Formation professionnelle : les errements de l’exception française
Contrairement à l’idée reçue, les français sont en moyenne moins qualifiés que leurs homologues européens. En particulier la formation professionnelle, élément clé de la réduction du chômage des jeunes, subit depuis vingt ans des évolutions conduites sans connaissance suffisante des réalités de l’entreprise. Pour un hypothétique espoir de poursuite d’études générales, combien de vocations contrariées, combien d’enseignants n’ayant jamais fréquenté l’industrie.
« Les savants ne suffisent pas. On doit former, pour les métiers industriels, des hommes joignant l’habileté de la main à l’intelligence de la science »
(François, duc de La Rochefoucauld-Liancourt).
© FONDATION ARTS ET MÉTIERS
Les collégiens sont tous orientés à leur sortie du collège. Un an plus tard, cette orientation s’affine encore pour 10 % d’entre eux. Après ces orientations, 52 % à 56 % des jeunes sont en enseignement technologique (ET) ou professionnel (EP).
Les moins de 25 ans ayant suivi (ou abandonné en chemin) ces voies constituent paradoxalement la plus grosse part des jeunes chômeurs.
Ces jeunes sont ensuite les plus difficiles à récupérer socialement. Leur décrochage est l’un des lourds problèmes de notre société.
Des conseillers peu représentatifs
Chaque ministre de l’Éducation nationale s’entoure, dans son cabinet, d’une dizaine de conseillers de premier rang. Avec eux, jour après jour, il établit sa politique et décide de ses réformes. Or, sur la composition des cabinets des 12 derniers ministres, soit environ 120 conseillers, un seul avait vraiment eu en charge auparavant des responsabilités directes d’acteur dans l’enseignement technologique, et aucun dans l’enseignement professionnel.
Rapprocher ces 120 profils de conseillers des 52 % à 56 % d’élèves évoqués précédemment dessine une singulière exception française.
REPÈRES
La progression de nos entreprises et de l’emploi industriel associé est tirée par l’innovation. Mais on oublie trop en France qu’elles dépendent aussi beaucoup de la qualité du continuum associant tous les niveaux d’acteurs : chercheurs (niveau I), ingénieurs (II), techniciens supérieurs (III), techniciens et ouvriers qualifiés (IV et V).
S’agissant des niveaux III, IV et V, on a un sentiment d’ignorance de la part de trop de responsables de nos institutions.
Un vivier méconnu
Une statistique vieille de six ans étudie les profils des dirigeants d’entreprises de moins de 300 employés des secteurs de la production (mécanique, construction, agroalimentaire, électricité, transport, luxe, mode, etc.).
La formation initiale de plus de 60 % d’entre eux s’est exclusivement déroulée dans l’ET ou l’EP courts. Elle a ensuite été complétée par des cycles brefs mais performants reçus en formation continue, au sein des branches professionnelles.
Il en a résulté des milliers de carrières génératrices d’emplois. Au-delà de l’exemplarité de ces réussites personnelles, ce sont autant de contributions à l’équilibre économique et social de nos territoires.
Mais cette exemplarité semble taboue. Pas un mot pour l’évoquer quand il s’agit d’aider les élèves des lycées professionnels (LP) à construire leur projet personnel. Aucun orienteur scolaire ne cite ces milliers de réussites.
Car la règle est, bien avant la rencontre avec le métier préparé, de « vendre » aux élèves de LP l’oubli du métier appris via l’imparable poursuite d’études générales comme unique solution pour « s’en sortir » et réussir.
Un problème d’orientation et de maillage
Pour être de qualité, un LP ne peut toucher à tout et doit se limiter aux spécialités d’un ou deux secteurs industriels. Par conséquent, un élève de 15–16 ans est amené, pour étudier en LP le métier de son choix, à s’éloigner de son domicile, voire de sa région et de son rectorat.
VOCATIONS CONTRARIÉES
Aux confins des régions Bourgogne et Centre, des dizaines d’élèves issus de familles modestes voulaient se diriger, après le collège, vers la charpente-couverture, la boucherie-charcuterie et l’électricité-plomberie-énergies nouvelles, trois secteurs localement, régionalement et nationalement très riches d’emplois. Leurs très dépassés parents ne sachant s’opposer au système, ces élèves, faute d’internats, sont tous scolarisés au lycée local où la spécialité est l’hôtellerie.
Ce n’est pas sans inconvénients pour les familles, le plus souvent modestes. Ce n’est pas non plus sans avantages en matière de brassage social, de sortie d’une cité au climat tendu, etc.
Bien sûr, cette liberté de choix d’orientation repose en priorité sur les internats ouverts à ces lycéens car ils n’ont pas le statut d’étudiant accédant au CROUS, ni la maturité et les moyens financiers que réclame la chambre en ville.
Grâce à ces internats, cette souplesse a été efficace durant des décennies en permettant à peu de frais de se préparer au métier de son choix dans les établissements où la formation y conduisant était proposée, fussent-ils très éloignés du domicile.
Ce choix a constitué la première condition d’amorce de la réussite professionnelle de chefs d’entreprises dont beaucoup ont été internes de ces LP. Le rattachement administratif récent de nombre de LP aux lycées généraux a assez souvent conduit à une évolution désastreuse de l’occupation des internats.
Trop souvent, il n’a pas fallu longtemps pour que le conseil d’administration du lycée unique affecte tout ou partie des internats du lycée professionnel aux élèves des classes plus « prestigieuses », condamnant ainsi les sections de CAP et BEP au seul recrutement local, au mépris de la spécialité désirée par l’élève.
C’était casser le principal et le plus efficace des outils. De plus, à chaque fusion, on déchire une part du maillage national de la formation aux métiers concernés, maillage pourtant utile à la compétitivité des entreprises.
Une méconnaissance des réalités de l’industrie
« La révolution industrielle à l’usine : les monteurs-aménageurs, compagnons et techniciens doivent être très bien formés et très performants. Ils utilisent en continu la définition numérique interactive complète de l’avion »
(Bruno Revellin-Falcoz, ancien vice-président de Dassault Aviation).
© DASSAULT AVIATION – S. RANDE
Il existait, il y a longtemps, une efficace Inspection générale des techniques industrielles (IGEN-STI), dont les représentants étaient issus de tous les secteurs industriels : biotechnologies, bâtiment, travaux publics, énergies, électronique, mécanique, chimie industrielle, etc. Certains d’entre eux, souvent ingénieurs des Arts et Métiers, avaient eu une réelle pratique de l’entreprise avant d’entrer à l’Éducation nationale.
Aujourd’hui, la règle de recrutement de ces inspecteurs est attachée à trois principes : scolarité initiale monochromatique, expérience d’enseignement très prioritairement limitée aux classes postbac, connaissance uniquement livresque de l’entreprise.
On peut ajouter pour beaucoup une grande méconnaissance de l’emploi aux niveaux III et surtout IV et V dans les branches dont ils ont la charge. Bien sûr, le monochromatisme des recrutements de la dizaine d’IGENSTI se retrouve tout aussi strictement reproduit chez la centaine d’inspecteurs d’académie qui sont leurs adjoints.
Comparaisons internationales
Dans les quinze pays les plus industrialisés (y compris les BRICS), le niveau technique bac + 2 est essentiel pour la contribution à la compétitivité des entreprises et au développement de l’emploi. Que les voies soient académiques ou mixées avec l’apprentissage, on retrouve partout deux voies différentes et toujours complémentaires.
UNE RÉFORME INQUIÉTANTE
En France, la transformation récente de nos quatorze spécialités de baccalauréats technologiques préparatoires aux BTS, conduite à partir d’une analyse exclusivement interne à l’Éducation, interpelle. Ces diplômes couvraient bien l’ensemble des secteurs industriels.
Pratiquement transformés en un seul, devenu très généraliste, avec des horaires et des programmes de technologie très réduits et limités à deux ans, il est désormais circonscrit à un champ technologique limité. Cela va ramener, de fait, la durée réelle de formation totale du BTS de cinq à deux ans dans la plupart des spécialités.
À terme, elle va devenir assez proche de celle de l’IUT, ouverture universitaire en moins. Il y a encore là une exception française dont nos entreprises paieront cher les conséquences.
L’une, pilotée par l’Université, s’adresse à des « bacheliers » scientifiques qui, en deux ans et un stage, acquièrent à la fois les bases de la spécialité technique qu’ils ont choisie et un approfondissement de leur formation générale.
L’autre, beaucoup plus professionnelle, recrute des élèves ayant déjà, durant leur passage dans l’enseignement secondaire, suivi trois années de formation technique lourde dans un secteur industriel précis. Les deux ans de formation postbac très spécialisée visent alors à approfondir encore leurs connaissances technologiques dans ce secteur tout en permettant, en parallèle, une ouverture plus culturelle mais aussi un contact étroit avec l’entreprise (en France, ces deux voies s’appellent IUT et BTS).
Dans la plupart des quinze pays observés, on fait majoritairement appel, pour le corps enseignant, à des professionnels encore en fonction en entreprise et à d’anciens professionnels devenus enseignants à mi-carrière, le plus souvent après sélection sévère.
Au plan de l’embauche, on constate, quel que soit le pays, que l’employeur, en fonction des tâches, mixe ces deux profils de recrutements. On constate aussi, en termes de carrière, que ces deux voies complémentaires sont également porteuses de solides promotions.
Les professionnels exclus
Durant quarante ans, de 1950 à 1990, on a recruté annuellement 2 000 à 2 500 professeurs de spécialités industrielles pour les LT et les LP via une dizaine de spécialités d’agrégations technologiques, une quinzaine de CAPET et plusieurs dizaines de PLP.
« Très bien formés doivent être les compagnons ouvriers dont les gestes sont indispensables pour matérialiser cette œuvre »
(Rudy Ricciotti, architecte-ingénieur, maître d’œuvre du Mucem). © LISA RICCIOTTI – MUCEM
En très grande majorité (80 %), ces professeurs venaient avec une forte expérience de l’entreprise, après un concours difficile et une formation scientifique et pédagogique adaptée à leur cursus et complétée, notamment, dans les centres de formation de professeurs techniques et dans les huit écoles normales nationales d’apprentissage.
Sans que les conseillers des ministres successifs aient semblé prendre la mesure des conséquences, ces recrutements ont été fermés « car ne pouvant entrer dans le cadre universitaire des IUFM ».
Ainsi, aujourd’hui, il n’y a plus qu’une seule agrégation technologique dont le contour ignore un très grand nombre de nos grands secteurs de production. Quid du profil des professeurs ? Quid du profil des techniciens ainsi formés au moule unique ? Quid de leur employabilité future ?
La disparition quasi totale des professionnels dans l’enseignement professionnel et technologique court, liée à la réduction drastique des spécialités et des horaires de technologie, contribue largement à la fabrication de cette remarquable exception française qui pèse tant sur le non-emploi des jeunes ainsi formés.
Des chefs d’entreprises peu présents
Trop de chefs d’entreprises se contentent de déléguer le dialogue avec le système éducatif, surtout pour les niveaux V, IV et III, à des permanents des organisations professionnelles.
Ces permanents (qui sont parfois des juristes et des fiscalistes) sont limités en matière de connaissance de ces mêmes niveaux, et peu présents dans les instances de concertation.
Rénover l’apprentissage
Il est une condition impérative que doivent prendre en compte ceux qui depuis vingt ans réclament comme un leitmotiv davantage d’apprentissage.
Les pays où ce type de formation est ancré culturellement buttent ces dernières années, dans beaucoup de secteurs innovants ou à forte main‑d’œuvre, sur la difficulté de trouver des maîtres d’apprentissage suffisamment disponibles et adaptés dans leurs entreprises.
Sans arrêter l’apprentissage, certains de ces pays en mesurent donc les limites dans notre monde soudain technologiquement très accéléré et mettent en place, avec une forte tutelle industrielle, des formations par voie scolaire que l’on gagnerait à mieux observer : on y retrouverait des structures plus proches de nos centres de formation d’apprentis que de nos lycées professionnels actuels.
Chariot de montage des portières à l’usine Sevelnord, groupe PSA.
IMPLIQUER LES INGÉNIEURS
Il est étonnant que nos associations d’ingénieurs ne s’expriment pas plus fortement sur l’évolution de la formation initiale dont vont être issus tant de leurs collaborateurs, notamment les plus modestes d’entre eux.
Le plus souvent, leur regard sur le lycée se limite aux classes préparatoires où se concentrent leurs futurs homologues et ignore l’enseignement technique où se préparent leurs futurs employés.
Là encore, nous sommes assez loin de ce qui peut être constaté dans d’autres pays, anglo-saxons ou autres.
Des enseignants très méritants
Dans beaucoup de spécialités ravagées depuis vingt ans, nombre d’enseignants, découragés, sont partis vers les écoles d’ingénieurs, les IUT-IUP ou vers l’entreprise. Dans ces trois situations, ils réussissent pleinement. D’autres se battent et restent jusqu’à ce que leur spécialité disparaisse.
On leur doit le plus grand respect car ils travaillent le plus souvent sans soutien ni considération, sans évaluation digne de ce nom et bien sûr sans la formation continue technologique adaptée et forte que réclament toutes nos spécialités industrielles.
De même, certaines organisations professionnelles et entreprises, lasses de n’être pas écoutées, ont accentué leur propre formation par apprentissage dans les cas où leur vivier de maîtres d’apprentissage est encore suffisant pour le permettre ou ont mis en route leur propre formation par voie scolaire.
Mobiliser tous les ministères concernés
Face à la nécessité d’aider les entreprises à recruter à tous les niveaux et à l’obligation de préparer les jeunes à l’emploi, il faudrait que les ministres, actuels et futurs, en charge de l’Économie, du Travail, de l’Emploi, de l’Industrie et d’autres, cessent de se décharger sur la seule Éducation nationale si peu adaptée.
Quand, en concertation avec les partenaires sociaux, émettront-ils un avis réfléchi et prospectif sur les évolutions parfois bien singulières de pans entiers de notre dispositif de formation initiale des jeunes se préparant, dans nos LT et LP, aux emplois des secteurs industriels ?
Quand arrêterons-nous de faire de la formation professionnelle courte si dédaignée le lieu d’exil massif des échecs du primaire incapable d’assurer à tous l’acquisition des fondamentaux ?
Ce jour-là, un pas sérieux sera fait en direction des équilibres sociaux, économiques et humains de notre pays.