Georges Boulègue (31), 1911–1998
Octobre 1931 : notre premier jour à l’X… La fantaisie des bureaux nous avait fait converger tous les six en salle 50, chef de salle Georges Boulègue – comme le voulait son très bon rang d’entrée.
Né à Paris en 1911, il avait passé la majeure partie de sa jeunesse et fait ses études secondaires à Douai, où son père, entrepreneur, travaillait à la reconstruction des régions dévastées.
Grand et fort (sans nulle lourdeur), il donnait surtout une impression de prestesse peu commune. Il excellait dans tous les exercices physiques, obligatoires et… facultatifs – le labyrinthe de notre vieille École étant fort propice à ces derniers.
Sur l’océan divin des mathématiques, il pratiquait un crawl efficace et détendu, là où souvent nous ne nagions qu’une brasse appliquée… Certes il avait bien conscience de sa valeur ; mais nous lui savions gré d’être le meilleur et de tâcher toujours de ne pas nous le faire sentir…
Il avait d’autres talents. Une excursion sur les toits lui valut huit jours d’arrêts de rigueur ; il nous revint porteur d’un petit poème composé en son cachot ; chaque strophe était consacrée à l’un d’entre nous ; en alexandrins impeccables ou en octosyllabes concis, il y mettait malicieusement en relief une particularité ou un petit travers du camarade visé…
Sous sa houlette amicale et un peu fantasque, la salle 50 vivait des jours agréablement studieux, dans la quiétude imprudente de la France d’alors…
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Cette quiétude fut mise à mal dès notre deuxième année à l’X : une mesure administrative réduisait brutalement à une trentaine le nombre des places civiles (les bottes) offertes à la sortie. Pour Boulègue, que ses goûts auraient porté vers les sciences « exactes », ces conditions nouvelles se traduisirent par son affectation au Corps des eaux et forêts. Après une année de service militaire partagée entre l’École du génie de Versailles et le 8e régiment, il entra donc pour deux ans à l’École forestière de Nancy, en 1934.
À sa sortie, nommé à Mont-de-Marsan, il y participa activement à la mise au point des véhicules à gazogène, dont son administration se préoccupait… Alors se présenta pour lui, fin 1938, l’occasion d’être affecté aux Eaux et Forêts du Maroc : il accepta. Mais, presque aussitôt, ce fut la guerre.
Mobilisé comme lieutenant des Transmissions à la 1re Division marocaine, qui fut encerclée fin mai 1940 à Dunkerque, il fut embarqué pour l’Angleterre, ramené aussitôt en France via Plymouth et Cherbourg, enfin affecté le 9 juin, au dépôt de Montargis, à la compagnie T80. On imagine après quelles pénibles tribulations Boulègue et ses hommes se retrouvèrent à 400 km de là, en Dordogne – mais libres – à la veille de l’armistice… Ramené au Maroc, il y fut démobilisé en septembre, et se retrouva forestier.
Alors survint un événement capital dans sa vie : il fit la connaissance à Rabat de Magdeleine Trey – qui devint peu après Madame Boulègue, épouse inoubliée. Un premier enfant naquit en 1941. À la fin de l’année, Boulègue fut affecté à Demnat, poste isolé du Grand Atlas. Il s’installa avec les siens dans ces montagnes très sauvages, magnifiques, au climat très sain. Il se plaisait à parler de cette période heureuse, du dévouement de leurs auxiliaires marocains…
En novembre 1942, les Américains débarquaient au Maroc. Boulègue rejoignit, dès fin 1942, le 41e bataillon de Transmissions à Casablanca. Sa compagnie fut affectée à la 2e DB du général Leclerc, en cours de réorganisation au Maroc. Nommé capitaine adjoint au commandant des transmissions de cette unité, il partit avec elle pour la Grande-Bretagne début 1944. Après le débarquement, il participa ainsi à la bataille de Normandie et à la course à la libération de Paris, aux combats dans l’Est, à l’entrée à Strasbourg, aux opérations dans la Bavière du Sud au printemps 1945…
Démobilisé, le commandant de réserve Boulègue retrouvait sa jeune famille au Maroc, à Salé, fin 1945. Il fut nommé début 1946 à Taza, où il connut des années très agréables sous les ordres du conservateur Souloumiac ; il aimait évoquer ses longues randonnées d’alors, sur les pistes du Moyen Atlas… Incontestablement, c’était un forestier heureux et qui aimait son métier.
Fin 1950, il fut muté en France.
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Janvier 1951. Georges Boulègue, professeur à l’École forestière des Barres, près de Montargis, regrettait les années captivantes qu’il avait vécues au Maroc ; et il ne trouvait pas, dans l’enseignement de la topographie qui lui avait été confié, de quoi satisfaire ses aspirations scientifiques.
Attiré par la physique nucléaire, il obtint d’être admis à s’y initier, pendant ses jours de liberté, au laboratoire de l’ingénieur militaire Paul Chanson (31) ; c’est à cette occasion qu’il participa aux expériences que celui-ci dirigeait alors, pour l’étude du rayonnement cosmique, à l’Aiguille du Midi, à 3 600 m d’altitude.
Nommé par son administration à Paris en 1953, il fut aussi admis au Laboratoire de physique moléculaire et atomique de Francis Perrin, au Collège de France ; il y collabora en particulier au développement d’un générateur de neutrons. C’est alors qu’il prépara sa thèse de docteur ès sciences (sur l’accélération des particules dans un bêtatron), brillamment soutenue en 1956 devant Louis de Broglie.
Boulègue n’était pas homme à négliger pour autant son service aux Eaux et Forêts, mais c’était là un tour de force. Un Conservateur compréhensif, qui lui ménagea des horaires favorables, lui permit de le réaliser, au prix de multiples navettes. Tour de force qui, dans ce foyer où grandissaient trois lycéens, devait beaucoup aussi à son épouse.
Là-dessus, il obtint de son ministère d’être officiellement détaché à l’équipe Chanson du Centre de Limeil (dépendant alors des fabrications d’armement), laquelle développait des études sur l’arme nucléaire. Lorsque ce Centre fut intégré dans la Direction des applications militaires du Commissariat à l’énergie atomique, Boulègue entra de ce fait, le 1er janvier 1959, dans la mouvance de cet organisme, ce qui comblait ses vœux. Il participa à l’élaboration des données de base indispensables pour aboutir, en 1960, à Reggane. Chemin faisant, on préparait déjà la fusion thermonucléaire.
À partir de 1964, il se consacra avec M. Baglin à la création du Cours supérieur d’armes nucléaires, dans le cadre de l’École nationale supérieure des techniques avancées ; il exercera la direction de ce cours jusqu’à son départ en 1973.
Ajoutons que Georges Boulègue assura, pendant une dizaine d’années, le cours de physique nucléaire à l’École polytechnique féminine ; il joua un rôle important dans les orientations de cette École, où il était très estimé.
Apprécié comme savant, il ne l’était pas moins pour ses qualités humaines de rectitude et d’équité. Les « notes » qui lui étaient attribuées, toujours très élogieuses, étaient, comme il est de règle, transmises au ministère de l’Agriculture d’où, administrativement, il restait « détaché » ; cela lui valut, en fin de carrière, le grade d’ingénieur général du Génie rural, des Eaux et Forêts.
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Vint la retraite. Les Boulègue vécurent très agréablement à Nice ces premières années de détente et de liberté – période par malheur écourtée, car, lors d’un séjour au port d’attache familial de Beaumont-du-Périgord, en 1979, la mort frappa prématurément Madame Boulègue.
Peut-être ce deuil cruel contribua-t-il à orienter Georges Boulègue de plus en plus vers la nature, la montagne… Il quitta Nice pour Marseille, puis enfin Montpellier, où il s’affilia à plusieurs sociétés de randonneurs. On l’y estimait pour sa simplicité, sa sociabilité tranquille ; il se fit là des amis. Et, peu à peu, il finit par tout connaître, du pic Saint-Loup à l’Aigoual…
Cela ne l’empêchait pas de visiter les siens, d’être fidèle aux réunions et voyages de promo, aux retrouvailles avec les anciens des services auxquels il avait appartenu : Forestiers du Maroc, Anciens de la 2e DB.
Nous avions, lui et moi, un peu couru les Pyrénées ensemble, avant la guerre. Grâce à la retraite, notre équipe montagnarde reprit vie en 1977 ; souvent même deux camarades de promo, Pierre Dupont et Pierre Stroh, se joignaient à nous. Amitiés renouées ; Pyrénées chaque été retrouvées ; haute silhouette immuable de Georges Boulègue, toujours aussi droit – et toujours aussi captivant causeur, ce qui charmait nos étapes… ; mais c’était, de plus en plus, au soir de la vie, sa sérénité qui frappait…
Cette année-ci encore on avait pris rendez-vous… La mort, hélas, vint surprendre brutalement notre ami chez lui, à Montpellier, le 12 juillet 1998.
Mon cher Boulègue, tu étais le meilleur des camarades. Tu as donné l’exemple de la volonté et de la persévérance. Sans bruit, tu as servi, avec distinction, la Patrie et les Sciences : n’est-ce pas là, justement, ce que souhaitaient nos Pères Fondateurs de 1794 ?
Commentaire
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J’ai adore Georges Boulegue…j’étais au CEA B3 et travaillais au bureau des constantes nucléaires avec M. Ballon. Heureuse d’avoir lu ce document le concernant, j’ignorais tout de lui… Merci à vous
Michele Piedagnel Agen