Français et Américains : des modes de pensée radicalement différents
Quand ils abordent les Etats-Unis au-delà du contact superficiel ou de courte durée, bien des Français en viennent à réaliser qu’il y a plus de différences entre nos deux peuples que l’illusion bénigne de proximité avait pu leur faire accroîre. En particulier, ils sont fréquemment choqués par le peu de distance entre ce qui est dit et ce qui est signifié, par la pauvreté contextuelle, par l’absence du jeu dans le discours, par l’omniprésence de la Loi. Les Français expatriés mettent d’ailleurs un certain temps à s’en remettre et s’engagegnt souvent dans des routines défensives telles que l’évaluation comparative des deux cultures (« ma culture est la meilleure », ce que les Américains appellent l’arrogance française, ou « cette culture nous est supérieure », ce qu’on appelle localement « going native ») ou encore l’explpication de la différence depuis ses propores canons culturels (par opposition à la compréhension de l’autre culture « de l’intérieur »). Je me suis aperçu au bout de vingt années de séjour outre-atlantique et en écrivant Français et Américains, l’autre rive2 que la perception du réel, que l’idéation, la façon-même de penser, sont fondamentalement différentes pour les Français et les Américains, et qu’on se situe dans ce domaine bien au-delà de la différence superficielle.
Dans n’importe quelle culture, la perception du réel ne se fait pas directement, sans filtres. Ces filtres, qui viennent s’interposer entre l’individu et ce qu’il perçoit, connaissent une évolution chez un même individu, et une certaine variabilité d’un individu à l’autre, mais encore plus d’une culture à l’autre. La question se pose d’identifier les voies par lesquelles se mettent en place des filtres différents dans des cultures différentes. L’élaboration de la pensée à partir de la perception comporte une grande part d’acquis ; pour un sujet donné, elle évolue au cours du temps, rapidement durant l’enfance, plus lentement ensuite. On pourrait la modéliser par l’application d’un processus markovien, où chaque étape d’affinage du filtre perceptif résulte du degré de succès de l’application de l’étape précédente, jusqu’à ce qu’il y ait convergence vers un état stable3. On peut alors se demander quel tropisme est à l’œuvre dans chacune de nos cultures, quelle force sous-tend l’affinage du filtre perceptif, ou, en d’autres termes, ce que cet affinage permet d’optimiser.
En ce qui concerne la culture américaine, je pose que l’affinage du filtre perceptif vise à permettre au sujet d’augmenter son efficacité en termes de faire ; pour la culture française, elle s’exprime en termes d’être. Cette différence fondamentale résulte à mes yeux de modalités radicalement opposées de la résolution des attachements maternels dans les deux cultures. Le jeune enfant américain (en tous cas, l’enfant du sous-groupe White Anglo-Saxon Protestant, celui qui donne le la à la culture américaine) est projeté trop tôt dans la réalité, du fait d’un sevrage social mandaté culturellement. Le « Go have fun ! « , rituellement assorti du « You can do it ! « , oblige le petit américain à sortir du giron maternel avant qu’il n’y soit psychologiquement prêt.
Le traditionnel sink or swim l’oblige à nager pour ne pas couler, à se mettre en mouvement pour alors ne plus s’arrêter, bien que son état développemental aurait justifié plus longtemps la protection maternelle. Certes, ce faisant, il développe une forte appétence au travail (« work ethics »), et en travaillant dur, il accomplit l’œuvre de Dieu, qui, selon la croyance des premiers Pilgrims, a confié au peuple américain – peuple élu s’il en est – ce nouvel Eden qu’est le continent américain, à charge pour ce peuple de le faire fructifier par son travail sans pêcher comme Adam et Eve. Alors chacun s’enrichira, et, en laissant voir sa richesse, il fera la preuve de la réalisation du covenant, de l’engagement sacré.
A l’inverse, le jeune enfant français aurait aimé s’affranchir plus tôt (et même beaucoup plus tôt dans le cas du proverbial Tanguy) de la pesante tutelle maternelle, mais l’interdiction de s’en libérer le maintient dans la caverne décrite par Platon dans La République, le condamnant à ne voir que l’ombre projetée de la réalité. Ce faisant, cette appartenance prolongée forcée lui permet de se doter de couches de complexité supplémentaires. Mais ils n’arrivera jamais au stade du décollage de la mère, qui lui aurait permis de se confronter au réel par l’action, de passer de l’être au faire. En bref, là où le Français établit les équations de la bicyclette (dans un espace à n dimensions, cas particulier n=3), l’Américain enfourche son vélo et s’en va faire directement l’expérience du réel.
La séparation précoce de la mère et de l’enfant dans la culture américaine va de pair avec le fort degré d’explicitation de cette culture. Réalisons que nommer les choses, c’est les détacher de leur contexte, séparer ce qui est dit de ce qui ne l’est pas – à l’instar du sevrage social dont je parlais pour les Américains. A l’inverse, ne pas nommer, comme c’est souvent le cas dans une culture implicite telle que la culture française (ou la culture japonaise, qui lui ressemble plus que la culture américaine), c’est préserver l’unité d’un grand Tout fusionnel dont aucun membre ne se verra conférer un statut différent, tout comme le petit (puis le grand) enfant français ne se voit pas autoriser le sevrage, d’abord tant souhaité, puis, confort aidant, ô combien redouté.
N’y tenant plus cependant, il sera pris dans des oscillations de relaxation qui l’amèneront à alterner des périodes d’appartenance fidèle et des foucades de rébellion héroïque. Ce même mécanisme de basculement les conduira à passer du flou le plus total au cartésianisme absolu, de la déréliction de justice à la sévérité la plus grande, du retard erratique au respect obsessionnel de l’horaire, de la convivialité de la meute à l’extrême verticalité hiérarchique ou statutaire. Mais, ne nous y trompons pas, sous Rome perce Sparte, et l’illusion de rationnalité peut en cacher une autre. De même que l’appartenance à la Mère est primaire et la revendication d’indépendance (exception culturelle incluse) secondaire, de même il n’est pas de peuple moins rationnel que les Français (ou si peu).
Les Américains trouveront naturel d’admettre qu’ils ne savent pas (ce qui leur arrive souvent, du reste), de se présenter de facon détaillée à un inconnu, de dire quand quelque chose ne marche pas, de différencier clairement ce qui est permis et ce qui est interdit, bref, de binariser le réel. A l’inverse, les Français fonctionneront par allusions et sous-entendus, et devriendront les spécialistes de la nuance (l’Impressionnisme n’est-il pas français ?) Et là où les Américains trouveront naturel de se séparer (qu’il s’agisse du départ pour le College à l’âge de dix-huit ans, de licenciements secs relativement bien supportés, ou de rituels d’enterrement sans pleurs), les Français chercheront l’emploi à vie du fonctionnaire, l’appartenance perpétuelle conférée par divers statuts et Corps, et la sécurité (sociale) donnée par la Mère (- Patrie).
Dans une situation de réalité ordinaire, plus ou moins complexe et variée, les Américains essayent d’augmenter le plus possible le contraste pour éliminer toute zone de gris entre des extrêmes très différenciés, là où les Français essayent d’éliminer les options trop tranchées pour ne garder que la zone de flou au milieu (de combien de réunions sort-on en France en sachant clairement ce qui a été décidé, et qui est responsable de quoi, pour quand, et avec quels moyens ?). On a dit que la langue française fut la langue des Cours d’Europe car c’est la langue la plus précise. En fait, elle l’était devenu car c’est la langue qui permet d’être imprécis le plus précisément…
Cette obligation, pour les Américains, de clarifier les choses, les précipite du côté de l’engagement : une fois qu’on a nommé les options et qu’on en a choisi une, on deviendra comptable de ses actions, accountable (terme dont l’intraduisibilité directe en français ne peut être complètement le fait du hasard…). A l’inverse, l’horreur des choix clairs et annoncés donnera aux Français une grande souplesse (« on a déformé ma pensée »), et, surtout, la possibilité de ne pas assumer ses choix, puisque ceux-ci ne sont pas suffisamment tranchés pour être nommés. Responsables mais pas coupables.
Ces attitudes contradictoires par rapport à l’engagement trouvent leur traduction dans des profils de risque opposés. Là où les Américains valorisent The Little Engine That Could, cette petite locomotive qui, bien que trop jeune (c’est un point essentiel), qui prend sur elle de quitter sa station pour aller délivrer un train bloqué de l’autre côté de la colline, de sorte que les enfants aient leurs jouets à temps pour Noël (suspense intenable – elle y parviendra), les Français se racontent l’histoire de la Chèvre de Monsieur Seguin : on sait c’qu’on perd, on sait pas c’qu’on gagne – et la réalité, c’est le Loup. Comme si la Mère était clivée entre une Bonne Mère, obligatoire, et une Mauvaise Mère, dévoreuse des enfants auxquels il prend envie d’aller explorer les pâtures d’en face. Comme si on pouvait changer de Corps ! Ainsi, au binaire des Américains correspondra le clanisme des Français, la lutte contre le clan d’en face renforcant le sentiment d’appartenance (maternelle) à son propre clan.
J’écrivais au début de cet article que « la perception du réel, l’idéation, la façon-même de penser, sont fondamentalement différentes pour les Français et les Américains ». Après les prolégomènes, venons‑y. Demandons-nous comment s’y prennent ces deux peuples pour se représenter le réel.
Les Américains procèdent par subdivision, par catégorisation. En face de la réalité plus on moins complexe mentionnée plus haut, ils appliquent un questionnement heuristique qui va leur permettre, de la façon la plus économique possible (cinq ou six questions au maximum) de ranger l’objet leur perception en catégories et sous-catégories, etc., aussi différenciées que possible, augmentant ainsi le contraste d’une catégorie à l’autre. A la base de la nosographie ainsi établie, ils n’auront que des 1 et des 0 : ils pourront, pour chacune des catégories de cette arborescence, répondre par oui ou par non à une question pragmatique, telle que : puis-je gagner de l’argent avec ceci ? Par exemple, en vue de l’informatisation d’une entreprise, ils se demanderont d’abord quels sont les 80% du problème qui sont déjà solutionnés par ailleurs, et achèteront sur le marché un package pré-existant pour traiter cette partie-là, au lieu de chercher à tout reconstruire à partir de zéro (ce qui serait le reflexe naturel des Français, qui seraient ensuite fiers d’avoir tout fait à la maison). Puis ils appliqueront une séquence de questions aux 20% restant (Quelle part du problème vaut la peine d’être résolue, et avec quel degré de finition ? En avons-nous les moyens ? Savons-nous le faire ? En avons-nous l’autorité ?), ce qui les conduira à des réponses plus rustiques mais plus robustes que les Français.
En face de cette dichotomisation, les Français explorent la réalité par connexion. Qui nous a présenté cette personne (ou cette idée) ? A quel même groupe (école d’origine, ou école de pensée) que telle autre appartient-elle ? De laquelle est-elle proche ? Puis, ayant établi un nombre suffisant de liens de ce genre, étant maintenant satisfaits par le degré de connexité ainsi établi, ils en viennent alors à considérer que la personne (ou l’idée) est connue, assimilée. Ainsi, là où les Américains deviennent spécialisés, les Français deviennent cultivés.
On voit que les Américains explorent le réel sur la base de ce qui sépare, et les Français de ce qui rassemble. Ces notions sont duales l’une de l’autre. Il en va ainsi entre nos deux cultures pour de nombreux concepts : ce qui est horizontal dans l’une est vertical dans l’autre (par exemple les relations). Ici, le point ; là, la virgule. Ici, Uncle Sam (et le Bald Eagle), là, Marianne (et, notons-le, ses deux mammelles, intarissables). Ce concept de dualité se retrouve aussi dans des déplacements au sein de chacune des deux cultures : certes, le Français cherche à relier, mais des croyances de rareté le conduisent à penser en termes binaires de ou – ou (comme dans « fromage ou dessert »), alors que des croyances d’abondance amènent l’Américain, pourtant naturellement binaire, à faire la part belle au et – et (comme dans le win – win). Tout se passe comme si on avait à faire à une double structure en treillis, parcourue dans les deux sens par des relations duales. C’est beau, profond, troublant, et parfaitement inutile – en un mot, tellement français !
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1. Psychanalyste puis dirigeant d’entreprises en France puis en Amérique du Nord, Pacsal Baudry est actuellement président de WDHB Consulting Group, à Berkeley (Californie). Il prépare un livre sur la mentalité française.
2. Village Mondial/Pearson Ed., 2e édition, 2005. Egalement en accès gratuit sur www.pbaudry.com (de même que la version en anglais et des morceaux choisis de la BD Les Frenchies.
3. Pour une tentative de mathématisation de ce phénomène, se référer à l’appendice 3 de Français et Américains, l’autre rive, op. cit., « Culture explicite, process, et théorie de la Complexité ».
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Chouette sujet dommage que
Chouette sujet dommage que certaines métaphores soient si pompeuses et inutiles.