François Paul Dreyfus (37) 1918–1999
La vie de ce savant et de cet homme de prière appelle une note que l’amitié commande.
Du bulletin de janvier 2000 de l’École biblique et archéologique française, où il fut professeur, je tire des jalons.
François Dreyfus est né dans une famille juive de Mulhouse le 9 août 1918. Son père, Jules, un industriel, et sa mère Emma n’étaient pas pratiquants, en dehors de quelques coutumes ancestrales. Aussi ne découvrit-il la Bible qu’à l’adolescence. Par réaction, il s’y intéressa, mais sa Bible était chrétienne, et il lut les deux Testaments avec la même ferveur. Il fut frappé par la hauteur morale des Évangiles, qui lui parut être l’aboutissement de ce qui n’était qu’esquissé dans l’Ancien Testament. Toutefois cette semence resta ensuite en sommeil pendant plusieurs années.
Entré à Polytechnique en 1937, il fut capturé en 1940. Il reçut alors une catéchèse catholique et fut baptisé en prison en 1941. Il a décrit lui-même les étapes de sa conversion dans un ouvrage paru au CERF en 1952, J’ai rencontré le Dieu Vivant, pages 199 et sqq.
Il resta prisonnier jusqu’à la fin de la guerre en 1945, mais lui et ses compagnons furent traités en officiers, et purent développer une vie intellectuelle intense. Les débats étaient stimulés par des exposés de savants tels que M.-H. Vicaire o.p., professeur d’histoire dominicaine à l’université de Fribourg, ou le théologien déjà célèbre Yves Congar o.p. François aida ce dernier à perfectionner son hébreu.
Depuis son baptême, François pensait à la vie religieuse. Avec les compagnons de captivité qu’il eut, il n’est guère étonnant qu’il ait choisi les dominicains. Il entra dans l’Ordre après deux ans de vie civile comme ingénieur des Ponts et Chaussées : il prit l’habit en 1947 au couvent Saint-Jacques de Paris, et reçut le nom de Paul. Très vite, il fut connu comme Popol par les frères de tous âges (et plus tard sous ce nom à Jérusalem).
Popol, donc, étudia la philosophie et la théologie au Saulchoir d’Étiolles (1948−1954), guidé par des personnalités parmi les plus brillantes de France, dont beaucoup étaient de courageux théologiens progressistes qui donnèrent le ton au concile Vatican II. Sa thèse de lectorat » Le Reste d’Israël dans l’Ancien Testament » le qualifiait hautement pour une spécialisation biblique. À ce moment, le Vatican demanda à la Province de France d’assurer une présence intellectuelle catholique dans l’État d’Israël. Le P. Avril, provincial, proposa F. P. Dreyfus et Bruno Hussar o.p., pour fonder la Maison Isaïe à Jérusalem. Cependant, le P. Ducatillon, successeur de P. Avril, admit que le Saulchoir avait besoin d’urgence d’un professeur de Nouveau Testament, et que Popol était le mieux préparé. Aussi fut-il envoyé à Jérusalem, mais à l’École biblique.
En 1957, de retour au Saulchoir, il acheva son doctorat, qu’il condensa à l’extrême dans un article » Le thème de l’héritage dans l’Ancien Testament « . Puis pendant dix ans, il enseigna le Nouveau Testament.
En 1967, le P. Benoît invita Popol à Jérusalem pour faire des recensions. Pendant deux ans, il passa des semestres alternés au Saulchoir et à Jérusalem, et traita 150 livres. Il lui fut alors offert un poste permanent à Jérusalem, qu’il fut trop heureux d’accepter.
Son domaine devient la théologie biblique. Pendant sept ans il s’attacha à l’Ancien Testament, surtout aux prophètes. Il les aborda tous, en traitant systématiquement de grands thèmes comme peuple de Dieu, conversion, rédemption, et par-dessus tout le Reste d’Israël. À partir de 1976 il élargit son horizon, et jusqu’à l’arrêt de ses cours en 1990, il commença à traiter deux vastes sujets généraux : la nature du Salut dans les deux Testaments, et l’actualisation de l’Écriture dans la Bible elle-même et dans la tradition chrétienne.
Ce dernier cours aboutit à une série de cinq articles substantiels, publiés entre 1975 et 1979. Il s’y efforçait de résoudre deux grands problèmes modernes. D’une part, les publications savantes en matière d’exégèse biblique ne nourrissaient pas la foi des fidèles et n’éclairaient pas leur vie réelle ; cela devenait une activité stérile. D’autre part, on voyait un fossé croissant entre les résultats de l’exégèse critique et l’enseignement traditionnel de l’Église.
Ces réflexions procédaient d’aperçus théologiques très profonds et d’une grande originalité de pensée, non sans un évident souci pastoral. Elles auraient dû avoir une large audience, mais elles passèrent presque inaperçues, en dehors d’une traduction italienne non autorisée. Deux raisons, entre autres, peuvent expliquer cette bizarrerie : l’une, technique, est que ces articles ne furent jamais réunis en un livre, de sorte qu’aucun recenseur ne fut provoqué à répondre, l’autre est qu’ils furent victimes des grands débats provoqués peu après par une autre publication Jésus savait-il qu’il était Dieu ? Ce petit livre parut en 1984, et fut traduit en italien, espagnol, brésilien, anglais, polonais, et même récemment en tchèque.
Le titre indique clairement la thèse défendue. Popol jugeait que le problème qu’il soulevait illustrait au mieux la tension croissante entre les conclusions minimalistes de l’exégèse universitaire et la foi traditionnelle. Contrairement à la grande majorité de ses collègues, il affirmait que si Jésus durant sa vie avait lu l’Évangile de Jean, il aurait sûrement dit : » C’est bien moi « .
En quelques jours, l’ouvrage devient un best-seller. Il fut réimprimé deux fois en neuf mois, ce qui est rarissime en France pour un livre religieux. Il eut même un prix de l’Académie française. Il avait manifestement touché une corde sensible.
Le souci pastoral imprégnant ses écrits se retrouvait aussi dans son ministère à Jérusalem. Il était très demandé comme confesseur, directeur spirituel et prédicateur de retraites. Pendant dix ans, il fut l’aumônier des clarisses, sur la route de Bethléem. Chaque matin, il faisait à pied le trajet de 3 km, le plus souvent en passant par le Saint-Sépulcre, et sa silhouette animée d’une invraisemblable démarche, avec sa robe blanche et cape noire, devient familière aux travailleurs matinaux aussi bien musulmans que juifs.
Ses connaissances scripturaires et sa maîtrise de l’hébreu lui assuraient des contacts variés et confiants dans les milieux universitaires de la Ville Sainte : par exemple, ses rapports confiants avec Meir Bar Asher, professeur de littérature arabe au mont Scopus (université hébraïque de Jérusalem) qui prononça une oraison funèbre à l’enterrement de François au couvent Saint-Étienne à Jérusalem le 5 janvier 2000.
» Rabbi Ya’aqov disait : le monde présent ressemble à un vestibule qui précède le monde à venir. Prépare-toi dans le vestibule afin de pouvoir entrer dans le palais.
Cette sentence des Maximes des Pères de la Michna compte parmi les textes que François affectionnait particulièrement, et l’accompagna en permanence durant sa vie spirituelle. Le texte hébraïque de cette maxime, qu’il avait accroché au-dessus de son lit au couvent Saint-Étienne de Jérusalem, accueillait le visiteur dès qu’il entrait dans sa chambre. Ce texte l’accompagna également au couvent des Frères de Saint-Jean à Rimont où il a vécu ses dix dernières années. Tous ceux qui ont connu François de près l’ont souvent entendu mentionner cet enseignement et savent comme il aimait à discuter ainsi du rapport qu’il percevait entre le vestibule et le palais.
En 1976, notre rencontre a été le germe d’une amitié extraordinaire, le début d’un dialogue intellectuel et spirituel non interrompu, dont j’espère avoir un jour l’occasion de raconter sa profondeur et sa richesse. Plusieurs aspects de ce grand homme que fut François seront gardés dans le cœur de tous ceux qui l’ont connu de près – son érudition, sa morale, sa modestie, son amour pour le prochain, et chacun était ce prochain.
François, tant que je me trouverai dans ce vestibule, je garderai dans mon esprit et mon cœur tous ces aspects de ta personnalité, mais plus que tout, je me souviendrai de toi, mon cher ami, par l’intermédiaire des dizaines de textes que nous avons lus et médités ensemble, et plus particulièrement les textes de prières, les poèmes liturgiques, dont nous avions en commun la passion de lire et de méditer. C’étaient des textes juifs, aussi bien que chrétiens et musulmans. Au-delà de toutes tes qualités spirituelles et morales, tu as été un homme de prières. »
François quitta le » vestibule » le 18 décembre 1999 à Rimont.
Le scripteur sollicite l’indulgence pour l’ordonnance de ce texte et de ses citations.