Formes, forces, beauté
Tel un processus darwiniste apparaît l’évolution des avions, et de même celle des œuvres d’art, s’il est permis de franchir un pont que l’admiration a déjà jeté.
Processus aussi vrai et aussi faux que les théorèmes du bon Charles.
Aussi vrai parce que la physique et le marché, parfois aussi la politique, ont force de lois et éliminent les moins aptes. Ne donnons que deux exemples des sanctions par les lois de la physique : Ader n’a jamais pu faire de son » Avion 3 » une machine opérationnelle parce que l’aile d’une chauve-souris prise pour modèle ne convient pas davantage à un avion à moteur que des pattes à une automobile ou des nageoires à un navire. Léonard de Vinci n’a jamais réussi à fondre son immense cheval de bronze parce que malgré tous ses dessins la coulée et le poids du métal ne se pliaient pas à une pensée trop éthérée.
Aussi faux parce que l’apparition de nouvelles espèces n’est ni déterministe ni aléatoire, mais fruit de l’esprit inventif. L’avion à réaction est apparu parce que des aérodynamiciens ont imaginé de dessiner des compresseurs remplaçant avantageusement le fébrile mouvement alternatif des pistons, et que des métallurgistes ont su trouver les alliages et des modes d’ancrage convenant aux aubes de turbines. De même l’incomparable éclat des mosaïques ravennates et byzantines est dû tant à l’élan théologique des Orientaux après les premiers Conciles qu’à l’invention technique des ors lumineux déposés sous les tesselles de verre.
Ainsi en va-t-il de la forme des avions de chaque constructeur, déterminée à la fois par les forces et les lois implacables de l’aérodynamique et par les méthodes et astuces des ingénieurs maison, rodées en soufflerie et faciles à repérer d’un modèle au suivant ; puis le dessin bascule à intervalles, selon les objectifs, après des innovations littéralement bouleversantes, telle la voilure delta la plus apte au transsonique après avoir été conçue par von Lippisch pour un planeur, et reprise soudain aussi avec l’aile souple de Rogallo. Aussi révolutionnaire en art fut le réalisme pictural, le profil au lieu du frontal, et les à‑plats de couleur chez Giotto, cette fois sans autre force que celle de l’invention, puisque la fresque avait déjà des siècles de gloire.
Ainsi en va-t-il de l’architecture, où les forces dictent les formes, ou les dictèrent jusqu’à ce que l’invention du béton armé, puis précontraint, vint autoriser toutes les audaces. Cela ne veut pas dire bien entendu que les formes répondant aux forces soient uniques : pour qu’un monument tienne, on peut faire un tas de pierres géométrique et même en delta vertical comme les Égyptiens sans prendre de grands risques d’effondrement, on le voit après cinq millénaires ; on peut aussi poser candidement un linteau sur des piédroits comme les Grecs à la seule condition de limiter la portée du linteau, et ne couvrir qu’en charpente ; on peut faire des arcs clavés comme les Romains, des voûtes de plein cintre ou en arc brisé comme les Romans à condition de mettre un excès de masse et des contreforts sans rien calculer, pas plus que ne calculèrent (faute de moyen de calcul, quasiment impossible d’ailleurs en chiffres romains) les architectes du gothique ; et ceux-ci prirent, malgré les secrets de l’art, plus de risques, comme le confirmèrent les effondrements en cours même de chantier (Cluny, Beauvais). On peut ignorer la notion précise de force et de poussée comme encore à la Renaissance. Les lois de la physique, enseignées par l’expérience et même seulement flairées ne contraignaient pas moins les structures, tandis que le sentiment, résonance subtile, affinait les formes vers ce qui nous apparaît encore, à des degrés divers, comme de la beauté.
Mais quelle est la nature et quelle est l’origine de ce sentiment ? Vieux débat, associé à celui de la beauté en soi, comme d’ailleurs du bien ou du vrai. Pour nous, théoriciens ou praticiens de la physique, nous savons déjà, par forces, que le vrai, pour commencer, n’est pas l’arbitraire de chacun. Il y a des lois. Mais tenons-nous-en ici à l’esthétique.
Tout être vivant, semble-t-il, est sensible à la forme. L’animal en tout cas, et l’enfant nouveau-né déjà, sont certainement sensibles à la forme de reconnaissance, forme d’un objet, d’un visage, plus subtilement d’une voix, formes auxquelles il s’attache par réflexe, sans autre processus mental. Des radars militaires sont sensibles aussi à des formes de reconnaissance ; eux, comme l’animal et le jeune enfant, peuvent d’ailleurs être trompés par des leurres, ce qui est signe de leur niveau limité de perception. Je n’ai jamais été animal, ni radar d’ailleurs, ni même psychologue, mais enfant, et n’est-il pas clair que seul l’homme grandi, éduqué, devient sensible à la forme esthétique, ce qui constitue le goût.
Bien sûr l’habitude, et surtout cette éducation et le développement de la pensée chez l’homme, contribueront à former le goût, quoique sans universalité, admettons-le : les visages des reliefs romans, comme les postures des bouddhas, n’atteignent pas le fond senti de qui est ignorant de ces styles. Mais la contemplation, depuis celle de la voûte du ciel, est aussi éducatrice du goût. D’ailleurs n’y a‑t-il pas des formes que tout le monde s’accorde à reconnaître belles ? Et ne seraient-ce pas justement, et plus particulièrement celles que les forces physiques ont dictées ou modelées, et qui forcent à la contemplation ? Formes extérieures ou intérieures entraînant un sentiment d’aise et d’harmonie, et jusqu’à inspirer l’enthousiasme :
• en architecture de pierre, qui n’éprouve ce sentiment dans l’abbaye de Silvacane ou les cathédrales de Bourges ou de Cologne, devant le Taj Mahal ou le Bayon ;
• en construction de métal de nos avions devant le Constellation hier, Concorde aujourd’hui, même remisé ? Les forces, les lois naturelles, les ont lissés après le coup de crayon initial du maître d’œuvre.
Certes il y a bien des demeures et comme des aimants qui touchent davantage tel ou tel individu, telle ou telle époque :
• ainsi le bonheur du roman, c’est la paix, la méditation médiévale, comme un rond bouclier ;
• la tension du gothique, c’est le combat, la visée vers l’invisible, l’épée pointée ;
• le superflu du baroque, c’est en revanche la palpitation, d’ailleurs joyeuse, quand ce n’est pas même l’occultation de la forme architecturale ;
• et l’on peut imaginer des comparaisons aéronautiques, navales, ferroviaires ou même montagnardes, dont je vous laisse le soin.
Mais n’existe-t-il pas aussi des formes que l’on peut juger objectivement laides ou méchantes :
• soit volontairement pour inspirer la peur, comme les monstres des chapiteaux romans pour inspirer l’horreur du péché, ou les masques de guerriers primitifs pour terroriser l’adversaire ;
• soit sans cette volonté, comme nombre de reliefs mayas pour ce qui est de l’art, ou comme le saisissant F117, déplorable aérodynamique que seule justifie la furtivité ?
Enfin il y a aussi des formes simplement pataudes…
Poussant un peu plus loin en aviateurs, ne pourrait-on porter des jugements esthétiques sur les postes de pilotage, car il en est où l’on se sent aussitôt heureux, ce qui est tout de même un signe. Au temps de nos premiers deltas, j’eus affaire, pour l’arrangement du poste pilote, à un homme d’une carrière bien curieuse : venu des Arts décoratifs, il avait d’abord participé à la décoration du paquebot Normandie ; puis, remarqué par le précurseur de l’avion de transport d’avant-guerre Wibault, à la décoration de cabines passagers ; la guerre venue et ce souci devenu vain, il avait avancé vers le poste de pilotage, s’adaptant vite à ce travail d’aménagement de pure efficacité et acquérant une nouvelle compétence en instruments et en électricité.
Cet homme d’ailleurs charmant s’appelait Louis Thomas, et j’ai plaisir à citer son nom pour le seul souvenir. À l’Arsenal de l’Aéronautique, il était devenu responsable des postes, ses poches toujours bourrées de poussoirs, disjoncteurs ou interrupteurs de divers modèles, et nous eûmes beaucoup à discuter. Lorsqu’il voulait me persuader d’adopter l’un ou l’autre de ses bidules qui ne me convenaient pas pour leur incommodité, et que j’étais à bout d’arguments, il suffisait que je lui dise : » Voyons, Thomas, regardez, ce n’est pas beau » ; et sans un argument de plus, il répondait : » Bien, je vais chercher autre chose. »
Alors, lorsque je vois paraître un livre de Fascination de la laideur, j’ai envie de crier. Je savais que le Vrai et le Bien étaient pour beaucoup des notions désuètes, mais je croyais naïvement que le Beau résisterait aux destructeurs.
Eh bien ! Il résiste tout de même, puisque nous voyons des foules béates d’admiration devant Notre-Dame et que nous les avons vues devant Concorde.