Gestion d’infrastructure L’optimisation des pôles d’échanges
S’il n’existe pas encore de modèle dominant en Europe concernant le statut des gares et aérogares, chacun sent à la lecture de la presse que la recomposition du secteur s’accélère. Tandis que l’Espagnol Abertis vient de s’assurer le monopole des aéroports anglais (sauf à Londres), en France les régions deviennent les autorités gestionnaires et concédantes des aéroports qui ne restent pas nationaux et l’État actionnaire choisit d’ouvrir le capital d’ADP.
Dans le secteur ferroviaire aussi, l’arrivée de nouveaux exploitants pose la question de l’impartialité du gestionnaire d’infrastructure, par exemple en Allemagne où l’opérateur historique se positionne à la fois comme l’un des opérateurs du marché et comme le gestionnaire d’infrastructure des voies (DB Net) et des gares (DB Station).
Quel doit être le rôle des gestionnaires de gares et d’aérogares ?
Quelles fonctions doivent-ils prendre en charge et quel doit être leur mode de gouvernance ? Cet article se propose d’explorer la question.
Adapter la gestion du site à la typologie des flux
L’optimisation d’une gare se lit d’abord à la fluidité des échanges entre un mode de transport principal1 et la zone de la chalandise de la gare, captée par des modes de pré-postacheminement.
Pour le gestionnaire d’infrastructure, la nature des contraintes d’optimisation varie selon les modes de transport en correspondance, le volume des flux à gérer, les types de clientèles – plus ou moins captives et plus ou moins sensibles à la valeur du temps.
Le schéma n° 1 donne une idée du casse-tête logistique de l’optimisation d’un pôle comme Paris-Charles- de-Gaulle, gérant 45 millions de voyageurs annuels et des milliers de migrations alternantes quotidiennes pour desservir la zone d’emploi.
Les services en gare doivent pouvoir s’adapter à la typologie des échanges : gare périurbaine de rabattement en parking +rail intégrant dans un même billet le stationnement et le tram, gare de banlieue synchronisant des correspondances quai à quai (Juvisy), aéroport tourné vers le point à point low-cost européen (Beauvais-Tillé), aéroport cherchant à optimiser l’irrigation de sa zone de chalandise pour atteindre la taille critique justifiant une offre intercontinentale (Lyon- Saint-Exupéry).
Limiter l’effet de rupture des correspondances
La fluidité dépend en premier lieu de la fréquence de l’offre et de la synchronisation entre l’offre du trajet principal et les modes de pré-postacheminement. Dans l’aéroportuaire par exemple, le fonctionnement en » hub and spoke » impose ainsi deux à trois plages de convergence par jour pour limiter le temps de correspondance, qui tient une place prépondérante dans le temps global de déplacement. À Roissy-CDG, dans le cas d’un trajet TGV + avion, le temps de correspondance représente en moyenne trois heures quarante minutes pour un trajet principal en avion de sept heures et un pré-postacheminement TGV de deux heures quinze minutes, soit 28 % du temps de trajet total. Il atteint même 39 % à Lyon- Saint-Exupéry2 sur des trajets TGV + avion, il est vrai de moins longue distance. Même sur des correspondances d’avion à avion, il est difficile de descendre en dessous de quarante-cinq minutes de battement, quel que soit l’aéroport3.
Les autres fonctions d’un pôle d’échange participent également à la performance d’ensemble. Elles suivent le parcours classique d’un client : stationnement, accueil-orientation, distribution de titres, commerces, enregistrement, accès à bord, pour citer les principales d’entre elles.
La performance du pôle d’échange dépend de la coopération d’acteurs à la fois complémentaires et concurrents
C’est l’ensemble de ces fonctions qui participent à la performance globale d’un pôle d’échange. La difficulté réside dans le fait qu’elles impliquent la coopération d’acteurs à la fois complémentaires et concurrents : le gestionnaire et le propriétaire du site (parfois différents), des transporteurs et agents de voyages, des commerces ou services publics et différents niveaux de pouvoirs publics.
La complémentarité joue par exemple entre les modes pour accroître la zone de chalandise du pôle d’échange, chaque transporteur bénéficiant dans une certaine mesure de la présence d’autres offres.
La complémentarité peut jouer également entre les transporteurs et les commerces, d’abord parce que les commerces participent à réduire le désagrément du temps d’attente et peuvent même faire gagner du temps aux clients en leur évitant des déplacements supplémentaires (teinturier, tabac, cadeaux, etc.). Ensuite parce que les commerces contribuent à humaniser la gare et favorisent la sûreté. Enfin parce que les commerces peuvent contribuer à financer le coût de construction (opération immobilière) ou à diminuer le coût d’exploitation supporté par les transporteurs.
Dans la nouvelle gare centrale de Berlin Hauptbahnhof, les 700 M€ d’investissement ont été largement financés par la construction d’un centre commercial et d’une tour de bureaux au sein même de la gare. En définitive, les clients dépensent plus dans le centre commercial qu’en titres de transport.
La concurrence s’exerce à la fois pour la maîtrise des clients et pour la maîtrise des ressources : principalement les espaces (allocation des slots ou des temps à quais, allocation des mètres carrés) mais éventuellement dans une moindre mesure les employés ou les subventions publiques.
Pour la maîtrise des clients, la concurrence est non seulement intramodale et intermodale, selon les distances de pertinence de chaque mode, mais aussi interopérateurs, ayant chacun une stratégie commerciale propre.
C’est pourquoi les exemples de coopération du type de celle qui existe entre Air France et Thalys pour relier Bruxelles à Roissy-CDG restent rares. Les compagnies aériennes préfèrent garder la maîtrise intégrale du réseau de pré-postacheminement, qui constitue une forme de barrière à l’entrée. Même en cas de coopération avec le fer, elles descendent rarement en dessous de 6 rotations par jour sur une destination donnée, quitte à réduire l’emport moyen de leurs vols. C’est ainsi que le nombre de mouvements a continué d’augmenter entre Paris-Lyon et Paris-Nantes malgré la mise en service du TGV, pour alimenter les hubs de Roissy et dans une moindre mesure d’Orly.
La baisse de l’emport moyen constaté sur les principaux aéroports européens s’explique peut-être aussi en partie par le fait que les compagnies aériennes, compte tenu du mode d’attribution des droits d’accès, préfèrent saturer les slots dont elles disposent déjà pour arbitrer le moment venu sur la façon de les utiliser.
Dans cet environnement, le gestionnaire du pôle d’échange peut plus ou moins sensiblement influencer la performance du pôle et la régulation des équilibres entre les acteurs, selon le spectre des responsabilités qui lui sont confiées et son mode de gouvernance.
Selon son positionnement, ses choix stratégiques peuvent être assez différents.
En matière d’investissements : qui décide, autorise et finance les nouvelles infrastructures ? Comment fixer la contribution des transporteurs déjà en place ? Comment les subventions publiques sont-elles répercutées au bénéfice des transporteurs et des clients ?
En matière d’allocation des espaces (quais, slots) : quelle est l’instance d’attribution et de régulation ? Faut-il mettre en place des enchères, ou favoriser la continuité (droit du plus ancien) ? Comment articuler l’allocation des espaces au sein du pôle d’échange (logique de point) avec l’allocation des sillons aériens ou ferroviaires (logique de segment) ?
En matière de tarification : qui prend le risque commercial de remplissage des capacités, c’est-à-dire de bon dimensionnement des infrastructures en regard des besoins ? En Espagne par exemple, l’ADIF4, qui gère à la fois les voies et les gares, prend directement une part du risque commercial en se rémunérant principalement en fonction du nombre de voyageurs plutôt qu’en fonction du nombre de mouvements ou du temps d’occupation des quais. En Allemagne, le choix inverse avait d’abord été appliqué : la tarification correspondait de fait à la répartition d’un coût fixe entre les différents transporteurs en fonction du nombre d’arrêts. Les tarifs étaient révisés en cas d’investissement et en cas de variation du plan de transport de l’un des transporteurs.
En matière d’exploitation, la régulation des trafics conduit nécessairement à des arbitrages entre les vols/les trains en cas de situation perturbée. Comment définir les priorités : minimiser le nombre de passagers affectés, favoriser un retour rapide à la normale, répartir les perturbations entre les opérateurs ?
En matière de maintenance : qui fixe le niveau de perturbation du trafic acceptable en cas de maintenance lourde de l’infrastructure du pôle d’échange ? Quel est l’arbitrage entre le coût de la maintenance et le niveau de la gêne occasionnée ?
En matière de services annexes, il appartient aux transporteurs d’examiner ce qu’ils réalisent directement ou ce qu’ils font faire par le gestionnaire de site, y compris en mutualisant un service avec d’autres transporteurs, pour des raisons de masse critique et d’effets d’échelle.
Trois schémas de relations entre les acteurs
Compte tenu des stratégies et rapports de force entre les transporteurs, les pouvoirs publics locaux et nationaux et les gestionnaires d’infrastructure eux-mêmes, trois principaux cas de figure se présentent.
1) L’intégration pour réduire les coûts de transaction, faciliter l’alignement des décisions et le partage de la valeur. C’est ainsi par exemple que l’EuroAirport de Bâle-Mulhouse peut décider d’exploiter lui-même des services ou commerces, sur le mode de la gérance, plutôt que de donner des autorisations d’occupation ou de concéder des espaces. C’est aussi le cas dans le domaine ferroviaire en Allemagne et en France où l’entreprise ferroviaire historique et le gestionnaire des gares restent intégrés.
2) Une coopération entre les acteurs, donnant lieu à des transactions au titre des intérêts mutuels bien compris ou tout simplement parce qu’elle est imposée par les droits donnés (par le législateur ou par un régulateur) à l’un des acteurs. C’est le cas de figure le plus général en matière de gestion des grands aéroports, c’est également le cas de la gestion des gares en Espagne.
3) Des interactions ne donnant pas lieu à une transaction monétaire : c’est le modèle le plus simple et le moins coûteux quand les enjeux ne justifient pas l’internalisation des externalités, positives ou négatives.
Compte tenu des enjeux et selon les situations (où est le bon équilibre entre l’optimum économique théorique lié à la réduction des coûts de transaction et le risque de rente ou de barrière à l’entrée ?), le mode de régulation des pôles d’échange prendra des formes diversifiées dans les pays d’Europe : une régulation assurée par le gestionnaire d’infrastructure lui-même (avec séparation claire des fonctions) ce qui suppose qu’il reste de statut public, une régulation organisée par une autorité indépendante et non partie prenante (à l’instar de l’ARCEP dans le secteur des télécommunications) ou un système mixte dans lequel le gestionnaire d’infrastructure joue un rôle important de régulation mais sous le contrôle d’une autorité indépendante. Enfin, en matière ferroviaire, lorsque le niveau d’activité des gares est très principalement dépendant des services de transports régionaux ou locaux financés dans le cadre de contrat avec obligations de service public, quel sera, à terme, le rôle des autorités organisatrices des transports ?
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1. Le trajet principal est la partie la plus longue du trajet en correspondance. Le pré-post est la partie la plus courte.
2. Source : étude DGAC de mars 2006.
3. Étude IATA 2005 sur les aéroports européens.
4. Gestionnaire d’infrastructure ferroviaire indépendant de l’exploitant historique, la RENFE.