des zones humides.
L’exemple américain du mitigation banking
Il existe aux États-Unis une forme plus mature de dispositif compensatoire. D’essence fédérale et encadré par les pouvoirs publics1, ce dispositif repose sur l’intervention d’un acteur tiers, nommé mitigation bank (« banque de compensation »), qui s’engage sur le long terme à financer et assurer la gestion d’un ou plusieurs habitats et espèces. Les aménageurs « consommateurs » de biodiversité peuvent transférer leurs obligations de compenser leurs impacts à une mitigation bank, moyennant l’achat de « crédit » de biodiversité, unité de mesure et d’échange qui constitue l’élément central du dispositif.
1992 | 2002 | |
Nombre d’États concernés | 18 | 40 |
Mitigation banks | 46 | 282 |
dont privées | 1 | 135 |
Surface totale (ha) | 44 000 | 345 000 |
Source : Rapport sur les banques de compensation, étude SFCDC 2005 pour la CDC. |
Initialement introduit pour contenir la perte de zones humides, le dispositif est aujourd’hui appliqué à divers types d’écosystèmes. D’autre part, au cours des vingt dernières années, les États-Unis ont vu une croissance significative du nombre de mitigation banks, marquée notamment par la montée en puissance de la sphère privée.
Malgré la critique, réelle, qu’un tel dispositif peut inciter les aménageurs à déconsidérer les mesures d’évitement ou de réduction, la multiplication des mitigation banks a néanmoins permis, dans le contexte américain, d’atteindre quatre buts :
• garantir un financement à long terme, non soumis aux aléas des budgets publics, des actions de conservation entreprises,
• fixer des objectifs rationnels, voire mesurables, en termes de biodiversité, sur des espaces qui échappaient aux politiques de conservation,
• progresser vers l’élaboration de méthodes d’équivalence écologique,
• améliorer la mise en œuvre et l’efficacité de la compensation : en effet, les actions de conservation, effectives avant la destruction, sont généralement menées à grande échelle, et non plus en « timbre-poste », et peuvent ainsi bénéficier d’économies d’échelle.
Quelles possibilités en France ?
Il semble peu pertinent d’envisager une transposition directe du dispositif de mitigation banking pour de multiples raisons liées aux différences culturelles, géographiques, réglementaires, historiques, économiques, etc., entre la France et les États-Unis. À l’échelle de la France, deux enseignements peuvent cependant être tirés de l’existence du mitigation banking. Tout d’abord, il existe, à l’étranger, des dispositifs de gestion de la biodiversité utilisant les mécanismes de marché, en phase avec notre stratégie nationale pour la biodiversité dont un des axes prioritaires est de reconnaître sa juste valeur au vivant. Ensuite, l’utilisation du mitigation banking a permis de drainer de nouveaux capitaux dans la conservation de la biodiversité sur le principe « pollueur-payeur ».
Après avoir mené cette analyse en concertation avec l’ensemble des acteurs clés de la biodiversité en France, la Caisse des Dépôts et sa filiale la Société forestière proposent aujourd’hui de réfléchir à un nouveau dispositif basé sur les mécanismes de marché et destiné à financer durablement la biodiversité.
Les mécanismes de compensation pourraient être utilisés comme amorce d’un marché basé sur le principe « pollueur-payeur » – « compensateur-récompensé ». Une nouvelle activité reste à inventer en France pour assumer, selon une logique de résultats et non pas de moyens, les deux fonctions suivantes : financer « l’offre de compensation de biodiversité » en investissement et en gestion, en utilisant les compétences et expertises locales des acteurs traditionnels de la conservation ; et répondre aux « demandes en matière d’obligations de compensation », en prenant en charge la responsabilité de la compensation.
Conclusion
La réflexion de la Caisse des Dépôts et de la Société forestière a pour objet de contribuer à la lutte contre l’érosion de la biodiversité, en proposant de tester un nouvel outil, basé sur des mécanismes de marché jamais utilisés en France, en complément de la panoplie d’outils existants pour conserver le patrimoine naturel.
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1. Le mitigation banking est notamment réglementé par quatre textes : Clean Water Act ; Endangered Species Act ; Federal Guidance for the Establishment, Use and Operation of Mitigation Banks ; Federal Guidance for the Establishment, Use and Operation of Conservation Banks.