Formation en industrie : exemples d’application du multimédia
Les invariants pédagogiques
Sous l’impulsion de l’avènement des « nouvelles » technologies, de l’évolution des critères de production, de la réorganisation des entreprises…, les métiers, même les plus traditionnels, se transforment. Des besoins multiples de formation apparaissent et chacun mérite d’y voir apporter une réponse spécifique.
Il n’en demeure pas moins vrai que lorsqu’on met en place un dispositif de formation, s’appuyant principalement sur l’usage des nouvelles technologies, un certain nombre d’invariants existent. Essayons d’en identifier quelques-uns.
Une pédagogie bottom-up centrée sur des cas sensibilisera directement à des processus méthodologiques, à des apprentissages gestuels ou décisionnels, à des outils ou méthodes, à des concepts. Elle facilitera l’acquisition et la compréhension.
Sur la nature des « cas », deux écoles existent :
- soit on choisit des problématiques relevant des métiers de l’entreprise concernée par la formation. Cette démarche « sur mesure » est nécessaire si l’objet de l’apprentissage est l’outil, la machine ou le processus de production (niveau bas). Par contre dans le cas d’un apprentissage méthodologique ou conceptuel, une démarche « sur mesure » est coûteuse (l’application est à reconcevoir d’une entreprise à l’autre). C’est hors de portée des PME/PMI et pédagogiquement dangereux (l’apprenant a une vision trop critique du produit par rapport à ses connaissances ou compétences propres) ;
- soit on élabore des cas types (au risque d’être simplistes) totalement déconnectés des activités de l’entreprise. Les apprenants, qui n’ont plus à craindre d’être jugés sur leurs compétences professionnelles directes, sont alors plus accessibles à une assimilation des concepts clés.
En milieu industriel, l’apprenant n’est, en général, pas prêt à s’investir dans une démarche théorique ou théorisante qui le rebutera a priori. Il a besoin à la fois d’utiliser son référentiel professionnel (sécurité) et d’être étonné (par le sujet abordé, par la façon de l’aborder, par son comportement plus performant que prévu…) pour entrer pleinement dans le processus de formation.
La pédagogie mise en œuvre doit donc s’appuyer fondamentalement sur l’exemple (le cas, nous l’avons vu), la métaphore, l’image… et utiliser au maximum les « canaux de communication » (action et perception) de l’apprenant (on retient à peine 10 % de ce qu’on lit, et 90 % de ce qu’on lit, entend, dit en le faisant).
L’apprenant n’est pas un informaticien. L’usage d’un produit pédagogique multimédia doit « aller de soi », ce qui impose une qualité d’interfaces irréprochable et l’absence de démarche initiatique laborieuse pour apprendre à l’utiliser.
Les niveaux, besoins et rythmes d’apprentissage dépendent de chacun (le public est ici, par nature, très hétérogène). Il est bon que l’outil et le processus d’apprentissage autorisent une personnalisation minimale en réservant une part à l’autoformation.
La participation collective autour d’un même produit pédagogique est un facteur d’entraînement mutuel et de prise de confiance. Il peut ici s’agir de résolution collective de problèmes, de simulateurs, de jeux de rôle ou de jeux d’entreprise.
L’animateur devient un véritable catalyseur de l’apprentissage en donnant tout son relief au produit multimédia (on peut obtenir un rapport de 1 à 5 entre la durée d’un produit multimédia « sec » et celle de son usage contextualisé).
L’apprenant (ou l’équipe) a besoin de se situer et de s’évaluer. Le produit pédagogique doit donc posséder un dispositif de mesure de l’évolution de ses compétences. Ce dispositif peut aussi être utilisé pour guider l’apprenant et personnaliser son parcours pédagogique.
Les produits déjà utilisés doivent toujours rester accessibles (sous réserve d’être actualisés), constituant ainsi une véritable bibliothèque virtuelle personnalisée de l’apprenant.
C’est dans ce contexte que nous présentons quelques réalisations et expérimentations de l’INSA de Lyon en formation industrielle.
CECIL : un exemple de didacticiel industriel
Le didacticiel CECIL a été conçu et en partie développé à l’INSA de Lyon pour le groupe Lafarge Ciments (qui en garde l’exclusivité d’utilisation). C’est un système multimédia de formation à la conduite d’unités de cuisson cimentières. Il représente soixante heures d’apprentissage interactif. Son succès d’usage sur tous les sites de production a amené une diffusion mondiale du produit, actuellement disponible en plus de dix langues. À cela trois « secrets » :
- une démarche gestion de projet rigoureuse lors de la réalisation,
- une qualité des interfaces orientées utilisateur,
- une organisation des connaissances permettant à chaque apprenant de constamment s’auto-évaluer.
La démarche projet
Un tel projet impliquant une multitude d’acteurs, sa planification doit être exemplaire. Disons qu’il comporte – environ – 5 phases :
. phase 1, expression des besoins du maître d’ouvrage : la situation d’apprentissage (ici autonome, personnalisée, sur site industriel), les objectifs de la formation, les publics cibles, les contraintes (monde PC, apprenant propriétaire de ses données…) ;
. phase 2, cahier des charges du maître d’œuvre (spécifications externes) précisant les modes de communication (pour l’apprenant et le formateur), le processus pédagogique, le contenu cognitif et les ressources nécessaires (humaines, matérielles, logicielles et économiques) ;
. phase 3, spécifications internes du produit : choix de l’architecture, de l’organisation pédagogique (scénarios, concepts, modules, exercices…), des règles de communication, des fonctions mises à disposition de l’apprenant, du formateur ou de l’auteur (vie du produit) ;
. phase 4, réalisation informatique ;
. phase 5, expérimentation, tests d’usage et validation du produit en situation réelle sur les sites de production.
Il va de soi que les futurs utilisateurs (formateurs et publics cibles) doivent être associés à chaque phase de ce processus, condition indispensable pour que ce produit soit aussi le leur (phénomène d’appropriation).
La qualité des interfaces
Au bout de quelques années de métier, l’apprenant rejettera toute présentation « académique » des connaissances. Il souhaite évoluer par goût, curiosité, besoin, et en ce sens il doit être volontaire, et non considérer la formation professionnelle qu’on lui impose comme une « purge ». Véritable client, il doit rester le centre du processus pédagogique.
L’information doit donc être multiforme et prête à être consommée pratiquement sans démarche initiatique, y compris vis-à-vis des outils informatiques qu’il utilise pour y accéder. Leur fonctionnement doit donc « aller de soi » et leur conception répondre à des études ergonomiques d’usage en tenant compte de caractéristiques générales (public cible) et différenciées (prédominances personnelles).
C’est cette approche qui a été privilégiée lors de l’élaboration des interfaces du didacticiel CECIL.
Les figures 1 et 2 présentent deux exemples d’écrans mettant en évidence la multiplicité des modes de communication (l’image remplace avantageusement le texte) ainsi que le degré d’interactivité.
Organisation et gestion des connaissances industrielles : Tutorin
Dans un didacticiel industriel tel que CECIL, les scènes élémentaires, les écrans ou séquencements d’écrans proposés vont, au fil de la formation, tisser la trame d’une pièce « sur mesure » en fonction des besoins et objectifs pédagogiques de chaque apprenant.
Or, nous sommes ici dans une situation d’apprentissage de masse où les produits de formation sont mis à disposition sur chaque site industriel (plus d’une centaine). Bien sûr, il n’est pas envisageable de disposer d’un formateur sur chaque site. La liberté d’accès par l’apprenant à ce type de formation, à son rythme (il peut suspendre et reprendre son apprentissage à tout moment), réclame donc l’existence d’un tuteur informatique qui va repérer, retrouver, mesurer, assister, ordonnancer, superviser, rendre compte à l’apprenant… au fur et à mesure du déroulement de sa session d’apprentissage. C’est le rôle d’un produit comme Tutorin (système indépendant du didacticiel CECIL).
Les missions principales de Tutorin sont ainsi :
- d’assurer une personnalisation de la formation (prise en compte des connaissances initiales, de la rapidité d’apprentissage, des prédominances, des UV à acquérir…),
- d’exprimer (et donc atteindre) des objectifs pédagogiques personnalisés,
- de mesurer en continu l’évolution des connaissances et compétences des apprenants.
Pour Tutorin, chaque objet multimédia utilisé dans une interface possède des caractéristiques cognitives (fond) et pédagogiques (forme).
Les caractéristiques cognitives représentent une « décomposition atomique » de l’ensemble de la connaissance couverte par le système d’apprentissage.
Ces connaissances élémentaires (1 200 identifiées pour le didacticiel CECIL) vont jouer le rôle d’une véritable base dans laquelle s’expriment le modèle de l’apprenant, les unités de valeur (UV), les profils et les fiches signalétiques de chaque scénario (un scénario est une mise en situation qui n’excède pas une dizaine de minutes pour l’apprenant).
Les jeux d’entreprise
Figure 1 |
Présentation des constituants de la matière première par des personnages de formes et de couleurs différentes. Remarque : l’équilibre entre l’image, le texte, le symbolique et le métaphorique (nécessité de décarbonater pour faire naître le personnage représentant la CaO – à gauche). |
Figure 2 |
Reconnaissance d’une situation d’incident. L’apprenant retourne des cartes à jouer pour utiliser une information nouvelle et affiner son diagnostic. |
Des jeux d’entreprise : pour quoi faire ?
Naviguant sur Internet, accédant à une formation disponible sur l’Intranet de son entreprise, ou exécutant en local un didacticiel multimédia (sur CD-ROM ou téléchargé), l’apprenant se trouve finalement souvent seul face à son écran.
La formation à distance peut ainsi, pratiquée seul, provoquer une sorte de rupture sociale finalement préjudiciable au développement pérenne de compétences.
Les systèmes coopératifs sont une bonne manière de restaurer la dimension collective de l’apprentissage. Mais ce désenclavement n’est pas le seul intérêt :
- à l’heure de l’entreprise communicante, de l’évolution des PME/PMI d’un rôle de sous-traitant à celui de cotraitant, les situations de travail de groupe (groupware) vont se multiplier. Il y a là un accompagnement dans une mutation profonde de l’entreprise,
- passionnés par l’enjeu, l’habillage ludique et le déroulement interactif du jeu, les participants vont spontanément adhérer au processus d’apprentissage, grâce à une motivation qui va les transformer en véritables acteurs de leur propre formation.
Construction d’un jeu d’entreprise : le cas Reactik Multimédia
Le premier choix concerne le nombre d’entités en concurrence ou en situation coopérative : la situation de concurrence résulte d’une rivalité dans la poursuite d’objectifs non partageables (un objectif atteint par une entreprise n’est pas atteignable par une autre), la situation coopérative résulte d’une coordination d’activités complémentaires pour atteindre un objectif commun. Expérimentalement le nombre de quatre entités, chacune pilotée par un groupe de deux à trois apprenants, est le meilleur choix. En outre la taille globale de douze apprenants par session est la limite acceptable pour que l’animateur puisse expliquer, assister, développer les parties les plus conceptuelles et la limite tolérable pour que chaque apprenant puisse fréquemment s’exprimer.
Au départ, un jeu d’entreprise se caractérise par : une situation (le cas), un leurre (« objectifs conscients des apprenants ») et des places conceptuelles (objectifs conscients du formateur) (cf. figure 3).
Illustrons ces trois vocables sur l’un des jeux d’entreprise réalisés à l’INSA de Lyon, Reactik Multimédia1
La situation : quatre entreprises (quatre PC communiquant par réseau) fabriquent deux gammes d’un même produit (des bagages) et disposent de capacité de développement « sur mesure ». Elles ont chacune des points forts et des points faibles et vont devoir diminuer leurs stocks et leurs délais de production pour devenir compétitives.
Le leurre : l’objectif de chaque équipe-entreprise est d’occuper une position dominante sur douze pays en obtenant un nombre de parts de marché plus important que celui des concurrents. Les conditions d’accès à un marché sont différentes d’un pays à l’autre, ce qui oblige chaque équipe à arrêter une politique, fonction des marchés et de la politique d’investissement des autres.
Les places conceptuelles : une douzaine de places représentent les vrais objectifs de développement de compétences de la formation (le leurre n’étant qu’un prétexte) : savoir piloter par les stocks, calculer les encours, etc.
Figure 3 – Construction d’un jeu de rôle ou d’entreprise |
Déroulement du jeu et rôle de l’animateur
Les apprenants vont passer successivement par cinq phases de durées voisines (le jeu dure douze heures) : la découverte (situation, objectifs…), le diagnostic (dysfonctionnements, marges…), la construction stratégique (préparation d’actions), la décision et mise en application et le bilan (partage des expériences, évaluation des comportements).
Le jeu est structuré en étapes pédagogiquement autonomes, chacune d’une durée de trente à quarante-cinq minutes. Chaque étape est précédée d’une courte période de briefing (cinq minutes) et suivie d’un debriefing de dix à vingt minutes où l’animateur réunit les équipes pour leur demander d’expliquer et justifier leur démarche. Ce « partage » est essentiel pour transformer l’expérience vécue en savoir positif.
Nous constatons ici que la conception d’un produit pédagogique multimédia ne peut être dissociée du contexte pédagogique de son utilisation. Il importe, dès l’origine, de définir ce que prend en charge le produit (et à quel rythme) et ce qui relèvera de l’animation « humaine ». Cette participation en amont des futurs usagers relève finalement d’une démarche qualité.
Comment assurer une formation à la demande ?
Il est difficile de conclure sur un sujet en pleine mutation culturelle… et économique. Ces conclusions ne seront-elles pas obsolètes dans quelques mois ?
La formation en milieu professionnel est un enjeu essentiel :
- pour le développement de son savoir-faire (développement et capitalisation de compétences),
- pour son développement économique (meilleure efficacité, meilleure qualité, meilleur professionnalisme).
Les grands groupes se sont déjà dotés de leurs propres systèmes de formation qui utilisent peu ou prou des produits faisant appel aux nouvelles technologies. Ils restent cependant demandeurs de contenus ou de sous-traitances.
Par contre les PME/PMI n’ont pas les moyens ni de développer des formations spécifiques ni d’envoyer leur personnel en formation (remplacement temporaire impossible). Ce sont elles qui sont les plus en attente de formations à la demande. Qui offrira à terme ce service ?
- des universités virtuelles ? au sein desquelles les établissements actuels auront mutualisé des moyens et ressources pour une offre massive de formation à distance ?
- des consortiums économiques ? Le rouleau compresseur américain n’est-il pas déjà en route… à coup de milliards de dollars ? Les universités de Maryland et de Phoenix, et plus récemment la Western Governors University ont bien identifié la niche de l’industrie éducative et ont déjà un rayonnement et une diffusion internationale.
L’INSA de Lyon développe, en mutualisant ses forces avec les trois autres INSA (en particulier de Rouen), les trois universités de technologie et bientôt l’ENSAM, une stratégie progressive : élaboration de modules adaptés à la formation initiale – pour moderniser celle-ci -, et utilisation de certains d’entre eux pour la formation en industrie.
Par ailleurs l’INSA de Lyon va tester un dispositif de formation à distance à la demande tourné en particulier vers le monde industriel. Le principe adopté est similaire à celui de Stanford : enregistrement d’enseignements médiatisé et numérisé (vidéo + interaction audio + documents pédagogiques) qui sont gérés, archivés et diffusés via Internet ou RNIS, en temps réel ou différé, par une régie commune, à un ensemble d’entreprises clientes.
Enfin, certains acteurs dynamiques développent des produits sur mesure : des enseignants passionnés dans leur spécialité, mais aussi le Département de génie productique, à la base de cet article, avec l’implication forte de ses étudiants. Une activité très formatrice pour ces élèves ingénieurs… et pour les cadres qu’ils seront.
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1. Marque déposée CIPE – Département génie productique INSA de Lyon.