Fixer un prix du carbone pour modifier les comportements
Patrick Pouyanné (83), directeur général, de Total l’affirme : « Même si les phénomènes touchant au climat sont complexes et ne peuvent s’apprécier véritablement que sur des périodes longues, il existe aujourd’hui un large consensus pour soutenir le diagnostic scientifique synthétisé par le GIEC.
En particulier sur le fait que l’activité humaine a un impact sur le changement climatique. Et donc il faut agir.
“ Mettre nos moyens d’action au service de nos parties prenantes ”
« Pour le dirigeant de compagnie pétrolière et gazière internationale que je suis, précise-t-il, c’est une question clé car une de mes missions est bien sûr de préparer l’avenir à moyen et long terme de la société dont j’ai la responsabilité.
« Or, 40 % des émissions de CO2 sont liées aux produits pétroliers et gaziers. Nous sommes donc au cœur du débat, nous pouvons y faire face car nous avons aussi des solutions.
« Au-delà, même si on parle d’une échelle de temps qui nous dépasse car nous ne verrons pas toutes les conséquences d’une éventuelle inaction, il est clair que cette évolution du climat concerne de nombreuses parties prenantes de notre entreprise : nos clients, qui nous demandent certes de plus en plus d’énergie mais qui soit à la fois plus propre, plus fiable et plus compétitive en prix ; nos collaborateurs, qui s’engagent s’ils se sentent utiles à la société et contribuent à apporter des solutions aux grands enjeux du monde actuel, et enfin nos actionnaires, qui recherchent des investissements profitables et durables. »
SIX ACTIONS
« Total promeut le gaz naturel, la moins émissive des énergies fossiles (deux fois moins que le charbon) et le meilleur complément aux énergies renouvelables dans la production d’électricité ; nous produisons aujourd’hui autant de gaz naturel que de pétrole, contre seulement 35 % il y a dix ans. Nous en produirons plus encore demain. »
« Nous nous impliquons dans les énergies renouvelables présentant le meilleur potentiel économique de développement. Avec notre filiale SunPower, Total est aujourd’hui numéro 2 mondial du solaire photovoltaïque et investit dans de multiples start-ups dans le monde pour trouver des réponses aux enjeux de l’intermittence et proposer de nouveaux modèles de gestion de la demande. Nous sommes également impliqués dans les biocarburants de première et deuxième générations. »
« Nous mettons en place un plan d’action en faveur de l’efficacité énergétique, en interne (réduction de notre empreinte environnementale et de nos coûts) et chez nos clients (fourniture de produits et de services permettant de consommer moins, et mieux). »
« Le programme Awango de commercialisation de lampes solaires permet, à moindre coût, l’accès rapide à l’énergie des populations d’Afrique qui en sont aujourd’hui privées. »
« Total développe la technologie de capture et séquestration du carbone avec notamment la réalisation et le suivi d’un pilote à taille réelle sur le bassin de Lacq. » « Nous participons à des initiatives internationales en faveur du climat, comme celle sur le prix du carbone ou encore celles de la Banque mondiale, de l’ONU ou de la communauté Oil & Gas lancée début 2014. »
Définir un cadre
« La dimension morale de cet enjeu, qui suppose des évolutions majeures dans tous les domaines de la société et en particulier des modifications dans les comportements de consommation, repose en premier lieu sur les États et les instances de régulation. Il appartient en effet à ces derniers de définir le cadre qui permettra la mise en place de ces évolutions et modifications – sans les renvoyer à nos successeurs.
“ Un mouvement vertueux semble avoir été lancé ”
« Cependant, en tant qu’entreprise de taille mondiale, nous avons aussi notre rôle à jouer car nous ne sommes pas seulement des fournisseurs de biens et de services. Notre influence va au-delà et nous devons, comme j’ai coutume de le dire, participer à la vie de la cité et ne pas fuir nos responsabilités, mais mettre nos moyens d’action au service de nos parties prenantes.
« L’énergie est une industrie du temps long, nous faisons des choix d’investissements à plusieurs milliards pour plus de vingt-cinq ans en général, donc nous ne pouvons pas renvoyer le sujet à plus tard, tout en assurant notre mission qui est de répondre à l’enjeu d’approvisionnement en énergie du plus grand nombre. »
Ne pas remettre à plus tard
« C’est pour cela que, en compagnie de cinq autres compagnies pétrolières et gazières internationales, nous avons décidé d’intervenir dans le débat public sur le prix du carbone et de dire que nous appelons à la mise en place d’une tarification du carbone dans les diverses régions du monde, pas nécessairement le même prix partout mais des principes communs qui orientent les acteurs économiques vers les bonnes décisions d’investissement et évitent les distorsions de concurrence. »
Fournir une énergie plus propre
« La mission de Total, affirme Patrick Pouyanné, est et restera de fournir au plus grand nombre une énergie plus propre, plus sûre et plus compétitive en prix, tout en contribuant à la lutte contre le changement climatique.
Total est aujourd’hui numéro 2 mondial du solaire photovoltaïque.
© PAOLO SARTORI / FOTOLI
« Compte tenu de l’impératif d’agir au plus vite, la réduction des émissions de gaz à effet de serre doit être fondée sur une approche qui privilégie les solutions offrant les meilleures caractéristiques en termes de rapidité de déploiement, résultat obtenu, coût de mise en œuvre et durabilité, sans distinction de géographie ou de technologie.
« Compte tenu de son expertise technique, de son envergure mondiale et de son engagement à long terme, Total peut utilement participer au dialogue pour rechercher ces solutions optimales. Tout en restant une major du pétrole et du gaz, Total sera dans les années à venir davantage orientée gaz, renouvelables, efficacité énergétique et gestion de la demande notamment grâce aux moyens nouveaux offerts par la digitalisation de l’économie. »
Infléchir la tendance actuelle
« Je suis convaincu, reprend Patrick Pouyanné, que la mobilisation actuelle aura pour résultat d’infléchir le scénario business as usual qui conduirait à des conséquences très graves, par exemple dans les zones côtières où l’élévation du niveau de la mer pourrait nuire à certaines activités portuaires ou industrielles comme les nôtres.
LE RÔLE DES GRANDES ENTREPRISES
« Les entreprises s’investissent déjà dans l’action pour limiter les effets du changement climatique et elles prendront leur part pour répondre aux enjeux. In fine, si les États fixent le cap et ont entre leurs mains les outils de régulation, ce sont bien les entreprises qui investissent.
Et comme je l’ai dit, une entreprise du secteur de l’énergie investit à long terme et ses choix doivent résister à l’usure du temps ; donc nous prendrons en compte cette question dans l’établissement de notre stratégie, qu’il y ait ou non un accord ambitieux à Paris. »
« La raréfaction des ressources en eau pourrait également être préjudiciable à nos opérations dans certaines régions. Je ne sais pas si nous serons sur la trajectoire 2 °C mais l’essentiel est d’infléchir la tendance actuelle.
« L’évaluation des risques est un exercice permanent dans un Groupe comme le nôtre. Le risque du changement climatique est intégré dans ces exercices réguliers, y compris au moment de la conception des installations industrielles. Au-delà, les paramètres de risque climatique sont évalués en continu dans nos plans de gestion et de prévention des risques. »
Un travail de longue haleine
« Une grande partie du résultat de la COP 21 prend corps dès maintenant. Les acteurs de la société civile se mobilisent progressivement : ce ne sont pas seulement les experts, les ONG, les médias familiers de la question et quelques grands pays leaders qui semblent prêts à s’engager mais de nombreux gouvernements, de nombreuses grandes entreprises, de nombreux investisseurs et bailleurs de fonds.
« Bien sûr, il y aura des écarts entre les contributions des principaux pays industrialisés et les demandes légitimes des pays en croissance et certains risquent d’être déçus. Mais les contributions et engagements seront exposés aux yeux du monde.
« Et la tendance actuelle d’émission de gaz à effet de serre sera modifiée s’ils sont mis en œuvre effectivement. Ce qui importe, c’est que la COP 21 s’accorde sur un mécanisme de progrès continu collectif, de contrôle et de révision des engagements, car il s’agit d’un travail de longue haleine.
« Un mouvement vertueux semble avoir été lancé et la clé du succès réside en particulier dans la capacité des acteurs à ne pas laisser retomber la mobilisation une fois l’événement passé. »
Deux éléments clés
« Une tarification du CO2 partout sur la planète et les mécanismes de financement du Fonds Vert sont deux éléments clés d’un accord climatique international », affirme le directeur général de Total. « Si un prix est donné au carbone au niveau mondial, cela orientera le comportement des acteurs dans chaque région et dans chaque pays vers les solutions les moins coûteuses et les plus efficaces pour réduire les émissions de gaz à effet de serre.
« L’un de mes premiers actes en tant que directeur général de Total a été de signer à l’automne dernier la charte Global Compact des Nations unies qui demande, entre autres, à fixer un prix mondial du carbone. Du reste, chez Total, nous prenons en compte depuis une dizaine d’années un prix du CO2 de 25 €/t dans l’analyse de tous nos investissements. »
UN PARI SUR L’AVENIR
Quels sont les freins à la mise en place de politiques climatiques ambitieuses ?
REVENIR AU PROTOCOLE DE KYOTO
« Si les États souhaitent vraiment une réorientation rapide des investissements vers des énergies plus sobres en carbone, ils doivent revenir à la pratique du protocole de Kyoto et au clean development mechanism pour que les États riches aident les États plus démunis à baisser l’intensité carbone de leur économie.
Ce mécanisme permettait en effet aux pays riches de réaliser les réductions d’émissions demandées dans d’autres pays, atteignant ainsi le même objectif à un coût moindre.
Si l’Europe le réintroduisait dans sa contribution à la COP 21 cela pourrait contribuer à ramener à un niveau de coût plus raisonnable l’effort à réaliser sur son propre territoire d’ici à 2030. »
Patrick Pouyanné en voit « de deux types au moins ».
« Le premier concerne l’horizon de temps : le climat est un enjeu progressif à cent ans, les gouvernements ont en général un horizon maximum d’environ cinq ans. Il est donc facile et tentant de remettre à plus tard des décisions par nature difficiles et peu populaires.
« Le second a trait à la complexité du sujet sur un plan géopolitique, économique et technologique : des continents en croissance rapide comme l’Afrique ou l’Asie, qui n’ont jamais connu (ou connaissent depuis peu) un niveau de vie et de confort équivalent au nôtre, y aspirent : peut-on imaginer les en priver ? Les pays riches ne peuvent pas dicter leur loi au monde.
« Si l’on veut éviter que l’Inde ne fonde sa croissance économique sur le charbon, sa seule ressource naturelle, cela suppose des transferts technologiques et financiers massifs pour lui permettre d’avoir accès à des énergies à bas carbone fortement capitalistiques, comme le solaire ou le nucléaire.
« Certaines solutions technologiques, encore inconnues aujourd’hui, permettront peut-être de résoudre le problème climat dans le futur ; ce genre de réflexion peut aussi contribuer à ne pas décider aujourd’hui. Mais avons-nous le droit de faire ce pari sur l’avenir, aux dépens éventuels des générations futures ? »
Pour la Patrie, les Sciencs et l’Avenir
Quel rôle pour l’État, pour le privé ?
« Des rôles complémentaires : l’État fournit le cadre stable et incitatif qui va permettre aux entreprises de prendre des décisions économiques rationnelles et d’investir dans des solutions favorables.
“ Les pays riches ne peuvent pas dicter leur loi au monde ”
« Il faut travailler ensemble, s’écouter, se faire confiance, avancer pas à pas. Et j’ai confiance car ce mouvement vertueux est déjà en marche. Je vois de plus en plus mes équipes quotidiennement au travail avec les grandes institutions internationales, gouvernements et ONG pour dessiner ensemble notre avenir commun.
« Si on me demandait de choisir un seul sujet, un seul pôle d’attention essentiel pour résoudre l’enjeu du changement climatique je citerais sans hésiter l’éducation. L’X, comme tout autre établissement de formation, mais peut-être davantage encore compte tenu des responsabilités que seront amenés à exercer les élèves qui en sortent, a un rôle essentiel à jouer. Pour la Patrie, les Sciences – et l’avenir de la planète. »