Giacomo PUCCINI : La Bohème
La Bohème est incontestablement un des plus beaux opéras au monde. Pour ma part, il est celui que j’emporterais sur l’île déserte, et j’aurai même l’impudeur de reconnaître que son troisième acte me tire régulièrement des larmes sincères depuis près de quarante ans.
La Bohème a été le premier grand succès de Puccini, en 1896. C’est un Arturo Toscanini de vingt-neuf ans, à l’aube de plus de soixante-dix ans de carrière, qui dirigeait le soir de la première (comme il dirigera la création de la dernière œuvre de Puccini, Turandot, trente ans plus tard).
L’histoire se passe à Paris, comme Manon Lescaut, Il Tabarro et La Rondine, trois autres opéras trop méconnus de Puccini, magnifiques également. Quatre jeunes artistes vivent la vie de bohème, les amours sincères du peintre Marcello et du poète Rodolfo fournissent la trame du roman en feuilleton de Murger (1851) dont Puccini s’est inspiré.
Notons que si Puccini a privilégié l’histoire d’amour de Rodolfo (représentant Murger lui-même, dans le roman) avec la fragile et mourante cousette Mimi, son rival Leoncavallo (l’auteur de Paillasse) a préféré l’année suivante mettre en musique les relations de Marcello et de la taquine Musetta.
La fin du XIXe siècle est le moment où l’opéra italien bascule. Verdi fait le lien, grâce à sa carrière d’une longueur exceptionnelle, entre le bel canto de Rossini, Donizetti, Bellini, et le vérisme de Puccini, Leoncavallo, Cilea, Giordano, Mascagni.
La Bohème est contemporaine d’Otello, l’opéra de l’extrême vieillesse de Verdi, où celui-ci transforme radicalement son style. L’orchestre, à partir de cette période, est un personnage à part entière, bien plus qu’un accompagnateur.
Le flux orchestral abandonne refrains, reprises et autres structures formatées des successions d’airs héritées du bel canto pour devenir un tissu musical qui marque action et sentiments en continuité, comme Wagner l’a inventé dans l’opéra allemand quelque quarante ans plus tôt.
Déjà présent, ô combien, dans Manon Lescaut, le génie de Puccini explose dans La Bohème. Deux heures d’une merveilleuse musique, prenante, poignante, tellement adaptée à ce qu’elle raconte, et doit faire ressentir.
Naturellement, les plus grands artistes se sont illustrés dans cet opéra, peut-être le plus grand. En intégrale ou en extraits, on trouvera de nombreuses versions en disque, beaucoup d’amateurs chérissant particulièrement la version dirigée par Karajan avec Pavarotti, Mirella Freni, Ghiaurov et Panerai (qui dit mieux ?).
Mais en représentation filmée en DVD, c’est cette production de l’opéra de Valence que nous conseillons sans aucun doute. Pour le chef d’orchestre et sa vision musicale, pour la troupe de jeunes chanteurs formidables, surtout pour la production, décors, costumes et mise en scène, proprement mémorable, l’une des plus belles qu’on ait vues.
Les décors tout d’abord, faits de toiles de maîtres impressionnistes (Monet, Renoir, Van Gogh, etc.) en vidéo sur les murs, allusion à la vie de bohème de ces peintres (pour certains) et au métier de Marcello, toiles contemporaines de Puccini (mais d’un demi-siècle ultérieures aux événements).
Ces décors à la fois beaux et réalistes sont une grande réussite, car on imagine combien il est difficile de rendre l’impression de la misère à cette époque tout en restant esthétique et agréable.
C’est également le cas des costumes, élégants sans anachronismes, rendant parfaitement justice à la condition des personnages, mais sans tomber dans le misérabilisme.
Mais la réussite musicale est à mettre à l’actif de Riccardo Chailly. Le chef italien, depuis trente ans à la tête successivement de deux des plus beaux orchestres d’Europe (Amsterdam puis Leipzig), rend l’orchestre de l’opéra de Valence (magnifique bâtiment du Palau de les Arts « Reina Sofia », ouvert en 2012) toujours passionnant, faisant continûment ressortir des détails pertinents, idéal pour un opéra que l’on connaît par cœur.
Les atmosphères différentes des quatre actes sont ainsi parfaitement rendues (notamment l’humour potache sensible lors des deux premiers actes), l’orchestre étant le meilleur des narrateurs. Le basculement de l’ambiance vers le drame au moment de l’entracte est nettement ressenti.
Du reste, tous les seconds rôles viennent saluer avant l’entracte, laissant les six personnages principaux saluer seuls à la fin de l’opéra, dans l’atmosphère suffocante de l’injustice de la mort de Mimi.
Une production d’exception pour l’opéra de l’île déserte.