Gestion de la dette : la coûteuse inertie stratégique de l’Europe
La dette publique est la bête noire des dirigeants politiques européens. La pandémie offrait un tremplin rêvé pour synchroniser les actions des États membres, par l’orchestration d’un ambitieux plan de relance reposant sur des objectifs et des financements communs. Qu’en est-il dix-huit mois après le choc ?
Le contraste est net et sans appel : le plan de relance américain, sans même prendre en compte le programme d’investissement dans les infrastructures, éclipse, en taille, celui de l’Union européenne. C’est hélas tout sauf une surprise, puisque le même constat s’imposait déjà au lendemain de la crise financière, en comparant les réponses publiques des deux côtés de l’océan. Certaines leçons, visiblement, sont difficiles à retenir. Cet écart s’ajoute malheureusement à des situations économiques bien différentes : quoique durement frappés par la crise sanitaire, les États-Unis se préparent à rebondir avec vigueur tandis que l’UE s’enlise dans les sables d’une vaccination difficile.
Le stimulus budgétaire américain s’établit à plus de 4 100 milliards de dollars, soit près d’un quart du PIB – un volume sans précédent. Plusieurs chiffres circulent, à Bruxelles, au niveau des États membres et de l’Union dans son ensemble, mais le total net suprasouverain atteint tout au plus 350 milliards d’euros. Évidemment, même s’il faut ajouter aussi, par souci de cohérence, l’action propre à chaque gouvernement, à l’échelle domestique, le rapport n’en reste pas moins d’un à quatre environ de part et d’autre de l’Atlantique.
Plus inquiétant encore, peut-être, le déblocage des fonds européens, indépendamment de leur volume total, est conditionné à une multitude de critères. A contrario, les enveloppes américaines sont conçues pour bénéficier directement aux entreprises et aux ménages, dont la plupart ont immédiatement reçu un virement du Trésor. Complexe et très finement segmenté, le programme européen est agencé autour de deux pôles, discrétionnaire et non discrétionnaire, seule la gestion du premier devant être confiée aux gouvernements nationaux, le solde revenant aux institutions financières communes aux Vingt-Sept. Pour couronner le tout, le versement des fonds, quelle qu’en soit la nature, n’interviendra que par tranches annuelles étalées sur plusieurs années. Il serait bien hardi de s’attendre, dans ces conditions, à un réel soutien à la demande ou d’espérer une reprise forte et durable de la croissance.
Non seulement le plan de relance européen est d’une taille trop limitée, au regard de la taille de l’économie qu’il est censé dynamiser, mais sa conception elle-même est difficilement compatible avec les impératifs de rapidité qui devraient présider à une mise en œuvre efficacement.
Repères
Spécialiste des questions macroéconomiques européennes, Wolfgang Münchau est l’auteur de tribunes publiées conjointement, chaque semaine, par El País, le Corriere della Sera et Handelsblatt. Au sein du Financial Times, dont il était chroniqueur entre 2003 et 2020, il a notamment cofondé le Financial Times Deutschland, dont il a occupé les fonctions de rédacteur en chef. Il est l’auteur de plusieurs ouvrages, dont The Meltdown Years. Il a reçu le prix Sabew en 2012 pour ses chroniques et le prix Wincott du meilleur jeune journaliste en 1989.
Gestion de la dette et soutenabilité
Le refus catégorique de la monétisation des dettes publiques nationales était une condition sine qua non à la fondation de la zone euro. Et pour cause : pareille mesure se serait immanquablement traduite par des transferts entre pays membres, prélude à d’inévitables protestations. Les inquiétudes allemandes, au vu de la progression des endettements, sont à cet égard aussi compréhensibles que légitimes. La situation est d’autant plus préoccupante qu’une fracture Nord-Sud se creuse au sein de l’Union. La pleine ouverture des robinets financiers, à grand renfort d’émissions obligataires, pose évidemment la question de la soutenabilité des passifs, rendue plus épineuse encore par l’inertie stratégique de l’Europe – conséquence à vrai dire inévitable d’une gouvernance à Vingt-Sept et par le niveau déjà élevé des engagements individuels, notamment en Italie et en Grèce, dont les crises de 2011 et 2015 avaient clairement souligné la fragilité.
“Le plan de relance européen est d’une taille trop limitée.”
Pour cette raison, une relance européenne calquée sur le modèle américain, du fait de son poids, aurait elle aussi créé de réelles difficultés. Et pourtant, une alternative minimale, comme celle dont la mise en œuvre est prévue, serait porteuse, pour l’Europe, de difficultés probablement bien plus grandes. La consommation perdue pendant la crise sanitaire est perdue pour toujours, sans possibilité de rattrapage, du moins dans les services et les secteurs assimilés. Au-delà de l’impact immédiat sur la croissance devrait aussi s’ensuivre une hausse de l’épargne préventive, un repli de l’investissement et une baisse des compétences sur le marché de l’emploi. Sans un puissant soutien à la demande, il est à craindre que le trou d’air ne se transforme en puits sans fond, dont l’économie européenne ne pourra se sortir que lourdement scarifiée, sans pour autant avoir réglé ses problèmes chroniques de déficit budgétaire et d’endettement.
Impact immédiat et conséquences de long terme
Le salut ne peut passer que par la restauration rapide d’une croissance saine et stable, de nature à rendre la dette soutenable. Hélas, pareil scénario semble hors d’atteinte pour bon nombre de pays membres, à eux seuls et en l’état : l’Italie, par exemple, n’a pas enregistré le moindre frémissement de croissance, en termes réels, depuis plus de deux décennies. Sans une initiative forte, sa solvabilité sera tôt ou tard remise en cause par les investisseurs, ce à quoi devrait s’ajouter une remise en cause par le contribuable italien de l’intérêt à s’acquitter de ses engagements internationaux.
L’édifice économique européen, suivant le canon de Maastricht, devait reposer sur un triptyque simple : 5 % de croissance nominale, en tendance, soit 2 % d’inflation et 3 % de croissance réelle, capable de soutenir un déficit budgétaire de 3 % et une dette de 60 %, au plus, du PIB. Ces chiffres relèvent aujourd’hui de la pure fiction et flottent dans une galaxie toute différente de la nôtre. L’attention excessive qui est accordée à une grille de lecture aussi étrangère à la situation risque de nous faire perdre de vue des enjeux macroéconomiques autrement plus pressants.
Certains avanceront que le salut pourrait venir de la Banque centrale européenne, par prolongement de sa politique d’injection de liquidités sur les marchés obligataires, un providentiel filet de sécurité pour les émetteurs souverains du continent. Mais ce levier lui aussi a ses limites, dans un contexte de remontée de l’inflation et, surtout, de multiplication des débats nationaux sur la légalité de ces aides. Les épargnants des pays du Nord se sentent légitimement trahis, phénomène dont le corrélat est une défiance accrue vis-à-vis de l’Europe : la monétisation des dettes, pour eux, n’est en rien une perspective attirante. L’assouplissement quantitatif n’est pas, n’a jamais été, ne peut être une stratégie viable, à long terme.
En somme, cela ne laisse guère que deux solutions : mobiliser tous les capitaux nécessaires à la relance et à l’investissement pour retrouver une croissance forte ou bien consentir à une restructuration des passifs publics. Dans ce dernier cas, il serait indispensable de consolider l’architecture financière européenne pour fixer les conditions d’un défaut national contenu, sans sortie de la zone euro.
Vérités désagréables et démarches pragmatiques
Les rouages internes au fonctionnement de l’Union, vraisemblablement nécessaires dans un cadre institutionnel pluriétatique, et les traits culturels propres à son appareil administratif ne simplifient pas les choses. Une relance forte et à grande échelle n’appartient pas, en un mot, au lexique de la Commission européenne. C’est en un sens compréhensible, si l’on s’en tient à une appréciation stricte de son rôle et de son mandat : tout changement effectif n’interviendra qu’une fois les traités revus et corrigés pour aligner enfin la machinerie bruxelloise avec les intérêts économiques de long terme de l’Union.
La question, en somme, est plus politique et stratégique que financière. Or l’Allemagne est entrée dans une phase électorale déterminante, pavée d’incertitudes concernant le devenir de la coalition emmenée par la CDU. L’opinion publique, certes, a sans doute évolué, même dans les rangs conservateurs, au sein desquels la suppression pure et simple de la doctrine du schwarze Null n’est plus un tabou. Les entraves à l’action n’en sont pas moindres, pour l’heure. L’Italie elle aussi est en plein bouleversement, ce dont témoigne l’expérience politique en cours avec le gouvernement Draghi : l’un de ses atouts est probablement de faciliter le dialogue entre les pays du Sud, « dépensiers », et le Nord, « austère ». La France aussi doit aller aux urnes l’an prochain, ce qui ne présage pas d’un activisme politique forcené au niveau européen.
Pourtant, malgré ce contexte propice à l’immobilisme, ce changement si difficile à amorcer est aussi urgent qu’il est critique. Des dynamiques démographiques déclinantes, la menace toujours latente de la stagnation séculaire, un surendettement apparemment sans fin : les analystes sont de plus en plus nombreux à prédire à l’Europe un sort à la japonaise. Hélas ! l’Europe risque de n’avoir pas même la chance de se fondre dans ce moule, dans sa situation actuelle. La dette, en soi, n’est pas la racine de tous ces maux. C’est l’inaction politique qui est en cause.
Propos recueillis par Frederic Bonnevay (M2006) et Jean-Baptiste Michau (M2006)