Georges-Yves Kervern (55),

Dossier : ExpressionsMagazine N°644 Avril 2009Par : Michel GÉRARD (55), Bernard ESAMBERT (54) et Gérard WORMS (55)

J’eus la chance de le connaître dès la Taupe en 1953 à Ginette, puis à l’X et en Algé­rie. Mais ce fut sur­tout notre séjour de pré­pa­ra­tion mili­taire à l’é­cole d’ar­tille­rie anti­aé­rienne de Nîmes, pen­dant six mois en 1957–1958, qui nous lia. Dans un contexte poli­tique détes­table, une heu­reuse conjonc­tion astrale avait réuni là une tren­taine de sous-lieu­te­nants, tous issus de grandes écoles, et un com­man­de­ment mili­taire de qua­li­té. Nous avions du temps et nous logions chez l’ha­bi­tant. Georges-Yves fut alors intel­lec­tuel­le­ment déchaî­né, brillan­tis­sime : il avait tou­jours face à lui, sur tout sujet, un excellent inter­lo­cu­teur et se pre­nait au jeu du débat. Il res­sen­tit plus for­te­ment que jamais à cette époque sa capa­ci­té à séduire par l’intelligence.

Un contexte familial

Il m’a­vait sans doute trop par­lé, dès 1953, de sa sœur cadette, Mireille, qu’il ado­rait. C’est par elle, deve­nue nor­ma­lienne, donc pari­sienne, que j’eus l’hon­neur d’en­trer dans sa famille en 1965. Je dis bien l’hon­neur car cette famille bre­tonne était admi­rable. Beau­coup des qua­li­tés de Georges-Yves s’ex­pli­quaient par le contexte fami­lial qui l’a­vait entouré.

Construire des réseaux au service du progrès social

Son intel­li­gence, épous­tou­flante, sa soif de connais­sance, son immense culture, lit­té­raire et scien­ti­fique, Georges-Yves, quoique bal­lot­té par la vie comme tout homme qui a le cou­rage de ses idées, les mit au ser­vice de ses pro­chains. Très tôt sa méthode fut au point. Dès qu’il pen­sait se trou­ver en face d’un concept sus­cep­tible de faire pro­gres­ser la socié­té, il édi­fiait un réseau d’a­mis et de connais­sances apte à le por­ter, le pré­ci­ser, le faire pas­ser dans la pra­tique et recru­ter de jeunes élé­ments. Cette pra­tique, cou­rante dans le monde des affaires, mais au pro­fit du seul busi­ness, Georges-Yves la met­tait avec sa téna­ci­té de gra­nit et son aura de haut res­pon­sable, au ser­vice du pro­grès social. À son tableau de chasse : l’é­thique pro­fes­sion­nelle (à l’A­CA­DI), l’é­thique des acteurs de la ville (col­loque sur ce sujet en 1993), la construc­tion euro­péenne (créa­tion d’X-Europe en 1988, pro­mo­tion, dès le départ, du concept de » Consti­tu­tion euro­péenne »), la » Ville numé­ri­sée » dès 1994, les dan­gers, les risques, la pré­ven­tion, le trai­te­ment des situa­tions redou­tées, notions qu’il cla­ri­fia, regrou­pa et trai­ta sous le concept effi­cace de » Cin­dy­niques » (vers 1990).

Met­tez au ser­vice de la Véri­té les tré­sors d’intelligence que l’immense majo­ri­té des hommes mettent au ser­vice de leurs intérêts

Il nom­mait avec humour » abus de bien social admis­sible » le temps et les moyens que, selon lui, les diri­geants devaient consa­crer à ce pro­grès. Au contraire de Fran­çois Mau­riac qui, à la fin de sa vie, se disait encore scan­da­li­sé par l’é­van­gile de l’in­ten­dant mal­hon­nête, Georges-Yves en avait tiré la leçon à la per­fec­tion : » Met­tez au ser­vice de la Véri­té les tré­sors d’in­tel­li­gence que l’im­mense majo­ri­té des hommes mettent au ser­vice de leurs inté­rêts. » L’u­ni­té de la vie de cet infa­ti­gable cher­cheur de sens et de véri­té, on la trouve dans cette audace et ce cou­rage à pro­po­ser et à défendre, dès qu’il en était lui-même convain­cu par ses réflexions, des concepts nou­veau-nés, encore fra­giles mais prometteurs.

Michel GÉRARD (55) (son beau-frère)

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Doté d’une intense curio­si­té Georges-Yves Ker­vern put ain­si pas­ser de l’é­co­no­mie – qu’il ensei­gna à de futurs pro­fes­sion­nels de cette dis­ci­pline – à l’a­lu­mi­nium puis à la banque et à l’as­su­rance où il inven­ta la téléas­su­rance. Son ima­gi­na­tion n’é­tant pas en reste, il se pas­sion­na pour les sciences du dan­ger et fut l’un des créa­teurs des » cin­dy­niques » et du pro­jet Cindynopolis.

Ce nou­veau domaine étant à la fron­tière des sciences du vivant (les sciences » molles ») et des sciences dures (mathé­ma­tiques, phy­sique, chi­mie…) il s’in­té­res­sa à la bio­lo­gie et à la théo­rie de l’é­vo­lu­tion qu’il décou­vrit au contact de grands maîtres à pen­ser (je pense notam­ment à Hen­ri Atlan) sans perdre la foi comme c’est le cas de nom­breux défri­cheurs de la nou­velle » big science » (appel­la­tion que les Anglo-Saxons appliquent désor­mais à la théo­rie bio­lo­gique du vivant).

Il était l’élégance de l’esprit, gageons que notre École y a contribué

Catho­lique, il res­ta. Sa connais­sance des der­nières décou­vertes scien­ti­fiques dépla­ça peut-être l’ho­ri­zon de sa foi mais ne la remit jamais fon­da­men­ta­le­ment en cause.

Un sourire intérieur

Un humour per­cu­tant et bien­veillant contri­buait à son équi­libre en lui ouvrant des pers­pec­tives inédites. Ce sou­rire inté­rieur lui per­met­tait de prendre avec phi­lo­so­phie les nom­breux tour­nants de car­rière que lui impo­sa un sys­tème dont il trou­blait le confort intel­lec­tuel. S’il n’at­tei­gnit pas les plus hauts som­mets de nos grandes tech­no­struc­tures, ce mélange fer­tile de curio­si­té, d’i­ma­gi­na­tion et d’hu­mour lui per­mit de fré­quen­ter d’autres cimes où l’on res­pire un air dif­fé­rent. Il était l’é­lé­gance de l’es­prit. Gageons que la plu­ri­dis­ci­pli­na­ri­té de notre École y a contribué.

Bernard Esambert (54)

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Ce qui, à mes yeux, donne un cachet très par­ti­cu­lier à la car­rière pro­fes­sion­nelle de Georges-Yves Ker­vern, en appa­rence clas­sique (haute fonc­tion publique, puis rôle de diri­geant dans un grand groupe indus­triel, puis fonc­tions de conseil dans des mai­sons de banque et d’as­su­rance), c’est qu’à chaque étape majeure il exerce les mis­sions qui lui sont confiées dans un esprit et avec un ancrage réso­lu­ment ori­gi­naux, cohé­rents avec ses convic­tions profondes.

Lors de son pas­sage au cabi­net d’O­li­vier Gui­chard, ministre de l’In­dus­trie, il est plus spé­cia­le­ment char­gé des ques­tions liées au déve­lop­pe­ment inter­na­tio­nal de notre indus­trie, et déploie sur ces sujets une approche nova­trice, très impré­gnée déjà de sa foi dans l’Eu­rope, très conqué­rante aus­si comme Georges-Yves l’é­tait lui-même.

Dans son par­cours chez Péchi­ney, qui fut la grande aven­ture de sa vie pro­fes­sion­nelle, les recou­pe­ments que j’ai pu faire montrent aus­si abon­dam­ment la bra­voure avec laquelle il défend ses posi­tions sou­vent vision­naires. C’est lui, par exemple, qui com­prend très tôt l’im­por­tance que peut avoir pour le Groupe le sec­teur nucléaire. Cette vigueur dans la mise en oeuvre de ses convic­tions lui vaut en tout cas, de la part de la plu­part des cadres, le res­pect qu’on doit aux diri­geants com­ba­tifs et sou­cieux de l’a­ve­nir de l’entreprise.

Un intellectuel de l’action

Plus tard, à l’UAP, c’est, de l’a­vis même de ceux qui lui ont fait confiance en l’y fai­sant venir, l’o­ri­gi­na­li­té de son approche des risques qui marque son pas­sage : il prêche, dans un milieu qui n’é­tait pas spon­ta­né­ment pré­pa­ré à ce mes­sage, que le risque n’est pas seule­ment un aléa sta­tis­tique : pour lui, la réflexion scien­ti­fique sur la nature de ce risque, de son sur­gis­se­ment, de ses modes de pré­ven­tion a quelque chose d’im­por­tant à appor­ter aux assureurs.

On le voit, sous l’ap­pa­rente diver­si­té des fonc­tions, sous la non moins appa­rente com­plexi­té de ses acti­vi­tés, on peut déce­ler une réelle uni­té : celle d’un com­bat­tant, celle aus­si d’un intel­lec­tuel de l’action.

Gérard Worms (55)

Né le 9 novembre 1935 à Nantes, ingé­nieur des Mines, Georges- Yves Ker­vern, après une car­rière au minis­tère de l’Industrie, a rejoint la direc­tion géné­rale de Péchi­ney-Ugine-Kuhl­man en 1971. Pré­sident de Tré­fi­mé­taux en 1976, d’Aluminium Péchi­ney en 1980, il rejoint Pari­bas en 1987, puis l’UAP en 1990. Il est l’auteur de nom­breux articles et publi­ca­tions sur l’histoire de l’aluminium et les « cin­dy­niques ». Il ensei­gna à l’ENSAE, à l’Institut d’études poli­tiques et à l’université de Panthéon-Sorbonne.

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