Georges BESSE (48)
Georges BESSE en uniforme de polytechnicien |
Il serait profondément injuste que l’histoire de notre pays, et pas seulement son histoire industrielle, ne retienne de Georges Besse que le soir de sa mort : si des usines, des écoles, des rues, des salles de réunion portent son nom, c’est pour rappeler d’abord la grandeur et la qualité de sa vie.
Un destin français
De sa qualification d’Auvergnat, Besse saura vite faire un atout et un argument : un franc est un franc, un chou est un chou. Sa famille est modeste, son père poseur de lignes de téléphone pour les PTT. Nous devons réfléchir d’abord au pourquoi du parcours de Besse : encouragements familiaux, discernement du corps des instituteurs et des professeurs, acceptation par une famille unie de sacrifices pour pousser un gamin doué et le recadrer si nécessaire, cela arriva, et évidemment, une fois la règle du jeu comprise et admise par l’adolescent, volonté de travail et de réussite du jeune Georges.
Un étudiant travailleur
Un chou est un chou, un franc est un franc
Seconde étape, l’X. Il est de bon ton, chez trop de polytechniciens, de se vanter d’y avoir peu travaillé (du moins sur les matières du programme), d’y avoir connu des professeurs peu intéressants ou peu motivés à vous coacher, d’affirmer que leur carrière future ne doit rien à ce qu’ils ont appris à l’X, ni d’ailleurs en taupe ou en école d’application, de dénigrer du coup un classement tout juste bon à mettre en valeur des obsédés du boulot.
Rien de tout cela chez Georges Besse. Il aimait travailler, il aimait les matières qu’il travaillait et continuerait à perfectionner par la suite, il savait que son destin d’ingénieur passait par la compréhension fine des phénomènes physiques et de leurs conséquences sur les mécanismes et les machines.
Reconstruire la France
Georges Besse voulait être ingénieur. Pas fonctionnaire, au sens bureaucratique du terme, même s’il accepta la règle du jeu d’entrer dans le corps des Mines où l’appelait son classement – certain que ce corps lui donnerait de nombreuses opportunités. Il voulait être ingénieur pour faire, et participer à l’oeuvre de reconstruction du pays : en 1948, la guerre est à peine finie, la guerre froide est à son tour une vraie menace.
Priorités d’aujourd’hui
Peu d’écrits
À souligner, le peu de textes écrits par Georges Besse lui-même. Pas de livres de mémoires, pas de textes de conférences (sauf une), pas d’interventions dans des colloques, pas de participations à des ouvrages collectifs. Modestie ? Manque de temps ? Discrétion ? Ou crainte devant l’exercice d’écrire ? Besse, ni à ses concours d’entrée à l’X, ni dans les compositions de français des deux années d’École (dont il est quand même sorti second), n’a jamais réussi à avoir de bonnes notes en français… et pourtant, quand on lit les nombreuses lettres qu’il écrivait à ses collaborateurs, on s’aperçoit qu’il savait très bien exprimer en phrases simples des indications précises ou des idées fortes.
Quelles sont, aujourd’hui, les priorités que l’on propose à des jeunes gens compétents et aptes pour ce type de métiers ? Dans le double appel, doublement légitime, de l’ambition individuelle et de la réussite collective, il est clair que le poids du collectif est souvent considéré aujourd’hui comme ringard. Et l’on peut faire la même remarque pour le choix entre le service du pays ou la gestion individualiste de la multinationalité généralisée, teintée tantôt de compétition forcenée, tantôt d’utopie écologique. Autres dialectiques du même tabac : entre l’objectif financier de l’enrichissement personnel et celui du service de la collectivité, entre le statut de fonctionnaire et celui de trader. La situation de 1950 n’était pas celle de 2011 et cet environnement pèse sur les choix individuels.
Cohérence
Dates clés
Rappelons brièvement les dates de sa carrière. De 1955 à 1964, le nucléaire (développement de la séparation isotopique par diffusion gazeuse). De 1964 à 1973, Alcatel (mais Besse continue à surveiller l’évolution du nucléaire). De 1974 à 1982, Eurodif puis Cogema. De 1982 à janvier 1985, Péchiney Ugine Kuhlmann. Puis Renault.
Pour Besse, en 1950 donc, le choix est clair, il y aura cohérence entre ce qu’on lui a expliqué de l’X, et son parcours propre. Pas de faux-semblants, mais déjà cette cohérence qui sera la marque de son personnage dans toutes les fonctions qu’il occupera : je veux devenir un bon ingénieur, je sais que j’en ai les moyens intellectuels, je les développe par un travail continu qui ne m’empêche pas de goûter aux joies de la famille (une priorité, aussi), de la camaraderie (le rugby à Clermont- Ferrand ou à l’X) ou de la découverte (le voyage aux États-Unis). Ces deux derniers exemples ont compté l’un et l’autre dans la formation de sa personnalité.
Besse aura souvent des mots durs pour les dirigeants négligeant la dimension technologique et privilégiant l’approche financière
Une carrière d’ingénieur
Besse veut être ingénieur. Avant d’aller rejoindre un poste dans l’arrondissement minéralogique de Béthune, il demande à assumer des fonctions d’ingénieur du fond : attitude de nouveau cohérente, car comment surveiller des activités si on ne les a pas vécues intimement ? Puis, après quelques mois de fonction publique, il est appelé à apporter son concours au CEA : le corps des Mines a joué son rôle d’orientation et Guillaumat a recruté un jeune mineur que l’on devine capable de performances.
Primauté à la technique et au produit
Ingénieur, puis chef de projets, et de projets toujours plus difficiles. Patron de filiales. Homme d’entreprise, ou d’entreprises au pluriel, toujours en assumant ses fonctions avec l’affirmation de la primauté de la connaissance technique : Besse aura souvent des mots durs pour les dirigeants privilégiant l’approche financière dont pourtant il connaissait l’importance et la prégnance, mais aussi pour les soi-disant managers professionnels prétendant pouvoir diriger indifféremment une chaîne de supermarchés ou une société d’électronique. Primauté donc à la technique et au produit. Chez Renault, il aura à faire de gros efforts pour saisir les spécificités du produit automobile, comme d’ailleurs de son circuit de production ou de distribution, et il s’attachera à y arriver par d’incessantes visites d’usines mais aussi, ce qui est plus original, par la lecture des lettres de réclamation des clients.
Un ingénieur devenu patron
Le contact direct
Une des grandes caractéristiques de Besse, manager-ingénieur ou ingénieur-manager, est d’aller systématiquement sur le terrain, de ne jamais se contenter de papiers (je le cite : » Un beau papier, on lui fait dire ce qu’on veut »), de rechercher toujours le contact direct pour se faire expliquer ou expliquer.
Georges Besse n’a jamais oublié qu’il était d’abord un ingénieur, et il a vécu les étapes de sa carrière de dirigeant comme l’accroissement progressif de ses responsabilités, autour de ce noyau. Certains patrons mettent d’autres priorités au coeur de leur métier, ou justifient leur légitimité de manager par elles : la maîtrise des questions financières, la proximité avec le pouvoir politique, la facilité de communication, la réalité autoproclamée d’une aptitude à commander. Rien de tout cela chez Besse. C’est peu à peu qu’il a ajouté à ses qualités d’ingénieur la compréhension de données financières, en s’efforçant toujours d’en simplifier le suivi ; la connaissance des problèmes juridiques ou institutionnels relatifs aux entités dont il avait la charge ; l’habileté des comportements face à l’État ; et surtout la gestion des relations humaines et sociales. Faisant la preuve, dans tous ces domaines, de sa capacité à prendre des décisions et à faire front face aux innombrables contretemps de la vie d’entrepreneur.
Manager minute
Un livre paru dans les années quatre- vingt (The One Minute Manager) proposait trois règles de management : fixer des objectifs minute, faire des reproches minute, donner des compliments minute. C’est-à-dire savoir fixer à ses collaborateurs des objectifs clairement énoncés sur une page lisible en une minute tout en les laissant libres de leurs moyens. Être capable de leur dire vite ce qui ne marchait pas, en limitant le reproche à l’action manquée sans condamner la personne. Et savoir dire vite bravo à une bonne initiative et une belle réussite.
Quand un conflit prenait des formes imprévues, il savait faire face avec sa personnalité d’exception
Langage de vérité
Afficher ces priorités ne suppose au demeurant aucun angélisme. Deux exemples : Besse respectait les responsables en place quand il arrivait dans une entreprise (un de ses gestes les plus remarqués quand il est arrivé chez PUK ou chez Renault était d’arriver au volant de sa petite voiture personnelle, juste accompagné de sa secrétaire), mais il savait tout à fait les changer quand il se mettait à simplifier l’organisation ou cherchait à mieux suivre certaines activités. Et, dans le domaine plus général des relations sociales, il ne méconnaissait pas que la vie des entreprises était jalonnée de conflits, que cet état de choses était inévitable, et son comportement le conduisait d’abord à tenir un langage de vérité et de cohérence pour convaincre ; à passer d’abord par les dialogues institutionnels, avec les syndicats, et au seul niveau hiérarchique où se posait le problème. Mais aussi, et toujours, communiquer avec l’ensemble du personnel pour se faire comprendre et, en cas de difficultés, avoir la majorité avec lui. Et, quand le conflit prenait des formes imprévues, il savait faire face avec sa personnalité d’exception.Faire face, et décider.
Contribuer au progrès
Certains aspects de la personnalité de Georges Besse expliquent son profil de manager. Un aspect mérite particulièrement d’être souligné : c’est la foi qu’il avait dans le progrès, et sa conviction que l’action des hommes, et en particulier celle des décideurs, pouvait et devait contribuer aux progrès des collectivités dans lesquelles ils vivaient. On peut mettre des mots plus ou moins chargés de morale ou de religion sur ce genre de croyance : l’humanisme social, la participation à la création du monde ou du moins à la construction d’une France plus forte, la foi en l’avenir.
« Leadership » et solitude
Quelles sont les qualités qui font un chef ? Si les caractéristiques de l’état de chef ne sont pas simplement explicables par la voie de l’analyse logique, ou développables par celle de l’éducation, Besse a pour sa part répondu aux questions sur le commandement ou le leadership par des énoncés simples : « Il y a des gens, dit-il, qui, malgré leurs qualités, sont incapables de décider. » Pour être un chef, il faut une part d’inconscience. Évidemment, commenter cet aphorisme typiquement bessien pourrait aussi être un sujet de dissertation. Il faut le comprendre de manière opérationnelle : à un moment donné, et souvent très vite, il faut arrêter de chercher des informations supplémentaires ou d’élaborer des scénarios probabilistes, et choisir en fonction des données disponibles, en s’appuyant avec confiance sur sa propre expérience. Donc assumer dans la solitude ses responsabilités de leader.
Simplifier
Loin de chercher à se référer à une grille de lecture préétablie, tirée par exemple de quelque manuel sur les théories du management, Besse a toujours cherché à tenir compte de l’existant (par exemple des hommes en place dans les entreprises dont il avait reçu la responsabilité) et à simplifier. Simplifier, toujours simplifier. Simplifier les missions de l’entreprise, les organigrammes, les chaînes de décision, l’énoncé des priorités. Simplifier, et donc trouver un langage clair, compréhensible, cohérent. Un langage qui tienne compte des faits et les rappelle, avec force et répétition si nécessaire. Un langage qui fixe des objectifs, avec clarté, indique sans fard les inflexions utiles ou approuve sans attendre les progrès accomplis.
Délégation et subsidiarité
Besse ne voulait pas être un homme public
Georges Besse : un homme évidemment intelligent, qui ne cesse d’enrichir ses connaissances par le travail et l’observation du réel, sans chercher à lire toutes les choses de l’entreprise selon des grilles préétablies. Un homme capable alors de décider vite, et donc sûr de lui. Un homme qui sait s’appuyer sur des collaborateurs, et leur rappelle à tous moments que c’est à eux de régler les problèmes dont ils ont la charge. À eux, chefs de projets, responsables d’usines de savoir aussi qu’ils ne seront pas désavoués ou contredits, mais protégés : il existe de nombreux exemples de situations où, malgré des pressions venant de la base ou de pouvoirs politiques hors entreprise, Besse a su rappeler le principe de délégation et de subsidiarité. Rien de tel, évidemment, pour aider à ramener la discipline et le respect des hommes et des choses. Un homme habile, en même temps, sachant parfois jouer avec rouerie de ses qualités réelles comme de ses défauts apparents pour arriver à ses fins, une fois qu’il avait pesé la pertinence de ses objectifs.
Auvergnat bourru
Georges Besse, qui aimait le contact avec ses amis, qui savait alors avoir le sens de la formule, parfois caustique, qui ne reculait pas devant des discussions d’entreprises difficiles (avec des clients, des fournisseurs, des fonctionnaires ou des ministres, avec des représentants syndicaux ou même devant des manifestants provocateurs), détestait monter sur les estrades du tout-médiatique et se méfiait de beaucoup de journalistes. Mais cela n’empêchait pas la plupart d’entre eux d’apprécier sa personnalité, quitte à la définir par des formules à l’emporte-pièce, Auvergnat bourru, ours, jardinier, etc. Et de louer son action, du moins quand leur article n’était pas écrit d’avance dans la ligne politique de leur hebdomadaire ou de leur parti.
Communiquer autrement
Visite de Georges BESSE à l’usine Renault de Flins (octobre 1985) |
Besse était un homme à la fois peu communicatif et simple à écouter. Je devrais nuancer : peu enclin à faire de la communication au sens des communicants et de leur prétention à vouloir corriger ou influencer tout discours et toute attitude, peu enclin à faire de la com” une priorité de son action, et donc de travailler pour la presse avant de travailler pour son entreprise. Mais communiquant autrement. À l’intérieur de l’entreprise, disant clairement les choses, ce qui va, ce qui ne va pas, ce qui ne va pas du tout, mais alors pas du tout. À l’extérieur, refusant avec obstination de commenter ses états d’âme, les erreurs de ses prédécesseurs, l’évolution d’un conflit, et invitant toute l’entreprise à agir de même : pour Schweitzer, Besse dressait une palissade autour du chantier de son entreprise. Besse ne voulait pas être un homme public. Guillaumat et Giraud ont, pour leur part, accepté cette situation, et surtout Giraud qui y trouvait du plaisir. Besse, non. Il a dû se forcer pour commencer à répondre aux écologistes pendant sa période nucléaire. Et chez Renault, Besse a vraiment dû forcer sa nature.
Pour la gloire
Bien d’autres aspects de la personnalité de Georges Besse, ingénieur et dirigeant, mériteraient d’être développés. En voici quelques-uns en vrac. Son rapport au pouvoir politique : Besse avait ses idées, mais il croyait assez à la démocratie pour ne jamais refuser les indications données par un pouvoir que des électeurs avaient légitimé. Son rapport à l’argent. Son appréciation de l’action syndicale dans les diverses fonctions qu’il a occupées. Sa position face à ses supérieurs hiérarchiques (« J’ai dû être un subordonné insupportable « , a‑t-il dit, mais évidemment personne ne l’a jamais congédié). Son contact avec les clients, en particulier étrangers, et avec les fournisseurs. Enfin, son rapport au pays : dans la devise de notre École, Besse aurait certainement prononcé avec force et conviction les termes Pour la patrie, les sciences… mais il aurait appuyé la fin et la gloire. Par son parcours, sa personnalité et son action, nous savons que cette gloire, il l’a superbement méritée.
Cet article a été rédigé à partir d’une conférence et d’un ensemble de textes écrits par Christian Marbach sur Georges Besse. Complétés par d’autres contributions : en particulier signées par Raymond Lévy (46), Jacques Lesourne (48), François de Wissocq (53), ils constituent le thème du Bulletin numéro 49 de la Sabix, paru en septembre 2011.