Gestion de la crise Covid : la manie française de l’uniforme
Il y a quelques années, j’avais participé à une émission de fiction sur l’advenue d’une épidémie virale. J’avais souligné l’importance d’associer et d’impliquer la population dans la définition et la mise en œuvre de la réponse. Cette vision partagée d’une réponse différenciée n’a pas résisté à la force des événements. Maintenant que l’on sait que la crise va durer, saurons-nous entendre combien la différence peut être féconde ?
L’État a choisi, au printemps, de concevoir et d’appliquer des règles de façon uniforme. Les inconvénients d’une telle approche ont été palpables et les stratégies privilégiées pour la gestion de la crise sanitaire, cet automne, paraissent devoir être beaucoup plus différenciées. Elles auraient pu l’être davantage dès le début de la pandémie, mais le choix fait alors était le plus commode.
L’uniforme comme unique réponse
L’État a voulu passer un message clair du confinement : « Restez chez vous. » Il y est parvenu, au prix que d’autres messages (« Allez travailler ») n’aient pas été reçus. La verticale du pouvoir s’est déployée, sans beaucoup d’implication de la population autre qu’obéir. Le message prioritaire a été clair et respecté. A‑t-il été compris ? Pour son application de court terme, oui. C’est moins certain dans son implication de moyen et long terme. Si le Premier ministre, Jean Castex, doit demander aux Français, en cette rentrée, à la fois de mieux se protéger et de ne pas s’affoler au moment d’une recrudescence de la circulation du virus, c’est sans doute que, entre la sidération du confinement et l’inaction, la population n’a pas été beaucoup formée à construire et comprendre des phases intermédiaires.
Un État trop et mal entendu
Le message « Restez chez vous » était facile à comprendre. La contrepartie a été un arrêt très large des activités économiques et sociales. Littéralement, le message de l’exécutif encourageait le télétravail, là où il était possible, mais ne demandait pas de cesser le travail ; il limitait surtout les activités – et pas toutes – d’accueil du public. Il n’a pas été compris : les activités se sont interrompues bien au-delà de ce qui était exigé et de ce que les circonstances commandaient. Les financements de l’État ont été ouverts largement pour permettre une application indifférenciée de la logique de précaution et de protection. L’économie de la France s’est arrêtée, les personnes fragiles ont été isolées. La récession en France est bien plus grave que chez nos voisins, le traumatisme social est profond.
L’État a été trop et mal entendu. Quand il a voulu encourager la reprise d’activité, la vie économique s’était engourdie, le chômage partiel s’était installé, le retour fut lent et difficile.
La raideur de l’action de l’État était aussi, dans certains cas, l’habit d’un état de nécessité. L’absolue pénurie de masques et de tests aurait pu stimuler une pratique différenciée de leur usage. Tel ne fut pas le cas. L’idée que l’action de l’État devait être uniforme sur le territoire a été aggravée par la crise. Ce raidissement venait curieusement à un moment où la réflexion sur l’adaptation de l’action allait jusqu’à consacrer le pouvoir de dérogation réglementaire des préfets (décret du 8 avril 2020). Passé le paroxysme de la crise, analysées les conséquences de l’uniformisation de sa gestion, on peut espérer que l’État saura désormais sortir de sa zone de confort, l’uniformité, et gérer de manière plus différenciée les rebonds de l’épidémie… et d’autres crises à venir.
“Les activités se sont
interrompues bien au-delà
de ce qui était exigé.”
Une grande frilosité locale
L’État n’est pas le seul coupable. La crise a aussi révélé une grande frilosité locale. Élu local fréquentant d’autres élus locaux, je sais combien la protestation contre le manque de moyens pour assurer ses responsabilités va avec une certaine hésitation à assumer les responsabilités elles-mêmes. Le metteur en scène des Nuits médiévales de Crest (trois journées de spectacles sur le thème du Moyen Âge fin août 2020) me disait que nous étions une des deux seules villes à avoir maintenu une programmation avec lui.
Qu’est-ce qui empêchait en plein été (avec une météo souvent très favorable) d’organiser des spectacles de plein air, dans des conditions sanitaires sécurisées ? Le manque de volonté des élus, le refus de travailler à des mesures particulières de sécurité (pourtant ni très compliquées, ni très coûteuses), le manque de courage d’expliquer aux citoyens ce que l’on peut faire et ce que l’on ne peut pas. Le résultat est là. Souvenons-nous aussi de la frilosité de nombreux élus quand il s’est agi d’organiser le retour à l’école en juin, réclamant des directives qui, forcément, ne pouvaient pas prévoir toutes les circonstances locales. Il n’y a pas eu beaucoup d’équilibre entre ne rien organiser et laisser déborder des terrasses de café bondées.
Vers la différenciation ?
Cet automne, la situation s’annonce contrastée d’un territoire à l’autre ; les contraintes et les choix sanitaires seront sans doute différents. Les élus attendront-ils, chaque fois dans leur domaine d’action, des directives de l’État, avec quel degré de détail ? Je ne méconnais pas les risques de responsabilité (politique, civile, pénale…) qui expliquent une part de frilosité. La crise actuelle doit conduire à mieux y répondre. En tout cas, le constat de l’expérience immédiate amène à regarder avec curiosité la volonté du gouvernement d’encourager la différenciation entre les territoires.
Un projet de loi organique a été présenté au Conseil des ministres du 29 juillet 2020 pour simplifier les expérimentations, une loi 3D de « décentralisation, différenciation et déconcentration » est en préparation. Cette volonté se heurtera aussi à des objections idéologiques, au refus de toute rupture d’égalité uniforme comme l’a rappelé Jean-Luc Mélenchon lors des Universités d’été de son mouvement. Et l’uniformité est si confortable !
L’autonomie est inconfortable
Les directives contraignent, mais elles protègent. Elles consacrent aussi la dialectique entre celui qui les énonce et celui qui les reçoit, les critique. L’autonomie locale est un moins bon terreau pour la contestation. Nombre de membres du corps enseignant ont fini, confrontés aux réalités de terrain, par faire la preuve de leurs capacités d’adaptation pour accueillir les enfants de retour dans les écoles. Mais la position de principe et de départ, c’était la demande de directives les plus détaillées. Pour ensuite critiquer leur longueur. Il y a à la fois le souci de la meilleure conduite, la recherche d’une protection juridique et tout simplement le refus même de l’autonomie, au nom de l’unicité de l’éducation nationale.
En 2019, j’avais été confronté à ce blocage dans une discussion sur l’aménagement des rythmes scolaires. La ville de Crest pratique depuis vingt ans des horaires aménagés, permettant d’offrir de nombreuses activités périscolaires aux enfants, organisés sur une semaine d’école de cinq jours. Cette politique a survécu aux rebonds nationaux du débat sur les rythmes scolaires et à la succession des ministres. En 2019, notre manière de faire était devenue plus rare, mais tout à fait prévue et permise par le ministère. La liberté de faire différemment d’autres était explicitement critiquée par certains enseignants, syndicalistes actifs, quand d’autres laissaient dire. C’est cette même logique qui s’est exprimée dans la gestion de la crise sanitaire.
Le monde du spectacle frappé de plein fouet
Le monde du spectacle constate que très peu de spectacles auront été proposés depuis le printemps. On le doit sans doute à la frilosité des programmateurs, souvent des collectivités politiques, mais l’offre s’est aussi restreinte d’elle-même. Franck Riester avait suggéré, dès le printemps, de distinguer petits et grands festivals et de permettre aux premiers de se dérouler. Plutôt que de prospérer sur cette ouverture, quitte à débattre des conditions et de la limite, le choix collectif fut de s’en indigner et de tout récuser.
Nous avons organisé à Crest, en mai, des séances de cinéma en drive. Cela permettait, dans le respect des précautions sanitaires, de diffuser des films qui venaient de sortir avant le confinement et la fermeture des salles, et dont la carrière avait été brutalement interrompue. Le directeur du cinéma de Crest (par ailleurs premier adjoint au maire) était enthousiaste, mais les instances professionnelles auront été très critiques, compliquant la mise en œuvre de l’initiative. Leur logique était dans le tout ou rien : soit on peut diffuser les films, partout et dans des conditions classiques, soit on doit tout arrêter.
“La différence est un acte
de modestie.”
Priorité à l’égalitarisme
L’égalitarisme de la société française prospère dans la crise. Les règles devaient être uniformes. Donc la sortie quotidienne était limitée à un kilomètre que l’on soit en milieu dense, susceptible de croiser un grand nombre de personnes, ou voisin d’une forêt domaniale. Les cases autorisant les sorties devaient être peu nombreuses pour bien garantir l’uniformité de la toise. Et donc on autorisa les particuliers à sortir pour entretenir leurs chevaux au titre d’un « motif familial impérieux » ! Mais des règles plus souples, plus subtiles auraient-elles été respectées ? Globalement les règles et les réflexes de distanciation et de protection ont été bien respectés pendant le confinement. Une règle dure, dans un moment intense, a été observée.
De nouvelles règles, assouplies, sont ensuite arrivées. Elles ont été, dans les bars, dans les transports, sur les marchés, moins respectées au risque d’une reprise de la circulation du virus. La discipline était moins exigeante, elle en perdait en légitimité et en respect. Il y a matière à réfléchir sur ce que peut être une règle civique dans une société plus horizontale, en période de crise, ou hors période de crise.
La peur de la différence
Enfin, le refus d’une réforme différenciée dans la crise trouve, pour certains, sa source dans l’ambition utopiste choisie pour y répondre. Si la solution à la crise est dans l’avènement d’un autre monde, cela a‑t-il un sens de raffiner dans la gestion de la crise ? Le sociologue Bruno Latour imagine que les entreprises voudront capitaliser sur la crise pour organiser une relance productiviste, « s’échapper des contraintes planétaires…, rompre avec ce qui reste d’obstacles ». La différence serait alors une ruse pour épuiser plus vite la planète…
Je crois, plutôt, que la différence est un acte de modestie, de conscience des limites de la nature et des constructions humaines, une autre forme de progrès. Espérons que la gestion de l’acte 2 de la crise progresse sur cette voie.
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