Gérer une entreprise en crise est un métier qui ne s’improvise pas
Interview de Jean Quintard (59), qui nous présente son métier de « manager de la mutation »
Pouvez-vous nous présenter l’activité de « management de la mutation » ?
Les difficultés auxquelles sont confrontées les entreprises peuvent être de plusieurs ordres : problèmes financiers, changement de stratégie, conflit d’actionnaires, crise structurelle, croissance mal contrôlée, effondrement du marché, décès du dirigeant, démarrage difficile d’une start-up…
La mission du « Manager de mutation » est de remplacer ou de soutenir le management en place et de réagir le plus rapidement possible pour assurer la survie de l’entreprise. Dans de telles situations en effet, le management aux commandes, quelles que soient ses compétences et sa connaissance du métier de l’entreprise, se trouve soudain confronté à des obstacles totalement nouveaux pour lui : plan social, risque de dépôt de bilan, conciliation avec les banques… Les directions générales ne sont pas préparées à ce type de situations. Gérer une entreprise en situation de crise ne s’improvise pas.
L’équipe de Fontenay Managers se définit comme un petit groupe de « managers opérationnels » spécialistes de la crise et des situations de transition. Chaque cas est un cas d’espèce, et, si nous prenons assez souvent les commandes en direct, nous sommes également souvent amenés à jouer un rôle de soutien aux dirigeants en place afin de les aider à maîtriser une crise forte mais ponctuelle.
Dans les PME filiales de grands groupes, il s’agit souvent d’une redéfinition des relations avec le groupe, voire d’une préparation à la cession. Préparer et réussir une cession est beaucoup plus du ressort d’un manager de transition que de celui d’un manager classique. Ce dernier risquerait de trop « s’accrocher » pour garder le pouvoir plutôt que de mettre en œuvre la stratégie décidée par le groupe.
Comment devient-on un spécialiste du management de crise ?
Je suis venu au « management de transition » en suivant les détours de ma vie professionnelle de dirigeant classique. Ainsi, dans des secteurs aussi diversifiés que les réseaux électriques, l’équipement automobile et de la mécanique, j’ai eu à conduire des opérations de restructurations en France et aux États-Unis. J’ai ainsi pu appréhender la problématique de crise, et cela m’a ensuite donné l’idée de mettre au point des méthodes spécifiques et de créer une structure ad hoc.
J’ai également vu qu’il était bon de travailler en petite équipe, à l’image des « Company Doctors » qui exercent ce métier aux États-Unis. L’intérêt de l’équipe est de pouvoir confronter les opinions et mettre à la disposition du client la solution la plus appropriée, et mettre en place le ou les hommes qui conviennent. Dans les opérations de restructuration que j’ai dirigées, j’ai été de nombreuses fois mandataire social, avec les fonctions de PDG ou DG, y compris aux États-Unis, où j’ai travaillé pendant sept ans. J’ai eu aussi à préparer des « plans de retournement », pour des sociétés, en Europe centrale.
Mes domaines d’intervention ont été variés, dans le secteur de l’industrie et des services, allant de la mécanique à l’électronique, de la construction aéronautique aux industries alimentaires. J’ai également eu à redimensionner des start-ups et même à gérer un réseau de franchise.
En pratique, comment se déroulent vos missions ?
Nos missions sont toujours limitées dans le temps. Ce sont les actionnaires ou la direction de l’entreprise en crise qui font appel à nous. Dans un premier temps, et si cela n’a pas déjà été fait de façon précise, nous établissons le diagnostic complet de l’entreprise puis nous élaborons le plan d’actions définissant les changements nécessaires. Nous réalisons souvent cette investigation avec une équipe de deux intervenants pour garantir un niveau d’expertise élevé et croiser les opinions. Il nous arrive aussi d’être appelés alors qu’un plan a déjà été élaboré, notamment par un cabinet d’audit. Dans ce cas, nous ne cherchons évidemment pas à refaire le travail. Nous validons ce plan et nous regardons en particulier sa faisabilité avec les hommes de l’entreprise qui pourront nous aider à opérer le changement souhaité. Nous sommes avant tout des « opérateurs » et pas des « consultants classiques ». Nous sommes des « opérateurs du changement ».
Le plan de départ définit les objectifs à atteindre et un calendrier à respecter. Il est fondamental que nous soyons d’accord avec notre mandant sur ce plan. C’est notre charte de travail. Le plan accepté devient l’élément contractuel avec nos clients.
Nous acceptons de prendre le mandat social et engageons ainsi notre responsabilité. D’autre part nous tenons à ce que la mission soit conduite dans la clarté, et que soient tenus informés du plan dans ses grandes lignes, non seulement l’encadrement, mais également les représentants du personnel.
Au cours de la phase de diagnostic, nous détectons les faiblesses de l’entreprise, mais aussi ses forces et notamment « les hommes clés » sur lesquels nous pourrons compter pour la mise en œuvre du plan. Nous savons en effet démarrer une mission, la conduire sur le terrain, mais aussi, et c’est essentiel, la terminer (après une période comprise habituellement entre six et vingt-quatre mois) en passant le relais à une équipe qui assurera la gestion de l’entreprise, après notre départ et qui sera la mieux adaptée pour conduire la phase suivante.
Enfin, et c’est un point important, notre déontologie nous conduit à ne jamais prendre de participation dans le capital des entreprises pour lesquelles nous intervenons, à travailler sans malentendu en interne et bien évidemment à garder un secret absolu à l’extérieur sur les missions que nous avons conduites.
Qu’est-ce qui différencie vos activités de celles des sociétés de conseil ou des experts indépendants ?
Ceux-ci ont leur intérêt propre. Ainsi nous pouvons intervenir à la suite de l’élaboration d’un plan par un cabinet d’audit, dans la mesure où nous sommes en accord avec ce plan d’action, ou bien en collaboration avec les experts indépendants qui travaillent habituellement avec l’entreprise, par exemple l’expert-comptable ou le juriste. Mais d’après leur déontologie, ces experts ne peuvent pas devenir des opérateurs, car ils ne peuvent pas prendre la responsabilité directe de l’entreprise ou le mandat social.
Or, c’est justement ce que nous faisons. Nous assumons l’entière responsabilité de la gestion de l’entreprise, y compris sur le plan légal et pénal. Ce n’est pas pour nous une recherche de risque, mais une quasi-nécessité, car pour la mise en place d’un plan difficile, il faut avoir le pouvoir. Autre caractéristique qui nous différencie : nos missions ont toujours une fin programmée. Nous constituons une équipe de direction ad hoc et c’est un travail de tous les jours. Ceci est très rarement le cas des experts indépendants.
Nous sommes une équipe et nous échangeons en interne nos expériences, nous pouvons nous appuyer sur un autre associé pour recueillir un avis, un conseil ou simplement une opinion. Ceci n’est pas possible pour un expert indépendant ou une personne mise en place par une société d’intérim. Dans le métier de manager, il y a une certaine solitude. Chaque homme ayant ses faiblesses potentielles, il est bon parfois qu’il se sache aidé dans sa tâche.
Avez-vous le même rôle qu’un repreneur ?
La finalité de nos missions est sensiblement différente : nous devons respecter les intérêts de l’actionnaire qui nous mandate et pas nos propres intérêts. Lorsque le plan a été réussi, nous mettons en place le management de continuité qui relancera l’entreprise dans une nouvelle phase de croissance, alors qu’un repreneur gère l’entreprise dans la durée. Un manager de transition doit savoir partir quand la mission est finie.
Votre métier existe-t-il dans d’autres pays ?
En France le métier de « manager opérationnel de transition » est assez nouveau. Les dirigeants et les actionnaires n’ont pas encore le réflexe de faire appel à nous avant qu’il ne soit bien tard. Ils consultent leur avocat très tôt et ne s’adressent à un manager de transition que tardivement par rapport à une situation qui se dégrade vite. Cela pourrait cependant éviter bien des dépôts de bilan. Dans d’autres pays, le recours à des spécialistes de notre métier est un peu plus ancien comme au Royaume-Uni, aux États-Unis ou en Hollande par exemple.
Ainsi, nous avons réalisé nous-mêmes un certain nombre de missions internationales, en particulier pour des filiales de groupes français cotés, ceci notamment aux États-Unis, en Espagne et en Italie. Le métier doit alors s’adapter aux législations existantes et aux habitudes de commandement des entreprises.
Comment vous faites-vous connaître ?
C’est un métier qui requiert une grande discrétion. L’essentiel de la communication se fait de bouche à oreille. Nos meilleurs clients sont ceux qui ont déjà fait appel à nous par le passé. Chacun de nos huit associés a déjà des relations bien établies dans l’industrie et les services au niveau des dirigeants d’entreprises. Nous avons aussi un réseau d’experts qui travaillent régulièrement avec nous (juristes, experts-comptables, spécialistes en étude de marché, etc.), et ceux-ci démultiplient également nos contacts. Nous devons faire connaître notre métier et réussir nos missions dans la discrétion sans révéler aucune information susceptible de nuire à nos clients.
Qui pouvez-vous aider ?
Les grands groupes qui ont des difficultés avec leurs filiales, les sociétés cotées, les PME indépendantes, les start-ups.
Dans le cas des grandes entreprises, nous agissons pour des opérations limitées qui ne sont pas dans le cœur de métier du groupe. Par exemple : mise en autonomie, valorisation, redressement éventuel d’une filiale que le groupe souhaite céder à terme. Dans ces cas d’externalisation, nommer responsable de la filiale un cadre du groupe n’est, le plus souvent, pas approprié. Par ailleurs, recruter un cadre à l’extérieur, lequel, selon toute probabilité, ne sera pas gardé par le futur acquéreur n’est pas facile. En ce qui nous concerne, nous savons que l’entreprise va être sortie du périmètre du grand groupe et que c’est notre mission.
La reprise en main d’une filiale étrangère est aussi un cas intéressant, parfois, et surtout lorsqu’il y a des problèmes de communication chroniques avec la maison mère. Cette mission peut être menée par une équipe mixte » de deux managers de transition de nationalités différentes. Nous l’avons fait une fois avec un confrère américain : nous avons conduit l’évaluation et c’est lui qui a géré ensuite le quotidien de la fin de l’opération.
Comment pouvez-vous proposer des spécialistes dans tous les secteurs ?
Avec nos associés, nous couvrons un large éventail de secteurs de l’industrie et des services, mais surtout, nous sommes des professionnels de la gestion de crise.
Chaque cas est différent, et il est évident qu’il faut être apte à comprendre le secteur concerné, mais pas forcément être un professionnel du secteur précis. En effet, c’est un avantage plutôt qu’un inconvénient d’avoir un certain recul et de savoir remettre en cause un certain nombre de « vérités » érigées en principes dans l’entreprise. Nous raisonnons par analogie compte tenu de nos expériences, un peu comme un médecin généraliste expérimenté.
Nous avons déjà vécu des crises : crises financières, crises d’identité, situations de découragement ou de conflit aigu.
Nous avons déjà vu de beaux projets s’écrouler ou des entreprises au bord de l’asphyxie renaître et se métamorphoser. Ce qui est important, c’est d’avoir une équipe de commandement en adéquation avec la mission proposée. J’ai dirigé une affaire de vins sans connaître précisément la vinification, mais j’avais à l’intérieur de l’entreprise de très bons experts. J’ai même dirigé en « tandem » une start-up de biotechnologie, et mon associé était docteur en médecine, et spécialiste du secteur concerné, ainsi le tandem a bien fonctionné. Ce qui compte c’est la compétence collective. Il n’est point besoin de surhomme dans les affaires.
À quel moment faut-il faire intervenir des spécialistes de votre métier ?
Le plus tôt possible. Il est plus sage de faire une évaluation même si cela ne débouche pas sur une mission, que d’intervenir trop tard au moment où la survie de l’entreprise est gravement mise en cause. Beaucoup de dépôts de bilan pourraient être évités si les problèmes avaient été pris en amont. Si auparavant on avait pu évaluer la situation et en parler avec les partenaires financiers et éventuellement les fournisseurs (conciliation des banques).
Intervenez-vous sous administration judiciaire ?
Nous cherchons à intervenir en amont et nous ne travaillons pratiquement jamais sous administration judiciaire. C’est en amont qu’il faut agir. Il nous arrive qu’à l’issue du diagnostic, il nous apparaisse nécessaire de recourir à un mandat ad hoc ou au dépôt de bilan. C’est typiquement le cas où l’action a été trop tardive.
Quelles sont les qualités humaines pour exercer un tel métier ?
Sur un plan personnel, les missions de management de la mutation requièrent autre chose que la connaissance du seul métier courant de l’entreprise, il nécessite d’avoir des expériences de terrain de la gestion des situations extrêmes. Elles nécessitent également du pragmatisme et de l’ouverture d’esprit. Les principales qualités humaines que nous devons posséder sont la diplomatie, le sens humain et éthique, la force de conviction et d’entraînement, l’autorité, la réactivité et une solidité face à toute épreuve. Nous sommes des entrepreneurs, et savoir fédérer et mobiliser le management interne en situation de crise sont des atouts nécessaires à la réussite d’une mission.