Gestion publique ou gestion privée ?
Choisir entre gestion publique ou gestion privée pour la réalisation d’un mégaprojet nécessite de tenir compte des particularités de chaque projet, notamment de son degré d’innovation et du risque qu’il présente. Quel que soit le mode retenu, le soin porté au montage puis à la conduite du projet sera primordial pour sa réussite.
Quand on évoque la notion de mégaprojet, on pense naturellement à des opérations emblématiques, de taille exceptionnelle, comme le tunnel sous la Manche, le Lyon-Turin ferroviaire ou le Grand Paris Express. Mais, en fait, cette notion de mégaprojet se définit moins par sa taille dans l’absolu que par son importance vis-à-vis des capacités financières du maître d’ouvrage et son impact sur le fonctionnement du territoire concerné.
REPÈRES
D’après le portail FinInfra du ministère de l’Économie, les contrats de partenariat, qui sont passés par un pic d’engouement en 2011–2012, ont fortement décru en nombre depuis. Un quart d’entre eux seulement émanent de l’État, le reste des collectivités. Les grands projets y sont très minoritaires : seulement 9 % du total pour les contrats supérieurs à 150 M€.
Des projets aux caractéristiques communes
Ces opérations présentent quelques caractéristiques communes. Tout d’abord, leur processus de décision est toujours complexe, mais suppose un certain consensus social : l’Europe est aujourd’hui suffisamment équipée pour que l’adjonction d’un nouveau grand projet ne s’impose pas comme une évidence et, dès que ce projet porte atteinte à des intérêts privés ou à l’environnement (ce qui est très généralement le cas), son utilité doit être ressentie comme suffisante par une majorité de la population. Ce consensus est de plus en plus difficile à obtenir et l’expérience a montré que même un référendum local ayant confirmé une décision prise dans les formes légales n’a pas apporté de garanties contre des oppositions fortes qui ont finalement conduit la puissance publique à renoncer à son projet (aéroport Notre-Dame-des-Landes). Il faut à la fois une approche la plus scientifique possible de l’évaluation du projet et une action de concertation et de communication permettant d’y faire adhérer le plus grand nombre.
La décision suppose aussi un certain consensus politique, même si celui-ci ne peut souvent être que tacite du fait des vicissitudes de la vie politique locale ou nationale. Il faut alors distinguer entre les oppositions de simple posture politicienne, qui peuvent être contournées, et les vraies oppositions de fond, plus problématiques si elles correspondent à une vision partagée par une large fraction de la population.
La maîtrise des délais et surtout des coûts revêt une importance toute particulière : les lois statistiques qui concernent un ensemble d’opérations petites ou moyennes ne s‘appliquent plus et un dépassement significatif peut avoir des effets qui portent gravement atteinte aux équilibres financiers du maître d’ouvrage.
La maîtrise des coûts
Force est de constater que les dépassements des budgets sur les mégaprojets sont nombreux et souvent conséquents. Est-ce pour autant une fatalité ? Il y a aussi des exemples de tenue remarquable des coûts et des délais comme en témoignent les exemples du Crossrail de Londres et du tunnel du Saint-Gothard en Suisse, ce dernier faisant l’objet d’un article dans ce numéro, mais aussi les lignes ferroviaires à grande vitesse Tours-Bordeaux et Le Mans-Rennes, ou plus anciennement la première ligne du métro de Toulouse.
Il faut certes un peu de chance car, dans le domaine des travaux souterrains (ce qui est souvent le cas), on dit que l’ingénieur propose et que le sol dispose. Mais la chance se saisit et s’organise aussi, ne serait-ce que par quelques règles simples, de bon sens, mais parfois oubliées.
“Les dépassements des budgets sur les mégaprojets sont nombreux
et souvent conséquents”
Quelques règles d’or
D’abord, avoir une estimation de départ sincère et réaliste qui ne minore pas les coûts pour faire passer plus facilement la décision.
Ensuite, s’en tenir au programme et se garder de le faire évoluer. La plupart des dérives des coûts et des délais des grands projets (infrastructures ou bâtiments) tiennent à l’évolution du programme. On peut à cet égard se référer aux surcoûts considérables résultant des exigences sécuritaires imposées en cours de chantier pour le tunnel sous la Manche ou aux multiples modifications de programme ayant affecté certains projets d’hôpitaux menés en bail emphytéotique hospitalier. Le travail principal du maître d’ouvrage est ainsi de renoncer à toutes les bonnes idées à plusieurs millions d’euros chacune qui lui arrivent tous les matins.
Il faut se méfier de l’innovation technologique à tout prix. Certes il convient d’être suffisamment en pointe pour ne pas réaliser un équipement dépassé dès sa mise en service, mais on sera bien inspiré de n’utiliser que des solutions qui ont déjà été expérimentées au moins une fois. Le mégaprojet n’est pas le lieu idéal pour servir de laboratoire de recherche et développement : les conséquences peuvent être trop lourdes.
On doit disposer d’une provision pour aléas et veiller à la pousser devant soi le plus longtemps possible. Ainsi, quand une dépense supplémentaire apparaît indispensable, d’abord chercher à la financer par des économies sur d’autres postes plutôt que de « piocher » directement dans la provision. Veiller à garder aussi une part de la provision pour gérer les améliorations qui apparaîtront indispensables lors de la marche à blanc ou au début de l’exploitation.
On cherchera à limiter le nombre d’interfaces à régler directement par le maître d’ouvrage, quelle que soit sa qualité ou celle qu’il prétend avoir (interfaces entre génie civil et équipements ferroviaires par exemple, ou interfaces entre investissement et exploitation-maintenance). Nombre de dépassements viennent du traitement mal anticipé des interfaces dont on pourra se prémunir par une organisation contractuelle privilégiant les contrats globaux.
Enfin, veiller à associer l’exploitant suffisamment tôt et documenter soigneusement les échanges pour éviter les demandes intempestives de compléments juste avant la mise en service, qui peuvent être source de surcoûts et de reports de délai significatifs comme l’a montré, dans un domaine plus industriel, le retard du programme de l’A380.
Ce qui arrive quand on privilégie trop l’usager
Depuis plus de cinquante ans, un effort considérable d’investissement a été accompli, mais il l’a été le plus souvent en privilégiant l’usager par rapport au contribuable actuel (subventions) ou futur (emprunts). En même temps apparaissent des défauts de maintenance qui menacent la valeur patrimoniale et le niveau de service des ouvrages, qu’il s’agisse du rail ou du réseau routier non concédé. Cette dégradation, depuis longtemps constatée sur l’immobilier public (universités, hôpitaux…), s’est largement étendue aux infrastructures de transport, avec les mêmes conséquences négatives en termes de dégradation du service et de coût de remise à niveau.
L’importance du montage
On peut maintenant reprendre la question du titre de cet article : maîtrise d’ouvrage publique (exercée directement par l’administration ou confiée à un organisme de droit public) ou montage privé (par voie de partenariat public-privé ou de concession) ? La question doit être examinée au regard de deux critères : la disponibilité des financements publics et la maîtrise des coûts.
Les besoins n’ont pas disparu…
Certes, la France dispose aujourd’hui d’infrastructures très diversifiées et d’excellente qualité, résultat d’une politique volontariste d’aménagement du territoire amorcée dès le XVIIIe siècle. Elle est toutefois confrontée, comme les autres pays européens, à un triple défi. Celui de la transition énergétique, afin de sauvegarder notre planète en limitant les émissions de gaz à effet de serre ; celui de la compétitivité des territoires, avec la nécessaire résorption des goulots d’étranglement des réseaux de transport et leur modernisation ; et celui de l’accès au numérique fixe et mobile à très haut débit.
Tout cela nécessite des investissements en infrastructures considérables.
…mais la crise est passée par là
Si ce recours massif aux subventions et aux emprunts était supportable en période de faible endettement, d’inflation forte effaçant progressivement la dette et de croissance soutenue réduisant mécaniquement sa part dans le PIB, ce modèle a atteint ses limites dans un contexte où aucune de ces conditions n’est plus réalisée et est marqué par la crise des dettes publiques.
L’état des finances publiques est tel que le montage en financement de projet est plus que jamais une nécessité. Certes, c’en est fini des partenariats public-privé qui n’étaient que de simple commodité budgétaire, mais la ressource budgétaire est devenue trop rare pour qu’elle soit utilisée comme seule voie de financement. Elle doit donc servir de levier pour orienter les ressources des investisseurs financiers de long terme vers des projets d’intérêt général.
Ces ressources des investisseurs de long terme n’ont jamais été aussi abondantes (assureurs-vie, fonds de pension, fonds souverains). Il s’agit de faire se rencontrer ces ressources et ces besoins, et de créer de la valeur en transformant l’utilité socio-économique des projets, le plus souvent acquise à long terme, en faisabilité budgétaire et en rentabilité financière, toutes deux soumises à des contraintes de plus court terme.
L’acceptabilité sociale du montage dépend de la création de valeur
Si le montage en financement de projet fait moins appel à des ressources budgétaires immédiates, encore faut-il que les collectivités publiques soient en mesure d’honorer leurs redevances en marché de partenariat, leurs éventuelles subventions en concession, le choix de tel ou tel montage ne modifiant pas les fondamentaux économiques du projet. La gestion privée qui emporte le transfert des financements et des risques a un coût (taux d’intérêt plus élevés, primes de risque) ; elle ne présente d’intérêt que si les avantages apportés font plus que les compenser.
Le management privé présente des avantages indéniables sur la tenue des coûts et des délais. C’est le moyen de maîtriser le coût global de possession dans la durée en permettant les arbitrages les plus efficients entre investissement initial, entretien et renouvellements, en sanctuarisant les dépenses d’entretien et de maintenance (trop souvent négligées et rendues incertaines du fait de la règle de l’annuité budgétaire en gestion publique).
Cela permet aussi d’assurer la tenue des coûts, ne serait-ce qu’en rendant plus complexes les modifications de programme et le traitement des réclamations, causes de nombreux surcoûts en maîtrise d’ouvrage publique.
De même pour le respect des délais, la rémunération des investisseurs n’est assurée qu’une fois la mise en service effectuée, ce qui constitue un aiguillon certain.
On bénéficie enfin d’un monitoring de la part des investisseurs et des prêteurs, parfois pointilleux mais souvent très utile.
La concession de service public
La concession, par une rémunération au moins partielle du concessionnaire par l’usager, permet en outre de réduire et non seulement de différer l’apport de financements publics ; d’inciter à revisiter l’arbitrage entre le paiement par l’usager et le paiement par le contribuable, et enfin de contribuer à la valorisation du patrimoine existant si des sections déjà en service sont apportées à la concession. Elle est à cet égard plus porteuse de potentialités que le marché de partenariat, sous réserve que le service public en cause puisse être juridiquement et économiquement délégué à un opérateur de droit privé.
“L’organisation des contrats est
finalement plus importante que
le choix du type de montage”
Bien choisir son montage
Encore faut-il que ce qui est en quelque sorte un contrat d’assurance ne soit pas payé par une prime d’assurance trop élevée, car le transfert des risques et des financements a un coût inévitable. Cela impose donc d’examiner au coup par coup ces montages qui ne trouvent leur pertinence que si les acteurs privés sont plus à même que la puissance publique de maîtriser les risques. C’est notamment le cas dans les projets où les conditions de maintenance et d’exploitation dépendent beaucoup de la conception et de la réalisation, où les recettes dépendent d’une politique commerciale à organiser de façon professionnelle. C’est moins le cas dans les projets où la taille de l’opération ou les impondérables (de travaux souterrains par exemple) créent un risque difficilement supportable par les partenaires privés à des conditions économiques acceptables, dans ceux où les aléas sur la fréquentation ne dépendent que très partiellement de la performance du délégataire.
Il n’y a donc pas de solution miracle applicable à tous les grands projets. Par-delà les débats parfois idéologiques et irrationnels sur le type de montage, deux considérations priment.
L’organisation des contrats paraît encore plus importante que le choix du type de montage, avec un mot clé, la responsabilisation des entreprises et industriels. Cela milite pour des contrats globaux associant autant que faire se peut au moins conception, réalisation et maintenance. Là également, les primes de risque peuvent être élevées pour des chantiers complexes aux multiples incertitudes, mais le bilan est le plus souvent largement positif.
Maîtrise d’ouvrage gérée directement ou non par l’autorité publique, il est nécessaire en toute hypothèse que celle-ci soit capable d’une très grande rigueur dans la phase préparatoire et, si elle ne délègue pas la réalisation à un partenaire privé, qu’elle se dote d’une capacité managériale qui sache s’inspirer du meilleur des pratiques du management privé.