Genèse et perspectives d’un principe

Dossier : Le principe de précautionMagazine N°673 Mars 2012
Par Jean-Noël HERMAN (52)

REPÈRES
Le pre­mier texte qui pro­pose de géné­ra­li­ser l’application du prin­cipe de pré­cau­tion est la décla­ra­tion de Rio en 1992, dont le prin­cipe n° 15 dis­pose « qu’en cas de risque de dom­mages graves ou irré­ver­sibles, l’absence de cer­ti­tude scien­ti­fique abso­lue ne doit pas ser­vir de pré­texte pour remettre à plus tard l’adoption de mesures effec­tives visant à pré­ve­nir la dégra­da­tion de l’environnement »

On fait géné­ra­le­ment remon­ter l’origine du prin­cipe de pré­cau­tion au som­met de la Terre de Rio (1992), mais il a eu des pré­cur­seurs bien antérieurs.

De nombreux précédents

Sans remon­ter au pari pas­ca­lien que l’on pour­rait assi­mi­ler au prin­cipe de pré­cau­tion vis-à- vis de l’enfer (mais le rai­son­ne­ment de Pas­cal a été réfu­té, bien plus tard, par le mathé­ma­ti­cien Émile Borel), on peut rap­pe­ler dif­fé­rentes pré­fi­gu­ra­tions . E n A l l e m a g n e , l e Vor­sor­ge­prin­zip émerge à la fin des années 1960 et se tra­duit dès 1974 par une loi qui édicte l’obligation, pour les exploi­tants d’installations clas­sées, de prendre des mesures de pré­cau­tion en vue de la pro­tec­tion de l’environnement.

Les moda­li­tés et le champ d’application du prin­cipe sont très variables

En 1972, la conven­tion de Londres, consa­crée à la pré­ven­tion de la pol­lu­tion marine résul­tant de l’immersion de déchets, inclut une démarche de pré­cau­tion fon­dée sur des cri­tères quan­ti­ta­tifs : limi­ter les rejets auto­ri­sés à un niveau très infé­rieur à la capa­ci­té d’assimilation sup­po­sée du milieu. En 1987, la deuxième confé­rence inter­na­tio­nale sur la pro­tec­tion de la mer du Nord, fai­sant un pas de plus, édicte une approche de pré­cau­tion qui consiste à limi­ter les apports de cer­taines sub­stances dan­ge­reuses, avant même qu’une rela­tion de cause à effet ait été scien­ti­fi­que­ment éta­blie entre ces sub­stances et un pré- judice cau­sé au milieu : la démarche n’est plus quan­ti­ta­tive, mais de prin­cipe. Enfin, la décla­ra­tion de Rio, en 1992, donne au prin­cipe une por­tée générale.

On voit donc que, dès l’origine, le champ d’application et les moda­li­tés de mise en œuvre du prin­cipe ont été très variables, et cela durablement.

Loi Barnier

Course de vitesse
Les tra­vaux pré­pa­ra­toires à la loi Bar­nier ont été très ani­més et quelque peu sur­dé­ter­mi­nés par des consi­dé­ra­tions inter­na­tio­nales : un des objec­tifs pour­sui­vis était d’aboutir rapi­de­ment à une codi­fi­ca­tion fran­çaise du prin­cipe, afin d’éviter, ou au moins de limi­ter, le risque, pour des opé­ra­teurs fran­çais, de se voir oppo­ser des défi­ni­tions ne cor­res­pon­dant pas à notre conception.

L’introduction du prin­cipe de pré­cau­tion dans les ins­ti­tu­tions fran­çaises a connu deux étapes essen­tielles. La pre­mière avait été la loi du 2 février 1995, dite loi Bar­nier, qui l’avait énon­cé en ces termes : prin­cipe « selon lequel l’absence de cer­ti­tudes, compte tenu des connais­sances scien­ti­fiques et tech­niques du moment, ne doit pas retar­der l’adoption de mesures effec­tives et pro­por­tion­nées visant à pré­ve­nir un risque de dom­mages graves et irré­ver­sibles à l’environnement à un coût éco­no­mi­que­ment accep­table ».

Cette for­mu­la­tion est assez proche de celle de la décla­ra­tion de Rio, avec tou­te­fois deux adjonc­tions : les mesures pré­co­ni­sées doivent être « pro­por­tion­nées » et leur coût est pris en considération.

Loi constitutionnelle

Un nou­veau cadre
Le texte consti­tu­tion­nel est proche de la loi Bar­nier. Tou­te­fois, on n’y retrouve pas la notion de coût éco­no­mi­que­ment accep­table – les com­men­taires sur ce point demeurent essen­tiel­le­ment dubi­ta­tifs. On y retrouve certes la notion de mesures pro­por­tion­nées, mais pro­por­tion­nées à quoi ? L’histoire ne le dit pas. Enfin, le carac­tère consti­tu­tion­nel confé­ré à cette nou­velle for­mu­la­tion aura, au niveau de l’application, de lourdes conséquences.

Une seconde étape, très impor­tante, a été la « consti­tu­tion­na­li­sa­tion » du prin­cipe par la Charte de l’environnement ins­ti­tuée par la loi consti­tu­tion­nelle du 1er mars 2005, qui adopte la for­mu­la­tion sui­vante : « Lorsque la réa­li­sa­tion d’un dom­mage, bien qu’incertaine en l’état des connais­sances scien­ti­fiques, pour­rait affec­ter de manière grave et irré­ver­sible l’environnement, les auto­ri­tés publiques veillent, par appli­ca­tion du prin­cipe de pré­cau­tion dans leurs domaines d’attributions, à la mise en œuvre de pro­cé­dures d’évaluation des risques et à l’adoption de mesures pro­vi­soires et pro­por­tion­nées afin de parer à la réa­li­sa­tion du dommage. »

Y avait-il lieu à principe ?

Le mot « prin­cipe », rete­nu dans le droit fran- çais actuel, est un terme très fort, d’autant plus qu’on lui a don­né valeur consti­tu­tion­nelle. Cer­tains des experts qui se sont pen­chés sur la ques­tion lui auraient pré­fé­ré des termes moins com­mi­na­toires tels que « démarche de pré­cau­tion » ou « objec­tif de pré­cau­tion ». Tel fut le cas, notam­ment, de cer­tains membres mino­ri­taires de la com­mis­sion Cop­pens, qui avait été char­gée en 2002–2003 de l’élaboration de la future charte de l’environnement ; mais ils n’ont pas été suivis.

Précaution et prévention

La socié­té contem­po­raine, mar­quée par une forte aver­sion au risque, a ten­dance, depuis que le prin­cipe de pré­cau­tion est tom­bé dans le domaine public, à l’invoquer à tout pro­pos – et hors de propos.

Les mesures pré­co­ni­sées doivent être « proportionnées »

L’exposé des motifs du pro­jet de loi consti­tu­tion­nelle qui a conduit à la Charte de l’environnement avait cepen­dant ten­té de pré­ci­ser la dis­tinc­tion entre pré­cau­tion et pré­ven­tion, carac­té­ri­sée par le fait que le pre­mier concept « s’applique uni­que­ment à un dom­mage dont la réa­li­sa­tion est incer­taine en l’état des connais­sances scien­ti­fiques et doit être dis­tin­guée de l’action de pré­ven­tion qui vise à faire face à un risque cer­tain (connu) de dommage ».

La santé en question

Les textes de base fran­çais se réfèrent exclu­si­ve­ment au domaine de l’environnement. Dif­fé­rents experts médi­caux ont du reste sou­te­nu que le prin­cipe de pré­cau­tion ne sau­rait s’appliquer au domaine de la santé.

Invo­ca­tion abusive
L’invocation du prin­cipe de pré­cau­tion dans des évé­ne­ments récents peut paraître fau­tive. Ce fut le cas de la dérive du nuage de cendres cra­ché par un vol­can islan­dais : le dan­ger de ces cendres pour les moteurs d’avions était connu des spé­cia­listes. Éga­le­ment pour la tem­pête Xyn­thia en Ven­dée : le risque d’inondation de zones urba­ni­sées (pro­ba­ble­ment à tort) peut être éva­lué (même si c’est dif­fi­cile). Enfin, citons la grippe A‑H1N1 : le virus et la nature de la mala­die étaient connus.

Tel a été le cas de l’ordre des méde­cins qui, en 1999, l’avait consi­dé­ré comme contraire aux prin­cipes mêmes de la pro­fes­sion de méde­cin et incom­pa­tible avec les exi­gences de la recherche médicale.

Plus pré­ci­sé­ment, le pro­fes­seur Auren­go a dénon­cé, devant l’Académie de méde­cine, en 1999 éga­le­ment, les erreurs sur les­quelles étaient fon­dés cer­tains juge­ments de tri­bu­naux fran­çais (notam­ment en matière de dan­gers cau­sés par des antennes de télé­pho­nie mobile), qui remettent en cause les fon­de­ments de l’expertise médicale.

De son côté, le pro­fes­seur Tubia­na a stig­ma­ti­sé l’interruption en France, en 1999, au nom du prin­cipe de pré­cau­tion, de la vac­ci­na­tion sys­té­ma­tique contre l’hépatite B, alors que 85 % des ado­les­cents sont vac­ci­nés dans les autres pays de l’Union européenne.

Cepen­dant, dès 1997, le Conseil d’État s’était enga­gé dans la recon­nais­sance d’une démarche de pré­cau­tion éten­due au domaine sani­taire et s’imposant aux auto­ri­tés publiques, cela en s’appuyant, notam­ment, sur l’article L‑1110–5 du Code de la san­té publique qui dis­pose que « les actes de pré­ven­tion, d’investigation et de soins ne doivent pas, en l’état des connais­sances médi­cales […] faire cou­rir [au patient] de risques dis­pro­por­tion­nés par rap­port au béné­fice escomp­té ». Au total, il demeure de nom­breuses incertitudes.

Les risques de dérive

Vaccination contre la méningite
« Les actes de soins ne doivent pas faire cou­rir de risques dis­pro­por­tion­nés. » © ISTOCK

Plu­sieurs risques de dérive ont été relevés.

Le pre­mier est de favo­ri­ser des com­por­te­ments irra­tion­nels, du fait que le prin­cipe de pré­cau­tion marque une rup­ture avec l’idéologie de la preuve scien­ti­fique. Autre risque : une para­ly­sie de l’action publique ou de l’initiative pri­vée, notam­ment dans les domaines de la recherche et de l’innovation.

Une déci­sion à faible cré­di­bi­li­té ou à faible légi­ti­mi­té, prise sur le seul fon­de­ment d’un prin­cipe abs­trait, pour­rait ne pas être obser­vée. Enfin, le risque existe de prendre des déci­sions rui­neuses sans véri­table fondement.

À titre de syn­thèse (que l’on peut – ou non – consi­dé­rer comme une bou­tade) : est-il légi­time de fon­der une déci­sion, éven­tuel­le­ment lourde de consé­quences, sur des hypo­thèses dont on admet d’emblée qu’elles pour­raient bien être fausses ?

La san­té et les textes
L’application com­bi­née de deux articles de la Charte de l’environnement, l’article 1 er , qui pro­clame le droit de vivre dans un envi­ron­ne­ment res­pec­tueux de la san­té, et l’article 5 rela­tif au prin­cipe de pré­cau­tion, est de nature à ali­men­ter le débat sur l’application du prin­cipe au domaine sani­taire. À noter du reste que l’Union euro­péenne, de son côté, a expli­ci­te­ment éten­du le prin­cipe de pré­cau­tion au domaine sani­taire, notam­ment par le règle­ment n° 178‑2002 du 28 jan­vier 2002.
Incer­ti­tudes juridiques
Quelque sept ans après la pro­mul­ga­tion de la Charte, les impli­ca­tions de la consti­tu­tion­na­li­sa­tion ne sont pas encore toutes connues, mais elles pro­mettent d’être impor­tantes. Il s’agit du reste d’une démarche excep­tion­nelle et dont la por­tée est d’autant plus grande qu’il est désor­mais acquis que le prin­cipe de pré­cau­tion, tel qu’il est énon­cé dans l’article 5 de la Charte de l’environnement, s’impose par lui-même, sans texte d’application légis­la­tif ou régle­men­taire, aux pou­voirs publics et aux auto­ri­tés admi­nis­tra­tives dans leurs domaines de com­pé­tence respectifs.

Indispensables clarifications

Après ce bref sur­vol, on peut rai­son­na­ble­ment consi­dé­rer que, plus de quinze ans après son intro­duc­tion dans le droit fran­çais, le prin­cipe de pré­cau­tion demeure une notion assez floue, dont il est dif­fi­cile, voire conflic­tuel, de cer­ner les contours.

Le prin­cipe de pré­cau­tion demeure une notion assez flou

Ce prin­cipe méri­te­rait, très pro­ba­ble­ment, une réflexion com­plé­men­taire en vue de mieux pré­ci­ser, si faire se peut, aus­si bien son champ d’application juri­dique que ses moda­li­tés de mise en œuvre, notam­ment sur le plan de l’expertise scien­ti­fique pré­li­mi­naire, non évo­quée par la Charte de l’environnement fran­çaise, mais recom­man­dée dès l’an 2000 par le Conseil euro­péen dans sa Réso­lu­tion sur le prin­cipe de précaution.

Cela serait, en tout cas, une bonne pré­cau­tion à prendre.

Commentaire

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jean-danielrépondre
9 mars 2012 à 10 h 55 min

Pré­cau­tion
Tu fais un bel article.
J’au­rais sou­li­gné que la pré­cau­tion n’est pas rétro­grade« On ne fait rien », mais un prin­cipe d’ac­tion « Il faut s’as­su­rer, c’est à dire : ne pas inter­dire , mais payer la prime d’assurance ».
Je par­le­rais de gaz de schistes pour commenter.(pour ne pas par­ler du sang contaminé)

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