Frontin, un ingénieur au premier siècle (après Jésus-Christ) ?
Qui était Frontin ?
Avant de parler du livre, quelques mots sur l’auteur et sur les raisons qui ont pu le conduire à composer ce traité, car ce n’est pas un simple ouvrage technique.
Frontin n’était pas vraiment un ingénieur au sens précis du terme (ni le mot ni la fonction n’existaient à l’époque) : on le définirait mieux en disant que c’était un haut fonctionnaire de l’État romain. Il était né vraisemblablement vers l’an 35 après Jésus-Christ, et il était entré dans la carrière administrative.
On trouve son nom pour la première fois en l’an 70 où il est préteur, donc à un rang déjà élevé du cursus honorum puisque c’était l’avant-dernier degré dans l’échelle des magistratures. Il aurait ensuite exercé un commandement militaire sur l’actuel territoire des Pays-Bas vers l’époque de la révolte des tribus bataves conduites par Civilis.
Vers 73 il est consul, c’est-à-dire au plus haut niveau de l’administration romaine et l’an suivant, il est gouverneur de Bretagne (c’est-à-dire de la Grande-Bretagne actuelle) ; il y fait à nouveau de la pacification, mais en bon Romain il fait aussi construire une route, la Via Julia, dont on trouve encore les traces dans le sud du pays de Galles.
Après l’an 83 il est proconsul d’Asie, c’est-à-dire de l’actuelle Turquie, un des gouvernements les plus importants de l’Empire, mais se retire ensuite des affaires, peut-être parce qu’il est dangereux d’être trop près d’un empereur comme Domitien. Celui-ci meurt en septembre 96 et il est remplacé par Nerva, empereur beaucoup plus calme.
Frontin reprend alors du service quand Nerva le nomme curateur des eaux, c’est-à-dire, en langage d’aujourd’hui, directeur du Service des eaux de la ville de Rome, et c’est ce qui le conduira à écrire son Traité des aqueducs de Rome.
À l’expiration de son mandat, il est à nouveau consul, il siège au Sénat à la droite de l’empereur, c’est donc un des plus hauts personnages de l’Empire. On voit qu’il s’agit d’une carrière très variée, puisqu’il a été successivement administrateur, militaire, gouverneur de colonie et chef d’une grande entreprise publique, pour terminer dans le premier cercle du pouvoir.
Pourquoi le Traité sur les aqueducs de Rome ?
On pourrait répondre à cette question de façon humoristique en langage d’aujourd’hui.Vers la fin du premier siècle après Jésus-Christ, le grand journal du soir, le Tempus Romae, dénonce » le scandale de la Romaine des Eaux » et demande que le gouvernement impérial prenne enfin les mesures qui s’imposent.
Quelques semaines plus tard, un communiqué du Cabinet impérial annonce la nomination d’un nouveau président-directeur général, Sextus J. Frontinus, qui est chargé de faire rapport à l’empereur sur la gestion de la Romaine des Eaux.
Un an plus tard le même journal annonce la publication des » bonnes feuilles » de ce rapport Frontinus qu’on attendait avec impatience. On y découvre les détournements d’eau au profit de particuliers et les malversations des agents de la société.
Les développements arides de ce rapport sur la normalisation des tuyauteries et le débit réel des aqueducs ne feront évidemment pas partie des bonnes feuilles. Mais, se demande le journal, le gouvernement sera-t-il capable de donner des suites concrètes à ce rapport ?
Revenons à une façon plus sérieuse de raconter l’histoire : l’empereur Nerva qui appréciait les qualités de Frontin l’avait appelé à cette charge pour remettre de l’ordre dans une administration dont le fonctionnement était loin d’être satisfaisant1.
Il ne faut pas oublier que ce service public, un des rares sinon le seul de l’époque, était de toute première importance pour une ville dont la population était, d’après les historiens modernes, de l’ordre du million d’habitants.
L’alimentation en eau de la ville était donc une question vitale. Frontin, après s’être employé apparemment avec efficacité à cette remise en ordre, a établi un rapport dans lequel il consigne ce qu’il a appris et fait au cours de la période pendant laquelle il a dirigé ce service des eaux.
Ce rapport est aussi une passation de service à l’usage des successeurs : on y trouvera donc un historique du service, un résumé de la législation, mais aussi une description très technique et très détaillée du réseau.
Le descriptif des aqueducs
L’ouvrage commence donc par un état des lieux.
La ville de Rome est à l’époque alimentée en eau par un ensemble de neuf aqueducs provenant pour la plupart d’une région située à l’est de Rome, entre les agglomérations de Tivoli et de Subiaco.
Leur longueur varie entre 16 km pour le plus court et 90 km pour les deux plus longs qui viennent de Subiaco ; ils sont enterrés sur la plus grande partie de leur parcours, le tracé souterrain représentant entre 80 et 99 % de la longueur totale.
Pour certains d’entre eux la partie qui n’est pas souterraine est installée sur des arches ou sur des murs de soutènement. Il s’agit donc d’ouvrages de génie civil très audacieux dont la construction s’est étendue sur près de quatre siècles2.
Frontin se trouve à la tête d’un ensemble qui ne sera plus agrandi. Son travail consiste donc à en assurer l’exploitation et la maintenance, et ce sera le contenu du livre qu’il nous a laissé.Il commence par nous donner avec toute la précision possible à l’époque les caractéristiques de chacun des neuf aqueducs : tracé, longueur, longueur de la partie souterraine, date de construction et qualité de l’eau fournie. Il explique ainsi pourquoi il a jugé nécessaire d’établir cette nomenclature plutôt aride :
» Il ne m’a pas semblé hors de propos de donner aussi la longueur des conduits de chaque aqueduc et même de distinguer les genres d’ouvrage. Car une partie essentielle de la charge que j’exerce étant leur entretien, il faut que le titulaire sache quels sont ceux qui demandent le plus de frais. Et mon zèle ne s’est pas contenté d’inspecter chacun d’eux un à un : j’ai fait dresser en outre des plans des aqueducs, montrant les endroits où ils traversent les vallées et les dimensions de celles-ci, où ils traversent des rivières, où les canaux établis à flanc de montagne demandent un soin plus attentif pour la visite et la réparation des conduits. Il en résulte cet avantage que je puis avoir en quelque sorte la situation d’un seul coup sous les yeux et prendre mes décisions comme si j’étais sur place. » (Chapitre 17).
Traduisons en termes modernes : » Il me faut un dossier de plans conformes à l’exécution, ce qui me permettra d’obtenir le meilleur rapport coût/efficacité des travaux de maintenance que je devrai faire exécuter. »
Mais comme on n’échappe pas à sa nature, il ajoute ce commentaire qui, de nos jours, lui vaudrait de sévères critiques et le ferait traiter de technocrate réfractaire à la culture :
» Aux masses si nombreuses et si nécessaires de tant d’aqueducs, allez donc comparer des pyramides qui ne servent évidemment à rien ou encore les ouvrages des Grecs, inutiles, mais célébrés partout. » (Chapitre 16).
Reproduction de la carte jointe au traité de Frontin dans la collection Guillaume Budé. La plupart des aqueducs se trouvent dans la zone hachurée en vert qui passe aux environs de Frascati, puis par Tivoli pour aboutir à Subiaco. Les noms de lieux sont malheureusement illisibles sur la carte.
L’aqueduc Virgo qui aboutit de nos jours à la fontaine de Trevi est beaucoup plus court ; son trajet est souligné en rouge.
Un réseau de distribution très normalisé
Après cet état des lieux, Frontin passe à l’un des objets essentiels de son ouvrage : une définition indiscutable du débit de chaque aqueduc, car il a constaté qu’il sortait des aqueducs plus d’eau qu’il n’y en rentrait : 12 755 unités à l’entrée et 14 018 à la sortie, ce qui l’avait à juste titre étonné. Il a donc décidé de procéder à une révision totale du système de contrôle de cet énorme réseau d’eau. Les compteurs d’eau n’existent évidemment pas, et le seul mode de mesure à la disposition des gérants du réseau est la section des canalisations. Frontin sait bien que ce n’est pas vrai et que d’autres facteurs entrent en jeu : la pression (chapitre 35) et l’angle que fait la prise d’eau par rapport à l’aqueduc (chapitre 36) mais il n’a pas les outils (mathématiques et mécanique des fluides) nécessaires pour prendre ces éléments en compte.
N’ayant que la section des canalisations comme moyen de mesure, il présente ce qu’on définirait maintenant comme une norme de tuyautages ; cette norme concerne évidemment les fabricants de tuyaux, cités au chapitre 25, mais dans l’esprit de Frontin, c’est nettement l’aspect comptage de l’eau qui prime.
Il définit donc vingt-cinq tuyaux dont il donne le diamètre, le périmètre et la section.
Le diamètre est exprimé en pouces de 18 mm et la section en quinaria, qui est le tuyau de base dont le diamètre est de 5⁄4 de pouce3.
La quinaria constitue l’unité de mesure et les sections des autres tuyaux sont exprimés en quinariae. Mais dans le système de numération romain, si les multiples étaient décimaux, les sous-multiples ne l’étaient pas ; et c’est ainsi qu’on apprend, par exemple, que le tuyau de 100 a une section de 81 quinariae 5⁄12 et 10⁄288 !
On peut vérifier que ces chiffres sont exacts au 10 000e près, ce qui inspire un certain respect pour les capacités mathématiques de Frontin (ou de ses adjoints), surtout quand on pense aux complications du calcul en chiffres romains !
On note aussi qu’en bon normalisateur Frontin a prévu une série complète de calibres selon des règles mathématiques, relativement simples et ceci le conduit à définir un certain nombre de calibres théoriques non utilisés (10 sur les 25).
Ces tuyaux sont raccordés aux aqueducs par une prise dont la fabrication et l’implantation sont déterminées par des règles précises, car c’est cette prise qui définit le débit alloué à chaque abonné, et qui tient donc lieu de compteur (chapitre 36). Elle doit être d’un calibre déterminé appartenant à la série définie ci-dessus, et elle doit être normale à l’axe du tuyau, car on a constaté qu’en faisant varier l’angle, on peut faire varier le débit. Elle doit être en bronze, et non en plomb, trop facile à élargir ou à rétrécir, elle doit avoir une longueur minimale de 12 pouces, soit 21,6 cm et être poinçonnée par le service des eaux (chapitre 105), tout comme nos compteurs sont étalonnés et plombés par le service des eaux.
Enfin, elle semble avoir été généralement implantée à une profondeur constante de 12 cm en dessous du niveau normal de l’aqueduc afin d’obtenir une charge constante, et elle doit être suivie d’une longueur minimale de 50 pieds (15 m) de tuyau de la même section, pour éviter un effet Venturi qui viendrait modifier le débit.
Ces normes représentaient à l’époque les meilleures garanties d’un contrôle efficace de la distribution de l’eau. Elles ne sont hélas ! pas respectées comme elles devraient l’être, et cela du fait du personnel même du service des eaux, les fontainiers, qui ont faussé certains calibres. Frontin nous donne donc pour ces calibres les deux définitions : la définition officielle et celle des fontainiers.
Ceux-ci avaient d’une part réduit la section réelle des tuyaux de distribution, ce qui leur permettait de distribuer aux abonnés moins que le débit nominal auquel ils avaient droit, et augmenté celle des tuyaux collectifs alimentant les bassins intermédiaires dont ils étaient responsables, ce qui leur permettait de recevoir plus que le débit nominal de leur jonction4.
Les fontainiers disposaient ainsi d’un volume d’eau à leur disposition, qu’ils vendaient à leur profit personnel, grâce à un réseau » secret » de raccordements clandestins.
Il n’y a d’ailleurs pas que les fontainiers qui fraudent sur l’eau. Les particuliers » piquent » de l’eau en installant sur les aqueducs des dérivations clandestines, qu’ils appellent des » piqûres » (puncta) avec le concours d’un » préposé aux piqûres » qui probablement était encore un fontainier. Frontin a fait supprimer toutes ces » piqûres « , ce qui a permis la récupération d’un tonnage appréciable de plomb (chapitre 115).
Débits et répartition
Les normes ne concernent évidemment pas les aqueducs eux-mêmes dont la section est d’un autre ordre de grandeur.
Frontin va donc procéder à une campagne de mesures, afin de déterminer quelle est la section réelle des neuf aqueducs.
Les chapitres 65 à 73 donnent le résultat de ces mesures, aqueduc par aqueduc, et on constate que les chiffres mesurés sont toujours très supérieurs aux chiffres portés sur les registres.
Le total des neuf aqueducs s’établit à 24 805 quinariae, soit le double du chiffre porté sur les registres ! On admet en fonction de la pente des aqueducs romains que le débit d’une quinaria était de l’ordre de 40 m3/jour. Cela nous conduit à un débit de 520 000 m3 par jour, si on s’en tient aux registres, et à un débit réel de près d’un million de mètres cubes par jour, d’après les relevés effectués sur l’ordre de Frontin.
Remarquons au passage que cette évaluation correspondrait d’après le chiffre probable de la population de Rome à un débit très honorable, même aux normes actuelles, de 1 m3 par personne et par jour. Il faut préciser qu’une des obligations du service des eaux était d’alimenter les fontaines publiques vingt-quatre heures par jour. Il y avait, semble-t-il, environ 500 fontaines publiques (chapitre 104) ce qui devait correspondre à un très important débit permanent.
Le réseau des aqueducs présente une autre caractéristique très moderne : les aqueducs sont interconnectés, mais quand il prend son service, Frontin constate que ces interconnexions sont faites n’importe comment, sans tenir compte de la qualité des eaux, alors que cette qualité varie beaucoup selon les aqueducs, et qu’on distribue aussi cette eau n’importe comment sans égard pour sa qualité.
Frontin déplore que l’eau de la Marcia qui est la meilleure du réseau » soit utilisée pour des bains, des blanchisseries et des usages qu’on ne saurait honnêtement nommer » (chapitre 91). Il ordonne donc de reprendre totalement l’organisation du réseau selon la qualité des eaux en réservant la Marcia à la boisson et en affectant » à l’arrosage et aux usages les moins nobles » l’Anio Vetus moins sain et capté plus bas.
Il profite de cette réorganisation du réseau pour réaliser une double alimentation des fontaines publiques qui sont maintenant » dotées chacune de deux bouches alimentées par des aqueducs différents, afin que si un accident arrêtait l’une ou l’autre, l’autre la remplace et que le service ne fût point interrompu. » (Chapitre 87).
Frontin avait inventé le bouclage des réseaux et la sûreté de fonctionnement par la redondance.
Exploitation et maintenance
Après cette minutieuse description de l’état des lieux Frontin aborde la dernière partie de son travail :
» Nous avons maintenant à exposer la législation de l’adduction des eaux et celle de leur entretien : la première a pour objet de contenir les particuliers dans les limites de la concession obtenue, l’autre le maintien en état des conduites elles-mêmes. » (Chapitre 94).
Frontin divise donc la fin de son traité, ou de son rapport, en deux parties bien distinctes, une partie juridique sur la gestion des abonnements et une partie plus technique sur la maintenance des aqueducs.
Un rappel historique montre l’importance que les autorités romaines ont attachée très tôt à ce service des eaux : l’arrosage du Grand Cirque devait être autorisé par les édiles ou les censeurs même les jours où il y avait jeux du cirque, et le fait de souiller l’eau des aqueducs était puni d’une lourde amende (10 000 sesterces)5.
Le pont du Gard, aqueduc romain de Nîmes (seconde moitié du premier siècle), 273 mètres de longueur, 49 mètres de hauteur, et se compose de trois rangs d’arches.
Un autre signe de l’importance du service était représenté par les privilèges du curateur des eaux, titre officiel de Frontin : » Hors de la ville, deux licteurs (un peu l’équivalent de nos modernes motards), un architecte, un secrétaire et un teneur de livres, plus des huissiers et des crieurs publics. » (Chapitre 100).
Mais Frontin ajoute que les huissiers ont disparu et que » lorsqu’il fera l’inspection des aqueducs, ce sont sa bonne foi et l’autorité dont le Prince l’a revêtu qui lui serviront de licteurs. » (Chapitre 101).
Le curateur doit veiller à ce que la distribution de l’eau se fasse conformément à la loi : l’utilisation de l’eau pour des besoins privés est subordonnée à une lettre de l’empereur qui définit le calibre de la prise ; cette prise ne doit pas être posée sur l’aqueduc proprement dit mais sur un château d’eau qui est alimenté à partir de l’aqueduc ; enfin, la concession n’est pas transférable.
(On notera que comme dans toute bonne administration le fonctionnaire responsable de l’aqueduc concerné devra recevoir copie ou au moins être informé de cette lettre de concession.) (Chapitre 105).
Il revient au curateur de veiller à la bonne exécution de ces dispositions, et en particulier de procéder à des inspections à l’improviste des aqueducs afin de vérifier les concessions. Naturellement au cours de ses inspections, Frontin a constaté nombre d’irrégularités : prises plus grosses que ce que prévoit la lettre de concession, généralement non poinçonnées, tuyau élargi en aval de la prise, tuyau raccordé directement à l’aqueduc sans l’intermédiaire d’une prise, dont on pouvait donc facilement adapter le calibre, tuyaux » piqués » (puncta dans le texte) clandestinement sur des canalisations publiques pour desservir des particuliers. On fraudait beaucoup en l’an 100 après Jésus-Christ ! (Chapitres 112 à 115).
Enfin Frontin expose ses idées sur la maintenance des aqueducs, et nous nous retrouvons dans une problématique tout à fait moderne.
Premier problème : comment financer les travaux de maintenance ? Avant l’arrivée de Frontin, les redevances versées au service arrivaient dans la cassette de l’empereur, Domitien. Le nouvel empereur Nerva, dont Frontin ne cesse de vanter la vertu, a mis fin à ce détournement de deniers publics : » La justice du divin Nerva la rendit au peuple. » (Chapitre 118).
Le produit de ces redevances sert à payer le personnel du service des eaux dépendant de l’État. Les autres personnels qui relèvent de l’empereur sont rémunérés sur la cassette personnelle de celui-ci.
Frontin relève que » les personnels des deux catégories étaient régulièrement détournés de leur tâche par les complaisances des responsables et affectés à des travaux privés. » Les emplois fictifs ne sont pas très loin.
Second problème : la programmation des travaux et leur répartition entre la sous-traitance et l’exécution par les moyens propres de la curature des eaux : » Il convient d’y apporter un mélange de prudence et de hâte, car il ne faut pas toujours se fier à ceux qui cherchent à exécuter un ouvrage ou à le faire durer. C’est pourquoi le curateur devra avoir pour lui non seulement la science des experts, mais son expérience personnelle, et se servir non seulement des architectes de son bureau, mais avoir recours autant à la loyauté qu’à la science experte d’autres encore pour lui permettre de juger ce qui est à faire aussitôt, ce qui est à différer et aussi ce qui doit être exécuté soit par des adjudicataires, soit par ses ouvriers à lui. » (Chapitre 119).
La programmation des travaux doit tenir compte de deux impératifs : éviter les travaux en été qui est la saison dans laquelle on a le plus besoin d’eau et où les températures trop élevées sont nuisibles à la prise du ciment mais également en hiver probablement à cause de la difficulté d’exécuter des travaux de ce genre par mauvais temps, peut-être aussi à cause des répercussions sur le ciment : » Le printemps et l’automne sont donc les deux saisons les plus favorables à condition de travailler avec la plus grande hâte, une fois tout préparé à l’avance, de façon que les conduits ne soient interrompus que pendant le moins de temps possible en procédant à ces opérations aqueduc par aqueduc. » (Chapitre 122).
Enfin, à propos des raisons pour lesquelles il faut exécuter ces travaux de maintenance, usure du temps, malfaçons (dans les ouvrages récents) et détériorations dues aux riverains, Frontin s’étend plus longuement sur ce dernier cas : » Les propriétaires riverains endommagent les conduits de plusieurs façons. D’abord, ils occupent avec des bâtiments ou des arbres les zones qui, conformément à un sénatus-consulte, doivent rester libres autour des aqueducs. Les arbres sont les plus nuisibles ; leurs racines font éclater les voûtes et les murs latéraux. Puis ils font passer des chemins vicinaux et des sentiers au travers des canalisations elles-mêmes. Finalement, ils interdisent l’accès pour l’entretien. »
Des dispositions légales ont donc été adoptées pour éviter de telles pratiques et permettre à la curature des eaux de mener à bien les travaux de maintenance de sa responsabilité :
- libre accès aux propriétés et droit d’extraire les matériaux nécessaires contre rétribution,
- zone inconstructible et dans laquelle il est interdit de planter des arbres sur une largeur de 15 pieds de part et d’autre des canaux souterrains, sous peine d’une amende de 10 000 sesterces,
- interdiction de percer, de rompre, de détériorer les canaux, les conduits, les arches, les tuyaux, les châteaux d’eau, etc., sous peine d’une amende de 100 000 sesterces6.
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Le but de cet article était seulement de donner un aperçu du contenu de ce traité qui, malgré son âge respectable, est un document où on retrouve des préoccupations très modernes :
- normalisation du matériel,
- surveillance de la qualité de l’eau,
- sûreté de fonctionnement par interconnexion des aqueducs et bouclage des alimentations,
- établissement d’un dossier de plans conformes à l’exécution,
- programmation des travaux de maintenance en fonction des nécessités du service et des contraintes d’exécution des travaux,
- choix entre la maintenance par les moyens propres du service et la maintenance sous-traitée,
- servitudes non edificandi7 pour permettre la surveillance et la maintenance des aqueducs.
On le voit, une grande partie de la problématique moderne de la maintenance se trouve déjà dans l’œuvre d’un haut fonctionnaire de l’Empire romain qui écrivit son livre il y a presque exactement 1 900 ans.
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1. Certains passages opposent la vigilance de Nerva à la fraude ou à l’incurie qui ont précédé ce règne, et donnent un sentiment de règlement de comptes avec l’administration précédente.
2. De 312 avant J.-C. à 52 après J.-C.
3. Le pouce romain valait 1,85 cm et le diamètre de la quinaria était donc de 2,31 cm.
4. C’est ainsi que le tuyau de 100, revu par les fontainiers, avait une section de plus de 92 quinariae au lieu de 81, soit une majoration de 13 % au profit des fontainiers.
5. La traduction de ces amendes en francs 2002 n’a évidemment guère de sens. On peut toutefois noter dans l’ouvrage de Frontin lui-même que le total des redevances concernant le service des eaux s’élevait à 250 000 sesterces, ce qui conduit à penser que les chiffres cités de 10 000 et 100 000 sesterces (voir plus loin) étaient des chiffres énormes et probablement au-delà des possibilités de paiement de n’importe quel particulier.
6. Voir note 4 ci-dessus.
7. Et même interdiction de plantation.