François Teissier du Cros (24), 1905–2006
Pour ses enfants et ses amis, il est inséparable de son épouse Janet, à laquelle il a survécu seize ans : elle, musicienne, lui, scientifique ; elle, s’enthousiasmant, lui, atteignant difficilement des convictions : une complémentarité idéale existait entre eux. À vrai dire, François a été très tôt habité par une vocation de chercheur scientifique, longtemps contrariée par les circonstances auxquelles il s’est plié avec un sens du devoir tout polytechnicien. Il était un Européen convaincu, lisait et écrivait indifféremment en français, en anglais et en allemand ; ses belles-soeurs et beaux-frères venaient de tous les horizons. En amitié, il accordait moins d’importance aux traditions et aux mérites qu’aux ingrédients fondateurs de liens, ceux du cœur comme ceux de l’esprit, au risque de passer pour peu sociable.
François Teissier du Cros est né le 22 octobre 1905. Son père Henri faisait partie de la promotion 1899 et un de ses grands oncles, Jacques, de la deuxième promotion de notre École. Les Teissier du Cros furent des filateurs pendant plusieurs générations, à Valleraugue au cœur des Cévennes, à l’apogée de l’industrie de la soie.
François fit ses études au lycée Janson de Sailly à Paris jusqu’à son admission à l’X en 1924. Sorti dans le corps des Ponts et Chaussées, il fit son service militaire en Rhénanie occupée. Il s’y passionna pour l’avenir de l’Europe mais il était, hélas, en avance sur son époque.
Son premier poste comme ingénieur des Ponts fut Thionville, entre 1929 et 1934. Il épousa en 1930 Jeannette Grierson, fille d’un professeur de littérature anglaise, doyen de l’université d’Édimbourg. Il dirigea les travaux neufs au port de Marseille entre 1934 et 1938.
En dehors de son métier, François était passionné par la physique quantique et avait, encore élève aux Ponts et Chaussées, produit un article dans les Annales des Ponts et Chaussées. Il devint correspondant de Max Born, cofondateur de la mécanique quantique et spécialiste de la physique des solides.
En 1938, François se mit en disponibilité de son Corps (la botte Recherche n’existait pas alors !) et, accueilli par sa belle-famille, il passa une année auprès de Max Born, fraîchement échappé d’Allemagne nazie et professeur à Édimbourg. L’équipe de celui-ci entamait des recherches qui constituaient le germe du futur projet Manhattan, lequel allait aboutir en 1945 à l’arme et l’énergie nucléaires (unclear energy commentaient- ils entre eux).
En 1939 François a été interrompu par la déclaration de guerre. Il fut mobilisé dans une unité du Génie qui se retrouva au complet à Toulouse à l’issue de la débâcle… à l’exception du lieutenant Teissier du Cros, attardé dans la tentative de convoyage de six péniches chargées d’essence, et qui fut ainsi fait prisonnier au bord de la Loire.
Avec l’armistice, les Allemands le renvoyèrent en France où ils l’assignèrent au Secrétariat des Communications, en charge des études pour la reconstruction des quatre mille ponts détruits… En 1943, libéré des obligations et des contrôles que lui imposait la Wehrmacht, il proposa ses services au BCRA, qui le mit en attente. Il put toutefois faire deux missions ponctuelles pour la Résistance, dans la région de Meaux. Pendant ce temps, son épouse, qu’il croyait avoir mis à l’abri avec leurs trois premiers enfants dans les Cévennes, faisait un travail efficace et dangereux dans les réseaux de cette région.
Entre 1943 et 1947, François fut chargé des études d’avant-projet d’une autoroute Paris-Lille. En 1947, détaché de son Corps, il devint maître de conférence d’analyse à l’X. Mais ce n’est qu’en 1957 qu’il put mettre en accord son activité professionnelle et sa vocation pour la recherche, en entrant, à l’X, au Laboratoire de physique de Léauté (1902) à qui Vignal (1916) succéda. Son premier travail fut sur la « photoconductibilité du sulfure de cadmium ». Par la suite, il dirigea une équipe vouée à des recherches sur les lasers sous contrat de la DRME. De bonnes thèses sortirent de ce labo. Ainsi, Orszag (53) mesura-t-il à 30 cm près la distance de la Terre à la Lune, grâce à un miroir mis en place par la Nasa.
À la veille de sa retraite, François publia dans les Annals of Physics un article sur les ondes gravitationnelles, qui concluait que leur production, rendue possible par des vibrateurs électromagnétiques, aurait un rendement si faible qu’elles ne seraient pas exploitables. (Aujourd’hui, des moyens énormes sont mis en oeuvre à l’échelle internationale pour seulement les détecter). Cet article lui valut d’être coopté comme membre de l’Académie des sciences de New York.
En 1973, François prit sa retraite et alors commença pour lui une grande aventure intellectuelle. Maintenant une relation amicale avec le Laboratoire d’optique appliquée de l’X (LOA), dirigé successivement par Orszag (53), Antonetti, Madame Hulin et aujourd’hui Mourou, il fréquenta assidûment la Bibliothèque et les autres ressources scientifiques de l’École polytechnique. Il était fasciné par le développement des lasers à impulsions ultracourtes (le femtoseconde !) grâce auxquels on peut observer des réactions ultrarapides en biologie. Cela l’amena à s’intéresser particulièrement, dans les cinq dernières années, aux rapports entre la physique des particules élémentaires et les cellules vivantes.
À l’occasion d’une fête organisée par le professeur Mourou et son équipe pour fêter ses cent ans, il fit une allocution dont le titre était : « Les leptons dans la cellule vivante ». Les scrupules qu’il eut à rédiger le texte de son allocution, conscient qu’il transgressait des frontières bien gardées, (mais cent ans ne sont-ils pas l’âge de la liberté absolue ?) l’entraînèrent, dans les douze mois qui suivirent, à un surcroît d’activité pour approfondir sa réflexion. À ce jeu, il ouvrit des pistes en nombre toujours croissant, et son émerveillement était si grand, que dans une dernière lettre adressée à son frère cadet Rémi, ancien ambassadeur, peu de temps avant sa mort, il lui écrivit ceci :
« Je suis dans un trouble intellectuel dont voici la cause. Depuis cinq ans j’ai étudié la biologie moléculaire dans plusieurs ouvrages d’université (qui ne se contredisent pas). Il apparaît que l’ADN est de même nature dans tous les êtres vivants : végétaux, animaux, bactéries… Le nombre des « perles » varie entre quelques millions (bactéries) à quelques milliards (vertébrés, humains). Largeur du ruban : 0,2 milliardième de mètre. Que cette œuvre équilibrée, organisée pour survivre, soit la marque de Dieu, ne fait plus de doute pour moi. Il est créateur puisqu’il est prouvé que n’importe quelle cellule est créatrice. Une grande puissance se révèle dans l’infiniment petit. Et si l’on additionne les infiniment petits dans le monde vivant, cela nous mène loin. Qu’en penses-tu ? »
Il laisse derrière lui, sur ses ultimes travaux, des dossiers impeccablement classés par son fils Nicolas, qui attendent l’analyse attentive de ceux qui souhaiteraient en tirer la quintessence. Il nous laisse surtout le souvenir émerveillé d’un esprit pénétrant, jamais amoindri par l’âge.
Jérôme Pellissier-Tanon (54)