Gérer les ressources pour éviter les conflits
L’inexorable pénurie
Les conflits actuels ou potentiels les plus préoccupants sont liés à la pénurie, au problème du partage d’une ressource devenue insuffisante par rapport aux besoins, soit que ceux-ci aient augmenté, soit que la ressource se soit réduite.
Un exemple frappant est celui des massacres des populations tutsi par les Hutus au Rwanda en 1994 (800 000 morts), attribués généralement à un conflit ethnique. Selon Jared Diamond (Effondrement, 2005), c’est la croissance démographique démesurée de ce pays, d’environ 3 % l’an, et la réduction continue des moyens disponibles per capita pour produire la nourriture qui a conduit au massacre.
REPÈRES
Le premier conflit répertorié lié à l’eau de l’histoire de l’humanité aurait eu lieu il y a 4 500 ans en Mésopotamie, entre les cités de Lagash et Umma pour la répartition de l’eau entre des palmeraies.
En France, l’un des conflits internationaux historiques liés à l’eau un peu plus récent a eu lieu au XIXe siècle, sur le Rhône en amont de Lyon, entre la rive droite française et la rive gauche savoyarde, pour une question de répartition des crues productrices de foin. Un autre conflit lié à l’eau a eu lieu entre la France et les Pays-Bas, dans les années 1970–1980. La France exploitait à l’époque les mines de potasse d’Alsace. La couche de sel exploitée contenait du chlorure de sodium, qui était rejeté dans le Rhin. Cette augmentation de la salinité de l’eau du Rhin n’était pas du goût des Hollandais, qui l’utilisent pour leur alimentation en eau potable. Après diverses tentatives de conciliation, le conflit a pris fin en 2002 avec la fermeture des mines.
La cause la plus fréquente des conflits liés à l’eau est due non pas aux crues ou à la dégradation de la qualité, mais à l’insuffisance des ressources par rapport aux besoins. La principale utilisation de l’eau va à l’agriculture, pour produire la nourriture quotidienne. En cas de pénurie d’eau, les conflits sont en réalité des conflits d’accès à la nourriture, des conflits de la faim, des famines.
Toutes les terres cultivables étaient exploitées ; la population n’était plus en mesure de se nourrir avec les méthodes agricoles utilisées. En 1985, la production alimentaire par habitant, qui avait crû de 1966 à 1981, était redescendue au niveau de 1960.
C’est la pénurie qui aurait été la cause première des massacres, ce qui serait en partie confirmé par le massacre de Hutus par des Hutus, dans les zones où les Tutsis étaient minoritaires ou absents.
Il existe bien historiquement des conflits entre les deux communautés, mais l’hypothèse de Diamond est que la cause première du conflit est la raréfaction de la ressource, et qu’ensuite seulement le conflit s’habille (ou est déguisé) en conflit ethnique.
“ Un long fleuve tranquille en passe de devenir le Styx ”
Au Rwanda, la raréfaction de la ressource était la disponibilité de terres agricoles, mais la même chose pourrait se produire pour l’eau, qui peut servir d’étincelle pour ranimer des conflits ancestraux liés à l’ethnie, au nomadisme, à la religion.
Selon Peter Gleick (American Meteorological Society, 2014), l’actuelle guerre civile en Syrie pourrait avoir été initiée par les sécheresses qui ont très durement frappé ce pays de 2006 à 2011. Le manque d’eau a entraîné des récoltes catastrophiques et une émigration rurale venue gonfler le chômage dans les villes et inciter à l’insurrection ; la construction de grandes infrastructures en amont par la Turquie aurait aussi contribué à aggraver la situation.
De même, la guerre civile qui a sévi en Côte‑d’Ivoire dans les années 2002–2011 est généralement attribuée à un conflit ethnique entre Ivoiriens et immigrés venus du Burkina Faso. Mais pourquoi tant de Burkinabés sont-ils venus immigrer en Côte‑d’Ivoire ? La raréfaction des ressources au Burkina, pays sahélien pauvre en eau, du fait de la croissance démographique, jouxtant un pays de la zone humide riche en eau et plus prospère, a certainement joué un rôle dans les migrations de population.
Une sous-alimentation chronique
L’Égypte dépend des apports du Nil en amont de son territoire. © FOTOLIA
Ce type de conflits dramatiques liés à la pénurie est-il susceptible de se reproduire ou même de s’amplifier ? Trois raisons incitent à penser que les guerres civiles de la faim, à l’intérieur des États ou à caractère régional, sont aujourd’hui le risque majeur.
La première raison est la croissance démographique. La planète a franchi la barre des 7 milliards d’habitants en 2013, et devrait parvenir à près de 10 milliards en 2050.
Il doit être possible de nourrir une telle population en bilan global, si l’on mobilise, là où cela est faisable, les terres cultivables et les ressources en eau (mais aux dépens des espaces naturels et de la biodiversité), et surtout si l’on répartit mieux la nourriture produite en réduisant le gaspillage et la consommation de produits animaux, qui exigent beaucoup d’eau.
Mais ce qui est théoriquement possible globalement est loin de la réalité locale. Aujourd’hui même, alors qu’il n’y a pas de « crise » alimentaire déclarée, environ un milliard d’habitants de la planète souffrent de sous-alimentation chronique, avec des conséquences désastreuses pour la santé et pour le développement physique et intellectuel des enfants.
Des problèmes climatiques
Une deuxième raison de redouter les guerres civiles de la faim est liée au changement climatique. Ce changement, là où il conduira à une réduction des ressources en eau, pourrait engendrer leur insuffisance par rapport aux besoins, si les mesures d’adaptation ne sont pas capables de rééquilibrer à temps la situation.
FAMINE ET ÉPIDÉMIES
La croissance démographique et la pauvreté en milieu rural s’accompagnent d’une croissance démesurée des grandes mégalopoles. Il existe aujourd’hui plus de vingt villes de plus de dix millions d’habitants. On en comptera plus de cinquante en 2025.
Les conditions d’hygiène (approvisionnement en eau et assainissement) dans ces grandes villes sont parfois effrayantes, les autorités hésitant souvent à construire les aménagements nécessaires, de peur de voir la croissance s’accélérer encore, ou ne disposant pas des ressources pour le faire. Ces agglomérations pourraient favoriser l’éclosion et la transmission de nouvelles maladies.
Une troisième raison est aussi climatique. Il s’est produit de tout temps sur la planète des variations à courte échelle de temps des conditions climatiques dans une région donnée ; que l’on songe par exemple aux sept années de vaches maigres ou de vaches grasses de la Bible.
Le XIXe siècle a connu par exemple deux épisodes de sécheresse extrême ayant conduit à des famines, en 1876–1878 et 1896–1900, et cela simultanément en Inde, en Chine, en Éthiopie et au Brésil (Davis, 2006).
Environ 60 millions de personnes seraient mortes de faim pendant ces deux crises, soit 4 % de la population mondiale de l’époque.
Dans les deux cas, ces sécheresses extrêmes étaient liées à des événements El-Niño d’intensité exceptionnelle, qui se produisent en moyenne deux fois par siècle.
Au XXe siècle, de tels épisodes exceptionnels se sont produits dans les années 1940, et sont passés inaperçus du fait de la guerre, puis en 1998, et n’ont frappé que la Chine et l’Indonésie, mais ces pays ont pu importer massivement des céréales étrangères et éviter la famine.
“ Le XIXe siècle a connu deux épisodes de sécheresse extrême ”
Il est à craindre que des crises de la faim d’ampleur exceptionnelle liées à de telles fluctuations climatiques ne se produisent dans un avenir pas si lointain, avec des conséquences meurtrières.
L’Éthiopie, L’Égypte et le Soudan
Un exemple des conflits potentiels entre États est celui de l’Égypte avec l’Éthiopie. L’Égypte dépend, pour ses ressources en eau, des apports de l’amont du bassin versant du Nil, extérieur à l’Égypte, dont 86 % viennent du Nil bleu prenant sa source dans les hauts plateaux éthiopiens.
APAISER LES CONFLITS
D’autres conflits potentiels entre États ont été réglés par la négociation. Un exemple est la gestion des fleuves descendants de l’Himalaya, entre l’Inde, le Pakistan et le Bangladesh. Ces fleuves, l’Indus, le Gange et le Brahmapoutre, traversent plusieurs pays et, pour l’Indus, l’Inde et le Pakistan. Il existe une commission conjointe de gestion des eaux de l’Indus, établie par un traité entre l’Inde et le Pakistan de 1960, qui a décidé chaque année, avec l’aide et un rôle de médiation de la Banque mondiale, des règles de métrologie (acquisition des données) et de fonctionnement des ouvrages.
Même au plus fort des crises entre les deux pays, cette commission s’est toujours réunie et a réussi chaque année à parvenir à un accord. L’eau est si importante pour toutes les parties prenantes que la négociation entre États a toujours été préférée à la guerre, au moins jusqu’ici, et on peut même dire que l’eau a pu être un élément favorable au rapprochement des États, par les négociations qu’impose sa gestion commune.
Grâce au barrage d’Assouan, cette eau est stockée dans le lac Nasser achevé en 1964, dans la basse plaine du Nil. Depuis cet aménagement, la population égyptienne est passée, de 1960 à 2013, de 26 à 85 millions d’habitants ; on en prévoit 126 millions en 2050.
Dans le même temps, l’Éthiopie est passée de 19 à 90 millions d’habitants ; on en prévoit 178 millions en 2050 ; ces deux pays ont donc besoin de plus en plus d’eau pour se nourrir.
Depuis des décennies, l’Égypte a fait savoir à l’Éthiopie que toute construction de retenues qui viendraient à réduire l’alimentation du lac Nasser serait une déclaration de guerre, et que l’Égypte utiliserait tous les moyens pour l’empêcher ; elle refuse en effet de revenir sur ce qu’elle considère comme ses « droits acquis » résultant de deux traités de 1929 et 1959, établis sous protectorat anglais, allouant à l’Égypte 55,5 km³/ an des eaux du Nil, 18,5 au Soudan, et aucune allocation officielle aux autres pays de la région, en particulier l’Éthiopie.
Ces traités donnent aussi à l’Égypte un droit de véto sur la construction de tout barrage en amont. L’Égypte et le Soudan utilisent totalement l’eau de leur allocation. La situation est donc bloquée.
“ La négociation est toujours préférable à la guerre ”
Des négociations, à l’initiative des Nations Unies, ont débuté en 1992 mais ont fini par échouer en 2007 ; en 2010, un accord-cadre de coopération n’a pu été signé qu’entre cinq des pays en amont du bassin, avec une violente opposition de l’Égypte et du Soudan.
En 2011, profitant des changements politiques en Égypte, l’Éthiopie a décidé de construire un barrage dit « Renaissance » à 40 km de la frontière avec le Soudan, à but principalement hydro-électrique, qui doit être achevé en 2017. On peut espérer qu’un accord international soit finalement trouvé, avec des garanties d’approvisionnement en eau pour l’Égypte et le Soudan, et de partage de l’électricité produite.
L’alternative militaire, évoquée par l’ex-président Morsi, pourrait être un bombardement du barrage par l’aviation égyptienne, avant qu’il ne soit mis en eau, car une fois plein sa vidange rapide créerait de gros dégâts en aval.
Le remplissage du barrage réduira nécessairement l’alimentation du lac Nasser pendant quelques années. Ce scénario catastrophe se produira- t‑il ?
L’Indus est géré par une commission conjointe entre l’Inde et le Pakistan. © FOTOLIA
Multiplier les accords
Les risques de conflits liés à l’eau ont donc trois causes principales.
Il faut une grande quantité d’eau pour produire un kilo de bœuf.
© ISTOCK
L’accès insuffisant à l’eau
Des conflits sont probables si se pose la question d’accès à l’eau en quantité suffisante ou de qualité suffisante. L’allocation de l’eau entre différents usages ou usagers (par exemple agriculture ou besoins urbains) peut être fortement contestée. Une eau de qualité dégradée dangereuse pour la santé peut engendrer des conflits violents.
La perte des moyens de subsistance
L’eau est un élément principal pour la nourriture. Si la subsistance n’est plus possible, les habitants sont forcés de quitter leur terre et de chercher du travail en ville. Les migrations, engendrées par les sécheresses, les crues, la construction de barrages, les accidents de pollution, la montée du niveau de la mer, etc., peuvent créer des tensions entre les résidents autochtones et les migrants. La pauvreté est un dénominateur commun de la grande majorité des guerres civiles qui se sont produites en Afrique, Asie du Sud et Amérique latine pendant la dernière décennie.
La gestion des conflits
Ce n’est pas toujours le manque d’eau qui conduit au conflit, mais parfois la façon inadéquate avec laquelle la ressource est gérée. Il faut plaider pour que se multiplient les accords et traités de coopération entre pays appartenant à un même bassin ou riverains d’un même fleuve. À l’initiative de l’Unesco, une convention générale pour la gestion des bassins internationaux a été établie en 1997, mais n’est pas encore ratifiée par un nombre suffisant de pays pour faire force de loi.
REMERCIEMENTS
L’auteur remercie Henri Leridon (Ined), François-Régis Vuillemin et Guillaume De Smedt (La Jaune et la Rouge), Daniel Zimmer (UE – KIC Climat) pour leur relecture et leurs conseils pour l’élaboration de ce texte, ainsi que le professeur Aaron Wolf (Oregon State University) pour l’accès à la base de données internationales sur les conflits liés à l’eau qu’il a constituée.