Fintechs et acteurs bancaires traditionnels : de la compétition à la pleine collaboration ?
Dans cet entretien, Kenza Berrada, Partner & Cofondatrice, et Charles Plessis, Directeur associé, au sein de B‑Part Consulting, décryptent pour nous l’écosystème actuel des Fintechs et les tendances qui se dessinent aussi bien pour ces nouveaux acteurs que pour les acteurs historiques, comme les banques.
Quelques mots pour nous présenter votre cabinet.
B‑Part Consulting est une boutique de conseil qui a vu le jour il y a 13 ans avec l’ambition d’être reconnue comme le « one-stop-shop » pour la création de banques et néo-banques. Notre mission initiale était ainsi d’accompagner les banques (les établissements de crédit) dans leur scale-up vers l’international.
Pour ce faire, nous nous sommes organisés en deux Business Units : la BU Stratégie et Réglementation bancaire, en charge de l’obtention des agréments de banque auprès des régulateurs concernés en Europe continentale, au Royaume-Uni, en Suisse, et en Afrique du Nord, et la BU Métier, qui définit et décline les moyens opérationnels, techniques et financiers nécessaires à la création d’une banque. Nous nous positionnons désormais comme un acteur facilitateur pour tout projet reposant sur des services financiers, agrégeant notamment les différentes expertises requises (règlementation, technologie, finance, risques, conformité…), afin d’accompagner et de conseiller au mieux nos clients.
Au-delà, notre mission est désormais d’établir des passerelles et de faciliter les échanges entre les acteurs institutionnels (banque, assurance…) et l’écosystème émergent de la FinTech, dans le cadre de collaborations, d’opérations de M&A ou de partenariats industriels.
Actuellement, on constate un mouvement de consolidation avec notamment le rachat de Fintechs par des acteurs bancaires. Quels sont les facteurs déterminants de cette évolution de marché ? S’agit-il, selon vous, d’un mouvement conjoncturel ou structurel ?
2022 a été marquée par plusieurs phénomènes : un effondrement des montants des levées de fonds, une baisse plus mesurée du nombre de deals, une revue des valorisations des acteurs de la Fintechs à la baisse et, in fine, une crise de croissance du marché de la Fintech. Sur le plan commercial et financier, les Fintechs doivent désormais conjuguer croissance et rentabilité pour répondre aux attentes de leurs investisseurs, dans un contexte de compétition accrue avec les acteurs institutionnels, mais aussi entre les Fintechs.
Dans ce contexte complexe, les régulateurs ont la délicate mission de trouver le meilleur équilibre entre la stabilité du système financier, la protection du consommateur et l’innovation de marché et des usages.
Nous voyons ces évolutions comme une tendance de fonds qui tend à rapprocher les Fintechs des acteurs institutionnels. Si certains acteurs peuvent légitimement se qualifier de disruptifs, une grande majorité d’acteurs a plutôt vocation à jouer un rôle exploratoire en matière d’expériences clients et de propositions de valeur, sans pouvoir réellement s’affranchir des acteurs de place, pour des raisons d’ordre réglementaire ou compte tenu de la difficulté à se constituer une base de clientèle installée.
» Les régulateurs ont la délicate mission de trouver le meilleur équilibre entre la stabilité du système financier, la protection du consommateur et l’innovation de marché et des usages. »
De plus en plus les institutionnels considèrent les Fintechs comme des vecteurs d’opportunités commerciales, technologiques ou financières. Les partenariats stratégiques et/ou capitalistiques ont le vent en poupe, même si le principal obstacle reste la capacité à faire converger des mondes diamétralement opposés. Dans ce cadre, nous nous positionnons à la croisée de ces deux univers et intervenons en qualité de facilitateurs !
En effet, nous avons la conviction qu’au-delà du mouvement de consolidation du marché, nous assistons actuellement à l’émergence d’une collaboration entre ces institutionnels, qui vont jouer le rôle de producteurs de services financiers, et les Fintechs qui, quant à elles, seront le contact privilégié des clients finaux sur le marché (« fronting »).
Dans cet univers, la technologie est souvent considérée comme un accélérateur de croissance tandis que la conformité à la réglementation est vue comme un frein majeur à l’innovation. Qu’en pensez-vous ? Quelle approche recommanderiez-vous à un acteur souhaitant lancer une Fintech ?
Cette vision caricaturale des choses s’est estompée progressivement. Sur le plan réglementaire, on observe aujourd’hui un équilibre entre protection du système financier et des consommateurs, d’une part, et facilitation de l’innovation, d’autre part. Les différents régulateurs ont beaucoup étudié l’émergence des acteurs de la Fintech et les nouveaux modèles économiques. Aujourd’hui, ils cernent mieux les principales zones de risques portées par la digitalisation et la « morcellisation » des chaînes de valeur. Cela permet par conséquent d’inscrire un projet d’activité Fintech dans une réelle stratégie réglementaire évolutive.
Dans ce cadre, nous proposons une démarche holistique, couvrant les enjeux métier, financiers, réglementaires et technico-opérationnels, aussi bien au démarrage du projet que dans le temps, selon une logique de trajectoire business et réglementée. Les modalités de lancement dépendent fortement de la maturité de l’équipe et du projet. Quand elle est encore limitée, nous recommandons un soft launch, reposant sur un statut « léger » et un partenariat technico-réglementaire avec un acteur institutionnel, portant la responsabilité réglementaire finale. Cela permet non seulement de faciliter le test de marché et la montée en compétence, mais peut aussi servir de marche pied pour un futur agrément, en cas de « product market fit » notamment. Lorsque la segmentation ou le business model le permettent, nous analysons la faisabilité de lancer une activité non réglementée ou exemptée.
« Nous constatons depuis 2022 un regain d’intérêt pour des opérations de M&A dans le secteur de la Fintech. »
La démarche d’agrément concerne, quant à elle, les entités matures (Fintechs en phase de « scale up », corporates ou institutionnels souhaitant se doter de leur propre véhicule règlement). C’est un processus long (12−18 mois) et exigeant d’un point de vue financier. Néanmoins, un agrément permet à une Fintech de maîtriser son offre, sa roadmap et son modèle économique. C’est aussi un gage de pérennité pour les investisseurs. En parallèle, nous constatons depuis 2022 un regain d’intérêt pour des opérations de M&A dans le secteur de la Fintech : consolidation, internalisation de tout ou partie de la chaine de valeur, « step up »…
Nous accompagnons ainsi nos clients sur la sélection et / ou les due diligences en amont des opérations. Il reste, en effet, très difficile d’estimer la valeur d’une Fintech par rapport à d’autres acteurs de la Tech : quelle est la valeur de l’actif technologique ? est-il compatible au sein d’un nouvel écosystème de briques technologiques ? quel est le niveau de conformité de l’entité cible ? son business model est-il crédible par rapport à des comparables de marché ? quelle est la qualité de la relation de la cible avec le régulateur ? La capacité à adresser ces questions permet non seulement d’estimer la valeur intrinsèque d’une Fintech, mais aussi celle des investissements complémentaires qui seraient nécessaires par l’acquéreur.
Au-delà d’une conjoncture particulièrement morose pour les acteurs crypto, quels sont, selon vous, les prochains défis qui se poseront à l’avenir pour les acteurs financiers ?
La période est effectivement assez complexe pour les actifs et les acteurs de l’univers crypto au sens large. Différents scandales (FTX…) a déclenché un effet domino qui ébranle un écosystème qui commençait progressivement à gagner en légitimité et en respectabilité.
Toutefois, il est encore trop tôt pour déterminer si nous sommes face à un coup d’arrêt définitif ou un assainissement du marché. En effet, il convient également de signaler que des acteurs bancaires plus « classiques » sont confrontés en ce début d’année 2023 à de très fortes difficultés que ce soit aux États-Unis ou en Suisse, par exemple.
« Face à la menace des « cryptomonnaies », puis des « stable coins », les Banques centrales ont engagé une réflexion quant à l’opportunité et à la faisabilité d’émettre leur « monnaie numérique ». »
L’émergence des crypto actifs a eu le mérite d’initier une réflexion de grande ampleur quant à la façon dont les innovations technologiques pourraient permettre de démultiplier les capacités de « l’argent » ou « d’actifs digitalisés ». Ils font désormais partie intégrante des réflexions portées par les régulateurs. Ainsi, en Europe, le règlement Mica contribuera à la mise en place d’un cadre réglementaire européen unique articulé autour d’exigences proches de celles existantes dans le domaine de la finance classique. Cette démarche devrait permettre de limiter les risques d’un point de vue systémique, d’aligner ces acteurs crypto sur le secteur financier, et de renforcer la capacité de supervision des régulateurs et la confiance du public.
Face à la menace des « cryptomonnaies », puis des « stable coins », les Banques centrales ont engagé une réflexion quant à l’opportunité et à la faisabilité d’émettre leur « monnaie numérique ». La Banque centrale chinoise a, d’ailleurs, lancé son e‑yuan dès 2019 : depuis, prêt de 140 millions de portefeuilles ont été ouverts pour un volume de transactions cumulé équivalent à 8,6 milliards d’euros (à octobre 2022).
La déclinaison et le passage à l’échelle de ces différents supports, qu’il s’agisse de « cryptomonnaies », « stable coins » ou de « monnaie numérique » dans des cas d’usages « mainstream » (paiements, épargne, crédit…) constitue l’un des défis auxquels seront confrontés les acteurs financiers.
Et pour conclure ?
Les Fintechs ont bousculé un marché à la fois très concentré autour des acteurs bancaires et extrêmement réglementé. Nous vivons une véritable révolution qui permet aujourd’hui à des particuliers et des petites entreprises de se lancer dans les services financiers.
Pour les acteurs institutionnels et les investisseurs, malgré le contexte actuel marqué par une consolidation du marché, les opportunités existent. Il faut néanmoins porter un regard plus critique sur cet écosystème afin de saisir les opportunités les plus pertinentes.
En parallèle, nous entendons de plus en plus parler du concept d’« Embedded Finance », soit une plus grande intégration de la finance (paiement, crédit…) dans les usages quotidiens (achats, transactions…). C’est, par ailleurs, un phénomène qui a été amorcé par les Fintechs. Cette tendance va notamment contribuer au développement d’expériences et d’usages plus pertinents pour les particuliers et les entreprises, mais elle va surtout permettre aux entreprises industrielles ou de services, ainsi qu’aux organismes ou entités publiques d’intégrer une partie ou l’intégralité de la chaîne de valeur financière dans leur propre chaîne de valeur.
In fine, « every company will be a FinTech Company ». Et au sein de B‑Part Consulting, nous en sommes convaincus et avons vocation à accompagner ce changement de paradigme.