Fret ferroviaire : des innovations vertes pour se différencier
Face au coût de l’énergie et aux objectifs de transition écologique, le premier opérateur privé du fret ferroviaire en France ne manque pas d’initiatives et d’innovations, même s’il regrette un investissement de l’État trop timide à son gré. Entretien avec Raphaël Doutrebente (E18), président d’Europorte.
Quels sont pour vous les grands enjeux du fret actuellement ?
Nous nous situons dans le cadre d’un développement du fret ferroviaire tel qu’il a été engagé par le gouvernement précédent, à savoir lui donner les moyens nécessaires pour un doublement à l’horizon 2030. C’est l’objectif. Il n’en reste pas moins que le marché est aujourd’hui touché par de multiples crises, auxquelles nous devons nous adapter.
La crise de l’énergie nous démontre que les entreprises ferroviaires doivent continuer à décarboner, d’abord parce qu’il y a des carburants alternatifs constituant de vraies opportunités. Dans le cadre du plan Vert du gouvernement pour l’industrie, il faut que le gouvernement prenne en compte ce transport décarboné et efficace. Pour rappel et pendant la première crise du Covid, c’est le fret ferroviaire qui a permis à l’économie de tourner.
Quels sont ces carburants alternatifs ?
Ces carburants qui nous permettent de décarboner le GNR (gasoil non routier) sont de deux ordres. Il y a un carburant végétal, et un carburant à base de recyclage d’anciens produits, qu’on appelle le HVO (huile végétale hydrotraitée). Concernant la première catégorie, nous avons signé un partenariat exclusif avec le groupe Avril qui produit un carburant 100 % Colza appelé l’Oléo100. En 2021, nous avons commencé à mettre en place des trafics en Oléo100 de bout en bout qui nous permettent d’économiser la totalité des rejets de CO2 sur ces flux.
Qu’est-ce qui vous a déterminé à adopter ces carburants ?
Une partie des camions s’engagent vers la décarbonation en roulant avec l’Oléo100. Pourquoi les locomotives n’auraient-elles pas pu le faire ? Au départ, les motoristes étaient très réticents, au vu de la taille et du poids de nos machines : une locomotive pèse 150 tonnes et doit tirer jusqu’à 2000 tonnes. Après quelques analyses en interne, j’ai pris le risque de nous engager sur cette voie. Au bout de presque deux ans d’activité, la fiabilité est de 100 %, et nous avons pu décarboner les flux concernés à 100 %, puisque le GNR n’est plus utilisé. Nous sommes les seuls en France à l’avoir fait.
Quels sont les freins à la généralisation de ce type de carburant ?
Ce ne sont pas des obstacles techniques. Les freins sont plutôt liés à un lobbying. L’Oléo100 est fabriqué à partir du colza, mais la moitié du colza utilisé produit du tourteau, une nourriture animale utilisée dans l’élevage. Ce procédé a donc un intérêt à la fois au niveau du CO2, au niveau du carburant et au niveau de la nourriture produite. J’ai mené quelques recherches et découvert qu’un lobby allemand communiquait contre ces productions en alléguant les besoins en eau des cultures du colza. Or, c’est faux. Les cultures de colza n’ont pas besoin d’arrosage. L’argument écologique ne tient donc pas. En réalité, la raison était tout autre : mettre de la nourriture animale en plus sur le marché provoquerait une chute des cours de la nourriture animale.
On mettait aussi en avant le risque d’une surconsommation de 20 % en utilisant ce carburant vert. Mais l’expérience a démontré qu’il n’engendrait aucune surconsommation. Il n’y a donc que des avantages à l’utiliser. J’ajouterai enfin qu’il s’agit d’un colza totalement cultivé en France, et non d’une plante arrivant dans des containers par voie maritime avec une forte empreinte carbone.
À quelle proportion utilisez-vous ce carburant propre ?
Aujourd’hui, 23 % de notre fret fonctionne avec ce carburant. Nous sommes en train de monter en puissance car les industriels ont de plus en plus besoin de décarboner. C’est aussi un enjeu d’image et de responsabilisation. Par exemple, le groupe Soufflet communique au sujet du malt que nous transportons pour eux et qui est 100 % décarboné grâce à l’Oléo 100.
Quels sont les avantages de ces nouveaux carburants d’un point de vue concurrentiel ?
Les transporteurs routiers, à la différence du fret ferroviaire, ne payent pas leurs infrastructures, qui représentent pour nous un important poste de coût. Ils sont en mesure de proposer des prix inférieurs à 25 ou 30 %. Nous sommes donc poussés à nous différencier sur l’offre. Et puisque les industriels cherchent aujourd’hui à se décarboner, nous pouvons leur faire accepter de payer un carburant légèrement plus cher (+11 %), mais très intéressant d’un point de vue écologique et surtout au niveau de sa performance. Ils sont contraints à la fois d’émettre du CO2 pour continuer à produire, et de mettre en place des plans de verdissement de leur activité.
Augmenter la proportion de l’électrique dans le réseau ferroviaire est-elle une solution ?
Électrifier les lignes ferroviaires coûte extrêmement cher. Et même quand elles sont électrifiées, le dernier kilomètre ne peut se faire qu’en diesel. Ce que nous proposons, c’est au moins d’effectuer ce dernier kilomètre en carburant propre.
SNCF réseau est le parent pauvre du groupe SNCF. Son budget est inférieur de 1 milliard d’euros par an à ses besoins réels. En tant que président d’Europorte, je suis porte-parole de la coalition 4F, regroupant l’ensemble des entreprises ferroviaires incluant la SNCF. À partir de cette structure, nous essayons de faire pression sur le gouvernement pour obtenir plus de moyens.
Le gouvernement actuel ne s’inscrit pas dans la dynamique d’investissements qu’il faudrait pourtant soutenir. Développer le réseau, c’est en effet répondre à une vraie demande pour augmenter le transport conventionnel (le transport de céréales de silo vers un port par exemple), ou alors le transport combiné (associant route et chemin de fer). Quoi qu’il en soit, l’objectif de doublement du fret en 2030 suppose un investissement important dans le réseau.
L’investissement de l’État est la clef en matière d’industrialisation. Or, il manque aujourd’hui 50 000 chauffeurs de camions en France. Les industriels ne parviennent pas à expédier leur marchandise selon leurs besoins. L’investissement dans le réseau prend donc une importance vitale.
Avez-vous des partenaires pour la recherche ?
J’ai créé une chaire de recherche avec un professeur à l’école polytechnique, Éric Mouline. La chaire porte sur la maintenance prédictive. Au fond, les deux points noirs dans le secteur ferroviaire sont la fiabilité du réseau et la fiabilité des engins moteurs. En particulier, lorsque la batterie ne fonctionne pas, la locomotive ne marche pas non plus, qu’elle soit diesel ou électrique. Or, le projet de recherche a donné lieu à une publication scientifique en septembre 2022 qui démontre que les pistes d’exploration imaginées ont un vrai sens.
Grâce à cette étude, nous allons pouvoir augmenter la fiabilité et la durée de vie des batteries, pour des enjeux tout à la fois environnementaux et économiques. Par la suite, les travaux se poursuivront sur d’autres équipements des locomotives. Ce partenariat dans le cadre de la recherche a donc démontré son utilité, et nous l’avons renouvelé jusqu’à fin 2027. Nous voulons continuer à développer le ferroviaire en nous appuyant sur des innovations technologiques qui nous permettent de présenter une offre différenciante.
Dans cette perspective, nous avons pris des engagements relatifs à notre approvisionnement en électricité « verte » (la moitié de notre parc est constituée de locomotives électriques). Aujourd’hui, nous sommes en mesure de présenter à nos clients des certifications d’une consommation électrique 100 % verte de bout en bout sur certains flux. C’est une grande satisfaction !