Financer durablement la biodiversité en utilisant les mécanismes de marché ?

Dossier : La biodiversitéMagazine N°616 Juin/Juillet 2006Par Myriam RONDETPar Brice QUENOUILLE

L’u­ti­li­sa­tion de méca­nismes de mar­ché pour finan­cer la conser­va­tion de la bio­di­ver­si­té est une approche inno­vante, déjà tes­tée par cer­tains pays anglo-saxons. Son uti­li­sa­tion, en paral­lèle aux méca­nismes de finan­ce­ment clas­sique par les pou­voirs publics, est ici dis­cu­tée, dans l’ob­jec­tif de contri­buer à la réflexion natio­nale sur la biodiversité.

Les éléments à la base de la réflexion

La réflexion sur le finan­ce­ment de la bio­di­ver­si­té est par­tie d’un double constat, d’une part sur les moyens, d’autre part sur les objec­tifs de financement.

Pre­mier constat, les finan­ce­ments actuels sont limi­tés. Le droit fran­çais de la pro­tec­tion de la nature est un droit admi­nis­tra­tif et public, basé sur le prin­cipe his­to­rique de » règle-contrôle-sanc­tion « . Ce droit, s’il a abou­ti à des résul­tats posi­tifs cer­tains, n’a tou­te­fois pas per­mis d’empêcher l’é­ro­sion de la bio­di­ver­si­té. L’une de ses prin­ci­pales fai­blesses est en effet sa dépen­dance envers les finan­ce­ments publics, géné­ra­le­ment bien en des­sous des besoins de finan­ce­ment réels.

Second constat, les objec­tifs du finan­ce­ment de la bio­di­ver­si­té ont évo­lué : l’en­semble des acteurs de la conser­va­tion de la nature est pro­gres­si­ve­ment pas­sé d’une approche fon­dée sur la stricte pro­tec­tion, assi­mi­lée par cer­tains à une » mise sous cloche » de la nature, à une logique de ges­tion. Cette logique est fon­dée sur quatre préceptes :

• la recon­nais­sance de la bio­di­ver­si­té comme un objet dyna­mique dans le temps et l’espace ;
 l’ac­cep­ta­tion de la pré­sence de l’homme et de ses mul­tiples inter­ac­tions sécu­laires avec la nature ;
 l’in­cor­po­ra­tion, dans la logique, de l’op­por­tu­ni­té de fixer des » objec­tifs » de conser­va­tion de la nature, de les hié­rar­chi­ser, de les pla­ni­fier et bien sûr de les financer ;
 la pos­si­bi­li­té de répa­rer des dom­mages faits à la bio­di­ver­si­té. Grâce au génie éco­lo­gique, il est en effet aujourd’­hui pos­sible de recréer, dans cer­taines limites, des habi­tats et fonc­tions écologiques.

Le concept de compensation : principes et limites

C’est dans cette dimen­sion de ges­tion ou de répa­ra­tion des dom­mages que des pro­po­si­tions concer­nant l’u­ti­li­sa­tion de méca­nismes de mar­ché peuvent être faites. Ces mesures per­mettent de rai­son­ner en termes de » com­pen­sa­tion « , mesure intro­duite dans le cadre des lois envi­ron­ne­men­tales de 1976. La com­pen­sa­tion, qui consiste à » récu­pé­rer ailleurs ce qui a été détruit ici « , est une mesure devant être prise lorsque celles visant d’a­bord à évi­ter puis à réduire des impacts ne sont pas jugées satisfaisantes.

Depuis trente ans, la pra­tique de la com­pen­sa­tion est pas­sée dans les mœurs, mais pro­fes­sion­nels et pou­voirs publics fran­çais s’ac­cordent pour recon­naître trois limites prin­ci­pales à sa mise en œuvre actuelle.

La pre­mière est liée à la dif­fi­cul­té à trou­ver des ter­rains sur les­quels conduire les actions. Ces actions sont d’autre part sou­vent menées sur de petites sur­faces et décon­nec­tées de stra­té­gies glo­bales, éco­lo­giques et ter­ri­to­riales. Ce phé­no­mène conduit à une effi­ca­ci­té rela­ti­ve­ment faible des actions conduites. La deuxième limite, d’ordre métho­do­lo­gique, est qu’il n’existe pas en France de méthode d’é­qui­va­lence éco­lo­gique per­met­tant d’es­ti­mer de façon rigou­reuse le niveau de com­pen­sa­tion récla­mé par un impact. Enfin, en termes de moyens, on constate un double manque : d’une part, la péren­ni­té du finan­ce­ment des actions enga­gées n’est pas garan­tie ; d’autre part, les moyens humains au niveau admi­nis­tra­tif local sont géné­ra­le­ment insuf­fi­sants, ce qui rend dif­fi­ciles l’é­va­lua­tion et le contrôle des actions enga­gées au titre de la compensation.


La carte ci-des­sus montre les miti­ga­tion banks déjà auto­ri­sées ou en cours de créa­tion dans l’État de Washing­ton, aux États-Unis. La plu­part de ces banques tra­vaillent sur des zones humides.

L’exemple américain du mitigation banking

Il existe aux États-Unis une forme plus mature de dis­po­si­tif com­pen­sa­toire. D’es­sence fédé­rale et enca­dré par les pou­voirs publics1, ce dis­po­si­tif repose sur l’in­ter­ven­tion d’un acteur tiers, nom­mé miti­ga­tion bank (« banque de com­pen­sa­tion »), qui s’en­gage sur le long terme à finan­cer et assu­rer la ges­tion d’un ou plu­sieurs habi­tats et espèces. Les amé­na­geurs « consom­ma­teurs » de bio­di­ver­si­té peuvent trans­fé­rer leurs obli­ga­tions de com­pen­ser leurs impacts à une miti­ga­tion bank, moyen­nant l’a­chat de « cré­dit » de bio­di­ver­si­té, uni­té de mesure et d’é­change qui consti­tue l’élé­ment cen­tral du dispositif.

1992 2002
Nombre d’É­tats concernés 18 40
Miti­ga­tion banks 46 282
dont pri­vées 1 135
Sur­face totale (ha) 44 000 345 000
Source : Rap­port sur les banques de com­pen­sa­tion, étude SFCDC 2005 pour la CDC.

Ini­tia­le­ment intro­duit pour conte­nir la perte de zones humides, le dis­po­si­tif est aujourd’­hui appli­qué à divers types d’é­co­sys­tèmes. D’autre part, au cours des vingt der­nières années, les États-Unis ont vu une crois­sance signi­fi­ca­tive du nombre de miti­ga­tion banks, mar­quée notam­ment par la mon­tée en puis­sance de la sphère privée.

Mal­gré la cri­tique, réelle, qu’un tel dis­po­si­tif peut inci­ter les amé­na­geurs à décon­si­dé­rer les mesures d’é­vi­te­ment ou de réduc­tion, la mul­ti­pli­ca­tion des miti­ga­tion banks a néan­moins per­mis, dans le contexte amé­ri­cain, d’at­teindre quatre buts :

• garan­tir un finan­ce­ment à long terme, non sou­mis aux aléas des bud­gets publics, des actions de conser­va­tion entreprises,
• fixer des objec­tifs ration­nels, voire mesu­rables, en termes de bio­di­ver­si­té, sur des espaces qui échap­paient aux poli­tiques de conservation,
• pro­gres­ser vers l’é­la­bo­ra­tion de méthodes d’é­qui­va­lence écologique,
• amé­lio­rer la mise en œuvre et l’ef­fi­ca­ci­té de la com­pen­sa­tion : en effet, les actions de conser­va­tion, effec­tives avant la des­truc­tion, sont géné­ra­le­ment menées à grande échelle, et non plus en « timbre-poste », et peuvent ain­si béné­fi­cier d’é­co­no­mies d’échelle.

Quelles possibilités en France ?

Il semble peu per­ti­nent d’en­vi­sa­ger une trans­po­si­tion directe du dis­po­si­tif de miti­ga­tion ban­king pour de mul­tiples rai­sons liées aux dif­fé­rences cultu­relles, géo­gra­phiques, régle­men­taires, his­to­riques, éco­no­miques, etc., entre la France et les États-Unis. À l’é­chelle de la France, deux ensei­gne­ments peuvent cepen­dant être tirés de l’exis­tence du miti­ga­tion ban­king. Tout d’a­bord, il existe, à l’é­tran­ger, des dis­po­si­tifs de ges­tion de la bio­di­ver­si­té uti­li­sant les méca­nismes de mar­ché, en phase avec notre stra­té­gie natio­nale pour la bio­di­ver­si­té dont un des axes prio­ri­taires est de recon­naître sa juste valeur au vivant. Ensuite, l’u­ti­li­sa­tion du miti­ga­tion ban­king a per­mis de drai­ner de nou­veaux capi­taux dans la conser­va­tion de la bio­di­ver­si­té sur le prin­cipe « pollueur-payeur ».

Après avoir mené cette ana­lyse en concer­ta­tion avec l’en­semble des acteurs clés de la bio­di­ver­si­té en France, la Caisse des Dépôts et sa filiale la Socié­té fores­tière pro­posent aujourd’­hui de réflé­chir à un nou­veau dis­po­si­tif basé sur les méca­nismes de mar­ché et des­ti­né à finan­cer dura­ble­ment la biodiversité.

Les méca­nismes de com­pen­sa­tion pour­raient être uti­li­sés comme amorce d’un mar­ché basé sur le prin­cipe « pol­lueur-payeur » – « com­pen­sa­teur-récom­pen­sé ». Une nou­velle acti­vi­té reste à inven­ter en France pour assu­mer, selon une logique de résul­tats et non pas de moyens, les deux fonc­tions sui­vantes : finan­cer « l’offre de com­pen­sa­tion de bio­di­ver­si­té » en inves­tis­se­ment et en ges­tion, en uti­li­sant les com­pé­tences et exper­tises locales des acteurs tra­di­tion­nels de la conser­va­tion ; et répondre aux « demandes en matière d’o­bli­ga­tions de com­pen­sa­tion », en pre­nant en charge la res­pon­sa­bi­li­té de la compensation.

Conclusion

La réflexion de la Caisse des Dépôts et de la Socié­té fores­tière a pour objet de contri­buer à la lutte contre l’é­ro­sion de la bio­di­ver­si­té, en pro­po­sant de tes­ter un nou­vel outil, basé sur des méca­nismes de mar­ché jamais uti­li­sés en France, en com­plé­ment de la pano­plie d’ou­tils exis­tants pour conser­ver le patri­moine naturel.

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1. Le miti­ga­tion ban­king est notam­ment régle­men­té par quatre textes : Clean Water Act ; Endan­ge­red Spe­cies Act ; Fede­ral Gui­dance for the Esta­blish­ment, Use and Ope­ra­tion of Miti­ga­tion Banks ; Fede­ral Gui­dance for the Esta­blish­ment, Use and Ope­ra­tion of Conser­va­tion Banks.

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