France-Allemagne : parallèles ferroviaires
1. Deux acteurs de poids : similitudes et différences
L’Allemagne et la France sont, l’une et l’autre, deux acteurs fondamentaux du système ferroviaire européen en raison de l’importance de leurs réseaux respectifs (à elles deux, elles représentent 47 % du réseau ferroviaire de l’Union européenne) et de celle de leurs trafics (44 % du trafic voyageurs de l’Union européenne et 53 % du trafic marchandises).
De même, elles se situent à la pointe du progrès technologique en Europe, appuyées sur des industries ferroviaires nationales puissantes qui se sont d’ailleurs transformées fondamentalement au cours des dix dernières années en s’intégrant en « producteurs de systèmes » et en se « multinationalisant » autour des deux pôles Gec Alsthom et Siemens, dans un contexte fait à la fois de coopération (un peu) et de compétition (de plus en plus) ; après des luttes parfois féroces à la grande exportation, comme en Corée du Sud, la hache de guerre semble, pour l’instant, enterrée.
Le maintien et le développement d’un système ferroviaire performant ont été aussi, il faut le souligner, rendus possibles grâce aux soutiens financiers importants des États dont ont bénéficié les deux réseaux.
Dans les deux pays, ce sont donc deux triangles forts État-Chemin de fer-Industrie qui ont permis au chemin de fer de survivre grâce à la modernisation et au développement et cela malgré de nombreuses difficultés face à une concurrence de plus en plus sévère des autres modes de transport.
Ces similitudes ne doivent cependant pas masquer qu’il existe aussi de profondes différences entre les deux pays, lourdes de conséquences sur le plan ferroviaire.
Sur le plan démographique, les densités moyennes sont très différentes : 228 hab/km2 pour l’Allemagne, 106 hab/km2, pour la France, ce qui, en principe, est favorable au transport ferroviaire de voyageurs. Mais, plus importante encore est la différence de structure entre les armatures urbaines des deux pays, beaucoup plus puissantes en Allemagne même si Berlin (4,5 % de la population allemande) est encore loin d’égaler Paris. Il en résulte des différences fondamentales de la structure du trafic ferroviaire de voyageurs : en Allemagne, le trafic « à courte distance » représente environ la moitié des kilomètres parcourus alors qu’en France, en incluant le trafic de l’Île-de-France, les services régionaux ne représentent qu’un peu plus du quart du trafic total.
De ce fait, la structure du réseau et des trafics a un caractère très radial, centré sur Paris en France, alors qu’en Allemagne, elle a un caractère beaucoup plus maillé qui reflète la trame des grandes agglomérations.
Sur le plan concurrentiel, vis-à-vis des autres modes de transport, avec des distances à parcourir en moyenne plus faibles, les chemins de fer allemands sont encore plus exposés à la concurrence de la route, favorisée par l’existence d’un réseau autoroutier bien développé et l’absence de péage ; de même, la concurrence de la navigation intérieure est très forte puisque celle-ci représente 90 % du trafic ferroviaire de marchandises, ce qui est très loin d’être le cas en France.
Sur le plan politique, l’histoire des deux pays est marquée par des différences profondes, développées dans d’autres articles de ce numéro. De plus, la division de l’Allemagne s’est traduite par une désadaptation complète des réseaux terrestres de transport puisque ceux-ci, antérieurement orientés est-ouest et centrés sur Berlin, étaient mal adaptés aux flux, principalement de caractère nord-sud, qui se sont progressivement développés dans l’ancienne RFA.
Sur le plan juridique, les relations entre l’individu et l’État font également l’objet d’accentuations différentes : en Allemagne, un grand poids est accordé à la protection de l’individu contre l’arbitraire du pouvoir ; en France, même si cette préoccupation existe aussi, on attache probablement plus d’importance à l’idée de faire prévaloir l’intérêt général sur les intérêts privés, ce qui n’est pas sans conséquence, par exemple, sur la mise en œuvre des grands projets d’infrastructure : déclaration d’utilité publique prise en France sous la seule responsabilité du gouvernement ; procédures plus lourdes et plus compliquées, sans doute plus démocratiques, mais aussi plus paralysantes, en Allemagne, impliquant à la fois le niveau fédéral, les Länder et les pouvoirs locaux, même si dans les faits, sinon en droit, les démarches tendent à se rapprocher.
Revenant plus précisément au chemin de fer, il est particulièrement intéressant de comparer les politiques suivies en France et en Allemagne dans deux domaines :
- le développement de la grande vitesse,
- la réforme du chemin de fer et la politique d’investissement.
2. Le développement de la grande vitesse
Il s’agit d’un domaine où la France a pris beaucoup d’avance :
- un kilométrage de lignes nouvelles et un trafic trois fois plus importants,
- des niveaux de performance, en vitesse commerciale, sensiblement plus élevés,
- dix ans d’avance dans la date de réalisation de la première ligne, 1981 au lieu de 1991,
- une avance technologique certaine, basée sur des conceptions innovantes (la rame articulée) même si, à la lumière des progrès récents, l’écart entre les deux pays tend à se réduire,
- des conceptions très économiques en France, que ce soit en matière de construction des infrastructures, de matériel roulant ou en matière d’exploitation :
– les coûts de construction par kilomètre des lignes nouvelles sont d’un ordre de grandeur similaire lorsqu’on les exprime en francs, pour les lignes françaises, et en marks, pour les lignes allemandes,
– les ICE de première génération, certes sensiblement plus généreux sur le plan de l’espace offert aux voyageurs, ont coûté, à la place offerte, environ 60 % de plus que les premiers TGV,
– sur le plan de l’exploitation, des dessertes et une politique tarifaire, modulées et adaptées à la géographie et aux fluctuations de la demande, ont conduit, en France, à des coefficients d’utilisation des capacités offertes sensiblement plus élevés conduisant à des prix de revient d’exploitation d’autant plus bas.
Une comparaison des conditions de ce développement et des processus de décision de nature politico-administrative a fait l’objet d’une analyse remarquable d’une jeune économiste allemande biculturelle, Babette Nieder.
En France, c’est clairement la SNCF qui a été la matrice du projet. Celui-ci a été conçu d’emblée comme un système cohérent, optimisé dans toutes ses composantes, pour répondre à une évolution du marché, perçue assez tôt, caractérisée par le développement prévisible des autoroutes et de l’aviation commerciale intérieure.
Cette démarche, axée sur la recherche à la fois de la rentabilité économique et financière et de l’utilité sociale, s’est développée, à l’époque, dans l’indifférence des milieux économiques et politiques, et face à l’hostilité ou au scepticisme de certains centres de décision, situés à l’époque rue de Rivoli ; le scepticisme prévalait même assez largement jusqu’à l’intérieur de la SNCF où d’excellents esprits, se fondant sur une analogie trop superficielle avec l’évolution constatée aux États-Unis, prévoyaient la quasi-disparition du trafic ferroviaire de voyageurs à moyenne et longue distance.
Dans ce contexte, la proposition qui comportait comme principale composante la construction d’une ligne nouvelle spécialisée aux voyageurs pouvait apparaître à certains, au mieux comme un pari audacieux, au pire comme une provocation ! Elle procédait pourtant d’une démarche rationnelle, d’abord tournée vers le marché, mais portant aussi la marque de Colbert et de Descartes, de la philosophie saint-simonienne, de celle du service public « à la française » ainsi que de la tradition des ingénieurs économistes français des Mines et des Ponts et Chaussées.
C’est, me semble-t-il, à juste titre qu’Élie Cohen a utilisé à ce sujet l’expression « Colbertisme High Tech », qui peut aussi s’appliquer à d’autres grands programmes français dans les domaines aéronautique et spatial, pétrolier, électronucléaire ou dans celui des télécommunications, programmes dans lesquels des polytechniciens ont souvent joué des rôles de premier plan.
Après le succès du TGV Sud-Est, caractérisé par une rentabilité exceptionnelle, le développement devenait, dès lors, porté par une opinion publique favorable et par le consensus des différentes sensibilités politiques ; d’où en 1991, l’adoption par le gouvernement d’un schéma directeur, très largement ouvert vers l’Europe, et qui reste aujourd’hui valable, me semble-t-il, dans sa philosophie d’ensemble, même si certains de ses éléments peuvent se voir remis en cause, en tenant compte notamment des progrès réalisés dans le domaine de la technologie des caisses inclinables.
Du côté allemand, la voie suivie a été plus hésitante et se présente in fine comme le rassemblement de la démarche de plusieurs acteurs : la DB qui, au moins au début du processus, n’a pas joué le même rôle moteur que la SNCF, les industriels, à l’époque, comme en France d’ailleurs, éclatés entre mécaniciens et électriciens et en une multitude d’entreprises, et l’État avec trois pôles principaux, le ministère de la Recherche (BMFT), celui des Transports (BMV) et celui des Finances.
Le ministère de la Recherche qui, dès le début des années 70, avait engagé un programme et des moyens importants dans le développement de la technologie magnétique, l’a complété, probablement au vu des orientations françaises, dès le milieu de cette décennie par un programme roue-rail développé sur fonds publics en liaison avec le Département de recherche technique de la DB (l’ancien BZA de Munich) et surtout avec les industriels.
En ce qui concerne le matériel roulant, l’ICE (qui signifiait à l’époque InterCity Expérimental) a été principalement développé par un consortium industriel dans lequel on retrouvait tous les « grands » ferroviaires allemands : AEG, Westinghouse, Siemens, Krauss Maffei, Thyssen-Heinchel, Krupp, MBB, Duewag, sans les citer tous (à noter que des schémas similaires ont été développés en Italie, avec un rôle encore plus prédominant des industriels, pour le Pendolino avec Fiat et le consortium Trevi pour l’ETR 500, l’équivalent italien du TGV, ou plutôt de l’ICE).
Autre différence importante, alors qu’en ce qui concerne la France, aussi bien les études et le processus de décision ont porté simultanément sur tous les composants du système infrastructure, matériel roulant, systèmes d’exploitation et dans tous leurs aspects techniques, commerciaux, économiques et financiers, la décision de construire les deux lignes nouvelles allemandes apparaît, elle, largement dissociée de celle concernant le matériel roulant. La première remonte au tout début des années 80 alors que jusqu’en 86–87, la DB a longuement hésité entre l’utilisation de matériels relativement classiques aptes à 200⁄220 km/h.
Différences aussi en ce qui concerne le financement : celui du développement a été supporté par la SNCF, avec l’autorisation de l’État, alors qu’en Allemagne, la majeure partie (près de 60 %) a été fournie par le BMFT et le reste, à parts à peu près égales, par la DB et les industriels. Pour ce qui est de la construction des lignes, dont la planification était intégrée dans le BVWP (Bundesverkehrwegeplan) « Plan fédéral des infrastructures de transport », le financement a été assuré par des fonds budgétaires de l’État alors qu’en France, la SNCF ne demandait à l’État que l’autorisation d’emprunter sur le marché financier.
Enfin différences concernant l’exploitation des deux systèmes :
- du côté français, l’adoption du principe de spécialisation de la ligne nouvelle au trafic voyageurs a permis d’abaisser très sensiblement les coûts de construction alors que, du côté allemand, on choisissait l’exploitation mixte voyageurs/marchandises, cela notamment en raison du défaut d’adaptation du réseau existant aux flux Nord-Sud, tant voyageurs que marchandises, conséquence directe de la division Est-Ouest ;
- du côté allemand, la primauté accordée au confort, à la fréquence, au concept de desserte systématique de tous les points d’arrêts, strictement cadencée avec correspondances dans des points privilégiés ; du côté français, une desserte plus finement adaptée à la demande grâce aux possibilités de modulation offertes par le système rame simple/rame double et de modulation tarifaire visant à réduire l’importance des variations périodiques de la demande. Du côté allemand, des vitesses de pointe et des vitesses commerciales sensiblement plus faibles qu’en France, la SNCF ayant privilégié la vitesse, moins coûteuse d’ailleurs qu’en Allemagne, en particulier grâce à l’adoption des normes de confort un peu moins généreuses.
Ces différences de conception peuvent se résumer – schématiquement – par l’échange, un peu rituel, de deux questions : pourquoi rouler à 300 km/h ou plus si l’on doit s’arrêter tous les 100 km ? disent les Allemands. Mais pourquoi donc faut-il arrêter tous les trains tous les 100 km ? rétorquent les Français.
Les deux positions ne sont cependant pas inconciliables.
Les différences dans la structure et la répartition territoriale des agglomérations et dans les situations de concurrence respectives vis-à-vis de la route et de l’avion ne sont évidemment pas étrangères à la différence des réponses apportées de part et d’autre du Rhin. Les deux démarches suivies se résument assez bien en définitive dans les sigles des deux trains : TGV, Train à Grande Vitesse, et ICE, InterCity Express ; celui-ci s’inscrit plutôt dans une continuité d’évolution par rapport au système InterCity traditionnel de la DB alors que la démarche de la SNCF marque une rupture par rapport aux trains et à l’exploitation conventionnels.
3. La réforme des chemins de fer et les investissements
Le deuxième parallèle, d’actualité, que l’on est tenté de faire entre les deux pays concerne la réforme de l’organisation du secteur ferroviaire.
La réforme des chemins de fer allemands est allée bien au-delà des prescriptions de la directive communautaire et beaucoup plus loin que la réforme française qui, si elle apparaît comme une réponse, a minima, à la directive, est née aussi et surtout de la crise financière et de la crise sociale de la fin 1995.
Les deux réformes s’inscrivent dans le contexte créé par la Directive européenne 91⁄440 qui fixe certains grands principes d’organisation du chemin de fer en Europe et qui, sommairement résumée, préconise :
- l’autonomie de gestion par rapport à l’État,
- la gestion des activités de service public au moyen de procédures et de dispositions financières contractuelles,
- l’assainissement financier des sociétés de chemin de fer,
- la séparation des comptes de la gestion de l’infrastructure de ceux de l’activité des services de transport,
- l’instauration de droits d’accès à l’infrastructure en faveur de tiers dans le domaine des services de transit international pour les voyageurs et dans celui du transport combiné international.
3. 1 – La réforme des chemins de fer allemands
Cette réforme s’inscrit dans le contexte particulier de la réunification. Au moment de celle-ci, il existait deux entités publiques distinctes :
• en RFA, la Deutsche Bundesbahn (DB), c’est-à-dire les chemins de fer fédéraux allemands, établie après la Deuxième Guerre mondiale et dont les fondements se trouvaient inscrits dans la Constitution fédérale elle-même qui en faisait une entreprise publique, propriété du Bund,
• en RDA, la Deutsche Reichsbahn (DR), dont le nom était hérité de la situation existant avant la guerre, elle aussi propriété de l’État.
À l’Ouest la situation des chemins de fer était caractérisée par des déficits importants et croissants et un niveau d’endettement très élevé (72 milliards de DM à la fin de 1993). Comparé à celui de la SNCF, son degré d’autonomie vis-à-vis de l’État était sensiblement moindre. À l’Est, la situation était catastrophique : sureffectifs très importants et délabrement technique par insuffisance d’entretien et d’investissement, tant en ce qui concerne le matériel roulant que les infrastructures.
Le processus de réforme se développe, pendant une dizaine d’années, selon trois étapes principales :
La première étape (janvier 1994) est la plus fondamentale :
- sur le plan juridique, les deux anciennes sociétés sont remplacées par une société unique, la DB AG, société par actions de droit privé, agissant sur le marché selon le principe du droit commercial et gérée comme une entreprise privée avec une structure à l’allemande : Directoire et Conseil de surveillance. Parallèlement certaines fonctions de réglementation, par exemple dans le domaine de la sécurité ou celui de la normalisation technique, ont été confiées à un office des chemins de fer, organisme administratif rattaché au ministère des Transports (Eisenbahnbundesamt) ;
- sur le plan financier, la totalité de l’endettement a été prise en charge par l’État fédéral, qui a créé à cette fin une structure particulière : Bundeseisenbahnvermögen (BEV), la DB AG démarre donc son exploitation avec une dette nulle. Parallèlement, l’État fédéral a dégagé des moyens financiers très importants au profit des Länder pour leur permettre de subventionner et de développer les services voyageurs à courte distance (Nahverkehr) : environ 7 milliards de subventions d’exploitation et autant pour les investissements. Les Länder peuvent mettre la DB AG en concurrence avec d’autres opérateurs pour l’exploitation de ces services ; ils passent à cette fin des conventions d’exploitation avec les opérateurs et décident de l’emploi des fonds aussi bien pour l’exploitation que pour les investissements ;
- sur le plan social, le personnel existant a été repris par BEV qui remet à la disposition de la DB le seul personnel nécessaire à son exploitation dans des conditions correspondant à celles du droit commun, en assurant vis-à-vis de la partie du personnel existant ayant un statut de fonctionnaire la continuité des contrats antérieurs. Les nouvelles embauches se font sur la base du droit commun ;
- sur le plan budgétaire, la réforme est « neutre » vis-à-vis du budget fédéral, ce qui veut dire que les montants financiers nécessaires pour financer BEV ainsi que les aides aux Länder ont été dégagés en créant une taxe spéciale sur les carburants automobiles ;
- concernant la gestion des infrastructures, le financement des investissements est assuré par l’État fédéral, mais la DB inscrit dans ses comptes les charges d’amortissement correspondantes et les rembourse à l’État ; tout se passe donc comme si l’État accordait des prêts remboursables sans intérêt, ce qui représente évidemment un avantage considérable.
La DB est responsable de la maintenance des infrastructures et, à l’intérieur de la DB, des redevances d’usage de l’infrastructure sont mises en place correspondant à la totalité des coûts supportés par celle-ci ; elles sont facturées aux services transport utilisateurs ainsi qu’aux tiers auxquels l’usage de l’infrastructure est ouvert.
Lors de la deuxième étape (janvier 1998), la DB AG sera transformée en société holding détenant les actions de quatre sociétés d’exploitation chargées respectivement des services voyageurs à caractère commercial (à moyenne et longue distances), des services régionaux de voyageurs, dans le cadre de conventions passées avec les Länder et les autorités publiques locales, du trafic marchandises et, enfin, de la gestion de l’infrastructure, facturant l’usage de celle-ci aux trois compagnies utilisatrices précédentes, ainsi qu’aux opérateurs tiers y ayant accès.
Lors de la troisième étape envisagée en 2002, la DB AG en tant que société holding disparaîtra et les quatre sociétés précédemment citées deviendront indépendantes.
Depuis le 1er janvier 1994, à l’exclusion des subventions qui transitent par les Länder et des investissements en infrastructure, il n’y a plus d’aide publique fédérale à la DB AG et il n’y en aura plus aux futures sociétés d’exploitation.
Grâce évidemment aux efforts financiers considérables de l’État fédéral mais aussi grâce à ses propres efforts de productivité et à la vente de certains actifs, la DB AG a réussi, au cours des trois premières années du nouveau régime, à maintenir des résultats comptables légèrement positifs malgré une relative stagnation du trafic et de ses recettes, notamment dans le domaine du trafic marchandises.
Par ailleurs, les chemins de fer allemands sont engagés dans de gigantesques programmes d’investissement :
- pour l’ex-Allemagne de l’Est, le programme dit de « l’unité allemande » (Deutsche Einheit) représente 35 milliards de DM, versés à fonds perdus par le budget fédéral ;
- s’y ajoute, pour la période 1996–2000, un programme de construction de lignes nouvelles et de modernisation d’infrastructures et de gares qui représente un rythme annuel d’environ 10 milliards de DM financés par l’État fédéral auxquels s’ajoutent environ 5 milliards par an pour le matériel et les équipements, financés par la DB ;
- enfin le projet, contesté, de ligne à sustentation magnétique entre Hambourg et Berlin représente à lui seul 10 milliards de DM dont les trois quarts environ incomberaient à l’État, le reste étant assuré par un consortium privé où la DB figure parmi les actionnaires.
3.2 – La réforme des chemins de fer français
Par comparaison avec celle de la DB AG, la réforme de la SNCF et la création de RFF, Réseau ferré de France, présentent les apparences d’une réforme a minima ; à tort ou à raison, elles sont en tout cas perçues comme telles à l’étranger.
Sur le plan juridique, elle va à la fois plus loin et moins loin (ce qui ne veut pas forcément dire mieux ou moins bien).
Moins loin parce qu’elle conserve à la SNCF son statut d’Établissement public industriel et commercial (EPIC) dont le capital non divisible est détenu par l’État alors que la DB est maintenant une société anonyme par actions. Certes, tant que l’État fédéral conserve la totalité des actions, la différence est plus formelle que réelle ; celle-ci réside plutôt dans les possibilités d’évolution : la solution allemande permet, sans loi nouvelle, la privatisation partielle ou totale du capital, ce qui n’est pas le cas du côté français.
Plus loin, puisque la création de RFF, nouvel EPIC distinct de la SNCF, est un véritable démembrement juridique de l’ancienne SNCF. Elle crée un nouveau centre de décision concernant les investissements d’infrastructure, puisque RFF est maintenant chargé de la responsabilité du financement de ceux-ci et au-delà de celui de la maintenance et de l’exploitation.
Au total, la réforme française complique le jeu en matière de décision concernant les investissements d’infrastructure et leur financement en créant au niveau national un jeu à trois : État-RFF-SNCF alors qu’en Allemagne, il n’y aura que deux acteurs, l’État et la DB, acteurs auxquels, dans les deux pays, viendront s’adjoindre les Régions ou les Länder.
Sur le plan opérationnel, en confiant l’exploitation et la maintenance du réseau à la SNCF qui devient dans ce domaine le sous-traitant obligé de RFF, on maintient cependant la possibilité d’une coordination opérationnelle qui présente des aspects favorables sur le plan de l’exploitation et de la sécurité.
Sur le plan social, alors que les changements importants introduits dans ce domaine en Allemagne ont été mis en œuvre, dans la concertation avec les syndicats, du côté français, on en reste au statu quo, y compris en ce qui concerne le régime des retraites, pour le personnel actuel comme pour les nouveaux entrants.
Sur le plan de la régionalisation et du transfert de compétences aux Länder et aux Régions, les orientations sont similaires dans les deux pays. Le transfert est maintenant total en Allemagne où les Länder ont reçu des dotations importantes pour l’exploitation et pour l’investissement et, de plus, ils peuvent choisir l’exploitant des services (il est vrai que leur accord était nécessaire pour voter la réforme de la DB qui, du fait de son caractère constitutionnel, requérait une majorité des deux tiers). En France, si l’on va dans la même direction, celle préconisée par le rapport du sénateur Haenel, la démarche est plus prudente et progressive puisque l’on procède d’abord par expérimentation dans six régions pilotes.
C’est sur le plan financier que les différences sont les plus grandes :
• En ce qui concerne le désendettement, s’il est total en Allemagne, il n’en va pas de même en France où il ne représente environ que les trois quarts de la dette avec la « rallonge » de 20 milliards décidée par le gouvernement actuel s’ajoutant aux 137 milliards déjà décidés antérieurement. Il est vrai que l’on peut discuter longuement le bien-fondé ou non du désendettement total ; en effet, une partie de l’endettement correspond à des investissements productifs : décharger l’entreprise de la part correspondante lui donne un avantage que certains peuvent estimer anormal dans la compétition intermodale et, demain sans doute, dans la compétition entre exploitants ferroviaires.
En fait, la démarche qui a prévalu dans ce domaine est inspirée par un certain pragmatisme qui a aussi prévalu au Japon : dans ce pays, le niveau du désendettement a été calculé de manière que l’allégement correspondant permette à l’entreprise de sortir « la tête de l’eau » (atteindre le « zéro noir » selon l’expression allemande) ; en France, le désendettement total aurait permis à la SNCF d’être nettement en suréquilibre.
• Mais alors que la situation en Allemagne est très claire, même si elle repose sur un principe discutable, en ce qui concerne le niveau des péages d’infrastructure à payer par le (ou les) exploitant(s) qui doivent couvrir le coût total (à l’exclusion des charges financières, ce qui représente un avantage considérable), en France le débat reste ouvert : le « bouclage » du financement de RFF en régime permanent reste en suspens en ce qui concerne sa répartition entre les péages à verser par la SNCF, les subventions de l’État et le recours éventuel à l’emprunt.
De même, les incertitudes restent grandes, concernant le financement des infrastructures nouvelles et la poursuite de la mise en œuvre du schéma directeur au sein duquel de nombreux projets présentent une rentabilité pour la collectivité pourtant satisfaisante. Dans le même temps, la DB se voit dotée de moyens considérables : 10 milliards de DM pour le réseau national, 7 milliards pour les réseaux régionaux, soit environ 55 milliards de francs, en rythme annuel, jusqu’au début du siècle prochain !
Conclusion
Il y a sept ans, en 1990, la SNCF, portée par le succès de la grande vitesse, réussite à la fois technique, commerciale, économique et financière et ayant retrouvé, à marche forcée, l’équilibre financier en sortant d’un déficit, considéré comme abyssal à l’époque, qui avait dépassé les 8 milliards de francs en 1983, représentait une référence au plan européen et au plan mondial, alors que la DB donnait l’impression d’avoir de la peine à suivre. Ce caractère de référence, elle le partageait au plan mondial, avec les États-Unis, pour leur exploitation de services marchandises à haute productivité et bénéficiaires sans aides publiques, les compagnies privées ayant été libérées de nombreuses contraintes réglementaires qui pesaient sur elles par le Staggers Act à la fin des années 70 ; elle le partageait aussi avec les compagnies japonaises, nouvellement privatisées en 1986 pour l’exploitation de services voyageurs d’une grande efficacité, aussi bien dans le domaine de la grande vitesse que dans celui des services conventionnels ou des services de banlieue, notamment celle de Tokyo. Face à ces exemples de compagnies privées, entreprise publique, elle démontrait que, comme en Suède par exemple, ce caractère public n’était pas incompatible avec l’efficacité économique, même si certaines faiblesses ne doivent pas être masquées.
En l’espace de sept ans, la situation a bien changé
Aujourd’hui, ce sont les chemins de fer allemands auréolés par le succès apparent de leur réforme, ayant retrouvé l’équilibre financier, le « zéro noir », grâce aux efforts budgétaires de l’État fédéral et à ses propres efforts de productivité, qui font maintenant figure de référence en Europe. Les chemins de fer allemands ont aussi fait face avec succès à l’immense défi que représentait la fusion DB/DR. Adossée à un effort sans précédent de l’État fédéral, aussi bien en ce qui concerne le désendettement que le financement de la modernisation et du développement de ses infrastructures, la DB AG bénéficiant de sa position géographique dans la nouvelle Europe peut adopter une attitude offensive ; elle est bien décidée à utiliser les opportunités offertes par les directives européennes et pousse à l’évolution de celles-ci dans un sens de plus en plus libéral pour devenir un grand opérateur européen de services ferroviaires, en utilisant les possibilités d’accès sur les autres réseaux et en ayant ouvert le sien.
En face, ou à côté, la SNCF paraît aujourd’hui plus sur la défensive et encore inquiète de son devenir malgré (ou à cause de ?) la réforme récente, après avoir subi une dégradation de ses résultats d’une ampleur et d’une rapidité sans précédent, dans la première moitié de la décennie 90, aggravée encore par une crise sociale grave, succédant à d’autres, d’ampleur comparable.
Mais derrière les apparences, il y a aussi la réalité : la poursuite de la réforme de la DB ne sera pas une promenade de santé et derrière l’aspect « externe » de celle-ci, qui est un succès incontestable sur le plan politique, social et financier, l’aspect interne est moins avancé. De son côté, la SNCF ne manque pas d’atouts : ses technologies sont performantes et économiques, sa productivité reste encore supérieure à celle des chemins de fer allemands malgré les progrès récents accomplis par ceux-ci ; avec son système TGV et ses infrastructures nouvelles, elle dispose d’un outil qui lui permet d’être très compétitive sur le marché des transports de voyageurs. Encore convalescente après les crises financières et sociales qu’il a fallu surmonter, on peut espérer qu’elle retrouvera les conditions qui lui permettront de continuer de jouer un rôle de premier plan en Europe ; à cet égard, ses résultats de trafic en 1997 apparaissent comme très encourageants, notamment en ce qui concerne les marchandises.
Sur ces bases, elle dispose, comme la DB AG, de la plate-forme de départ qui devrait permettre aux deux réseaux, au siècle prochain, de contribuer à la renaissance des chemins de fer en Europe, souhaitée par l’Union européenne et favorisée par la montée en puissance des préoccupations concernant l’environnement.