Fonctionnaire à Marseille, un oxymoron ?
En posant mes valises à Marseille, pour prendre mon premier poste dans l’administration, je m’attendais à Kafka et Courteline. J’ai eu Rabelais et Melville.
Après les années sur le Plâtal, mon rang de sortie me conduisit naturellement vers le corps des Mines. Après deux années de stage, le premier à la RATP, le second à la Société générale en pleine crise financière, et une année de formation complémentaire, j’avais envie de changer d’air.
REPÈRES
Provence-Alpes-Côte d’Azur est une région dont l’économie est aussi riche et diverse que ses paysages. De l’industrie lourde (pétrochimie et sidérurgie) sur les berges de l’étang de Berre aux salles blanches de la microélectronique dans la garrigue d’Aix-en-Provence, en passant par l’éco-extracteur de parfums dans les Alpes à Grasse ou les détecteurs à neutrinos sous-marins au large de la baie de Toulon.
Cette profusion fait la force de la région, qui résiste bien mieux que d’autres aux soubresauts de la mondialisation, mais elle crée également la confusion chez les investisseurs internationaux qui peinent à distinguer les points forts.
Marseille s’offrait comme la promesse d’un exotisme à moindres frais. Un ami, Marseillais de naissance et de coeur, me prévint qu’elle était ville qu’on aime ou que l’on déteste, mais devant laquelle nul ne reste insensible.
D’autres m’alertèrent sur les vicissitudes de cette Chicago à la française. Mon parti était pris : je ferais rendre gorge aux préjugés et partirais goûter aux charmes de ce grand port.
Animer le tissu régional
À la fin de l’été, je pris donc mon poste, d’un côté chef de la division développement industriel à la DRIRE (Direction régionale de l’industrie, de la recherche et de l’environnement) – qui allait devenir la DIRECCTE (Direction régionale des entreprises, de la concurrence, de la consommation, du travail et de l’emploi) – et de l’autre chargé de mission « économie » auprès du secrétaire général aux affaires régionales, le SGAR.
“ Mon parti : faire rendre gorge aux préjugés ”
À l’interface entre entreprises et administration, ma mission était d’animer le tissu industriel régional. Concrètement, cela signifie aider les entreprises à se développer et à créer ou protéger les emplois : donner un coup de pouce aux start-ups, inciter à la collaboration entre grands groupes, PME et laboratoires, structurer les filières, mais aussi essayer de sauver celles qui étaient en chute libre.
Les outils dont nous disposions étaient nombreux et inégaux : pôles de compétitivité, agence régionale pour l’innovation, programme des investissements d’avenir, fonds structurels européens, aides pour les actions collectives, et surtout l’énergie et l’enthousiasme que tous, fonctionnaires, nous mettions à aller à la rencontre des entreprises, à les écouter et à travailler avec elles.
Énergie et obstination
Pas une journée qui ressemble à la précédente. Un jour sur la plage Napoléon au bout de la Camargue avec élus et industriels pour imaginer ce que pourraient être des éoliennes offshore.
“ Un geste mal compris devient une affaire d’État ”
Un autre au milieu des champs de lavande pour initier un rapprochement entre filières aromatiques provençales et agroalimentaires drômoises.
Un autre enfin autour de la table préfectorale lors d’une médiation pour cette fabrique de sachets de thé en conflit ouvert avec la multinationale qui venait d’en décider la fermeture.
Il y a dans cette énergie déployée beaucoup de l’obstination du capitaine Achab. Notre Moby Dick était la création d’emplois. Voilà pour Melville.
Théâtralité méridionale
Il y a ceci de plaisant en PACA, et à Marseille en particulier, qu’un mot mal placé, un geste mal compris se transforme en affaire d’État en moins de temps qu’il n’en faut pour le dire ou le faire.
LE LOISIR D’ENTREPRENDRE
Parce qu’il fait confiance à ses agents, l’État leur donne une très grande liberté. Il leur est loisible d’entreprendre, de débusquer les idées reçues, de faire bouger les lignes. Le « statut » d’ingénieur des Mines – de polytechnicien en fait – protège également contre les aléas du bon vouloir de la hiérarchie et confère une responsabilité unique. La liberté acquise n’est pas un droit, mais un devoir.
Ainsi, l’oubli d’envoi d’une invitation formelle à l’un des maires pour une grand-messe me valut une tribune assassine dans la presse et une remise au pas du préfet. Ici plus qu’ailleurs, la forme compte infiniment plus que le fond.
Toute entente est forcément précédée d’un moment de boursouflure des egos, où les engueulades trouvent tout écho dans la presse, grand théâtre bouffon des affaires humaines.
Durant les trois ans, j’ai eu droit à des histoires que je n’aurais crues possibles que dans les films. Une lettre anonyme d’un « corbeau » pour dénoncer une mauvaise gestion financière.
Un président de fédération invité à une réunion la semaine suivante et qui nous indique qu’il ne sera probablement pas disponible – et pour cause, il était mis en examen trois jours plus tard.
Un chef d’entreprise tué sur son yacht par un sniper embusqué sur un pneumatique, dont la police découvrira qu’il trempait dans un vaste trafic de drogue et de proxénétisme.
Un incendie volontaire pour faire disparaître certains documents administratifs. Et j’en passe. Il y a là sans doute de la théâtralité du Sud, qui met sous les projecteurs ce que d’autres régions parviennent à masquer sans peine. Voilà pour Rabelais.
Un seul interlocuteur
Je suis arrivé à Marseille au tout début de la création de la Direction régionale des entreprises, de la concurrence, de la consommation, du travail et de l’emploi, la DIRECCTE. L’idée, née de la RGPP, était de fusionner huit directions ou délégations régionales, dont la division développement industriel des DRIRE, toutes ayant une action « économique ».
Trois pôles composent la DIRECCTE : le pôle C, constitué de l’ancienne DGCCRF, qui s’occupe du contrôle des poids et mesures, de la qualité du vin ou encore du respect du code du commerce ; le pôle T, constitué des inspecteurs du travail, chargé d’appliquer en toute indépendance le code du travail ; et le pôle 3E, la véritable nouveauté, regroupant pas moins de six services allant de l’intelligence économique aux politiques de l’emploi en passant par l’artisanat et la formation professionnelle.
Un habillage baroque autour du thème de l’entreprise. J’ai été responsable adjoint de ce pôle, et ai donc suivi sa naissance et ses premiers pas difficiles.
Marseille, un exotisme à moindres frais. © FOTOLIA
L’ambition initiale était excellente sur le papier : une entreprise aurait désormais un seul interlocuteur étatique pour tout ce qui concernait son développement. Besoin d’une aide financière, d’un conseil pour exporter, d’un plan de gestion des compétences ? Le pôle 3E pouvait répondre présent. Un colbertisme local.
En réalité, les services fusionnés étaient de culture et de nature très différentes et les synergies furent difficiles à trouver, entre les ingénieurs qui parlaient innovation, les inspecteurs du travail qui comptaient les emplois aidés et les conseillers du commerce extérieur qui regardaient au loin.
Des idées aux projets
Nous avons néanmoins réussi à créer un lien autour de projets concrets, par exemple les pôles de compétitivité. En quelques années, ceux-ci, initialement conçus comme des usines à idées, se sont transformés en usines à projet, capables d’incorporer toutes les composantes requises, de la R&D au recrutement en passant par le financement. Ce qui en fait des interlocuteurs privilégiés de tous les acteurs de l’économie, et un partenaire incontournable du pôle 3E.
PACA est l’une des régions où il y a le plus de pôles en France, et créer une véritable « gouvernance » permit de fédérer les énergies autour d’un projet commun tout en développant des leviers concrets d’action de développement économique.
Du théatre au cirque
Depuis, j’ai rejoint les couloirs longs et gris – mais non moins animés – de Bercy, à la direction du Budget où je m’occupe du « prélèvement sur recettes », à savoir les versements de la France à l’Union européenne.
Il s’agit là de négociations internationales avec des enjeux financiers colossaux, un tout autre univers que Marseille, où le cirque bruxellois remplace le théâtre marseillais, et les cultures nationales les caractères locaux.