Ginette : pour un humanisme compétitif
Pierre Laszlo et moi-même avons été invités à visiter l’École Sainte-Geneviève, alias Ginette. Nous nous y sommes rendus avec la curiosité d’anciens élèves de lycées publics parisiens et parce que cette institution éveille de fortes images. Il s’est confirmé que c’est une organisation très compétitive, nous ne pouvions en douter vu le nombre de reçus à l’X.
Nous avons surtout découvert des dispositifs originaux créés pour soutenir les élèves, favoriser leur équilibre de vie, les exercer à la solidarité et à la prise de responsabilité.
Afin de maintenir un équilibre de vie – le principal risque d’addiction semblant être le travail – et de favoriser le développement personnel, des rôles originaux ont été créés pour assurer un suivi individuel et collectif et mettre en œuvre la « coresponsabilité », concept qui résume la nature des relations au sein de l’École.
REPÈRES
Ginette est un établissement privé sous contrat d’association. La rémunération des enseignants, essentiellement des agrégés du public, est prise en charge par l’État.
Avec ses 880 élèves (prépas scientifiques, commerciales et agro-véto), elle équilibre ses comptes avec des droits de 11 000 € par an pour des élèves en pension complète. Pour éviter que l’argent soit un obstacle, une péréquation a été mise en place ainsi que des bourses et des prêts d’honneur.
Le prix annuel effectif varie ainsi de 17 650 € à 5 700 €. Pour les provinciaux (plus de 50 % des élèves) et les élèves venant de l’étranger (environ 15 %), cela dispense du paiement d’un loyer en région parisienne.
Soixante places d’internat de la réussite viennent d’être créées, offrant une gratuité totale à des élèves de familles aux ressources modestes : elles sont financées par la solidarité des anciens élèves.
Le préfet des études
Le préfet est une spécialité des établissements scolaires jésuites. Comme un directeur des études, il anime les activités pédagogiques, mais sa fonction va bien au-delà : études, santé, équilibre de vie.
“Chaque élève se voit chargé d’une responsabilité au service de la classe.”
Il s’entretient pour cela de façon systématique trois ou quatre fois par an avec chaque élève ; ce sont les « colles préfet » (chaque préfet accompagne autour de 300 élèves).
Il rencontre tous les quinze jours le bureau de chacune de ses classes, appelé bural, petit conseil de direction. Il comprend quatre élèves permanents, le PB (père du bural) ou la MB (mère du bural), responsables de la classe ; le rab et la rabinette qui font le lien avec l’aumônerie ; le chargé du travail qui s’occupe du colloscope, calendrier des interrogations orales.
En dehors de ces quatre charges principales, il en existe beaucoup d’autres, chaque élève se voyant chargé d’une responsabilité au service de la classe. En deuxième année, le responsable de la classe prend le nom de « Z », car il a aussi une responsabilité sur la « prépa », qui associe une classe de deuxième année et une classe de première année.
Le directeur de la vie étudiante
Le directeur de la vie étudiante supervise l’internat et la vie culturelle. Tous les élèves sont internes, logés généralement par chambres de deux en première année et seuls en deuxième année. Ils sont encadrés par un responsable de l’internat et des surveillants, peu nombreux (un pour une centaine d’élèves).
Loin d’être des « pions », ceux-ci sont là pour « veiller sur » le respect des règles du bien-vivre ensemble et ils sont armés pour soutenir les élèves qui en ressentent le besoin.
UN ACCOMPAGNEMENT INDIVIDUEL ET COLLECTIF
La mission des aumôniers va bien au-delà de l’animation des activités spirituelles et sociales : ils ont un rôle d’accompagnement individuel et collectif des élèves pour aider chacun à grandir en humanité.
Les correspondants de l’aumônier dans chaque classe sont le rab et la rabinette, dont la première tâche est de veiller à l’ambiance de la classe et de repérer les élèves dont le moral fléchit, afin de leur apporter le soutien nécessaire.
Une heure par semaine est destinée au « rabinage » dans chaque classe de première année. C’est un moment d’activité libre en dehors de toute hiérarchie : débat, invitation de conférenciers, présentation de son pays par un élève étranger, etc.
Les aumôniers
Les aumôniers sont des pères jésuites ou des laïcs, des hommes comme des femmes, ils représentent l’équivalent de quatre personnes à temps plein. Tous les élèves sont en relation avec l’aumônerie, quelles que soient leurs orientations religieuses. Les activités qu’elle organise sont, elles aussi, prises en charge par les élèves.
L’aumônerie organise bien sûr les activités spirituelles : une messe est célébrée chaque matin avant les cours pour les courageux, et une messe dominicale est célébrée le dimanche soir, dont l’organisation est confiée par roulement aux différentes prépas. Chaque prépa dispose aussi d’un créneau un soir de la semaine pour organiser sa « prière prépa ».
“Pendant le Ramadan, l’École organise le souper et l’accueil des élèves musulmans.”
L’aumônerie organise également quelques grandes célébrations qui rythment l’année, un pèlerinage à Chartres, ainsi que des activités sociales le jeudi après-midi. Ces activités sont libres et ouvertes à tous, et y assistent nombre de non-catholiques.
Par ailleurs, pendant le Ramadan, l’École organise le souper et l’accueil des élèves musulmans.
Une retraite de trois jours est proposée en fin de première année, entre le concours blanc et la journée conclusive. C’est un moment de prise de recul qui est précieux, et différentes modalités sont proposées afin de répondre aux divers types d’attente : près des deux tiers des élèves choisissent d’y participer.
Selon les aumôniers, les années de prépa sont des moments d’épreuves, mais elles peuvent être en même temps facteurs de croissance spirituelle, au sens large. Il s’agit d’y aider les élèves par des activités collectives et des échanges personnels.
Le contact individualisé se fait par des « colles aumônier » deux fois dans l’année, les échanges dépassant le religieux. Le terme de religion est ainsi pris au sens original re-ligere, relier les personnes entre elles.
UNE HEURE DE LIBERTÉ
Dans chaque classe, un élève est chargé d’organiser des activités culturelles, par exemple des sorties dans les musées, au concert, au théâtre. Un événement est organisé chaque mois à l’École : conférences et concerts. Un concours d’éloquence annuel mobilise les élèves et les professeurs qui sont membres des jurys.
Pour permettre aux élèves de préserver une heure de liberté pour des activités personnelles, en particulier le sport qui tient une grande place, ils déjeunent tous en même temps en vingt minutes (pas de self où il faudrait faire la queue).
Le corps enseignant
Certains professeurs avaient entendu dire, avant de postuler, qu’ils devraient assister à la messe tous les jours, faire le catéchisme, ou qu’ils seraient les rouages d’une machine à faire du chiffre tout en étant mieux payés.
Ils ont en fait la même rémunération que dans les lycées publics, et ils ont découvert un système structuré qui les aide dans leur mission tout en respectant leur liberté. Ils peuvent ainsi aller au-delà d’une simple relation pédagogique, ce qui paraît très gratifiant.
“Les prépas constituent souvent une famille de substitution pour les élèves.”
Ils ont des relations conviviales avec leurs élèves, participant avec eux à des activités sportives ou théâtrales, à des ateliers bridge ou cuisine, sans que leur autorité ne soit entamée. Les prépas constituent souvent une famille de substitution pour les élèves, dimension accentuée par le pensionnat pour tous et l’importance accordée à toutes les dimensions de la personne.
Pour les concours, les préfets discutent avec chaque élève, en relation avec les professeurs, du choix des écoles qu’ils vont présenter. On n’accepte pas qu’un bon élève ne présente que l’X et Normale, il devra aussi concourir à Centrale et aux Mines. S’il n’est pas reçu à l’X mais à l’une de ces écoles, on ne le reprendra pas en 5⁄2.
Pour les autres élèves, il en est de même : ils sont incités à éviter de choisir uniquement des concours difficiles pour eux.
Il reste toutefois des 5⁄2, autour de 12 %. Comme ils ont déjà vu les cours et les principaux exercices et qu’ils connaissent toutes les étapes de la scolarité, il leur est attribué des responsabilités de représentation et d’animation.
Les rites de travail collectif
Les élèves sont poussés à s’entraider pour les études elles-mêmes. Ils sont constitués en trinômes, réunissant un fort et deux plus faibles. Leur constitution est initiée par les préfets et les professeurs, qui établissent une liste de têtes de trinômes. Ce sont ensuite les burals qui constituent les groupes.
Ceux-ci se réunissent deux heures par semaine, après dîner. Ce dispositif aide ceux en difficulté, mais aussi les bons élèves : aider autrui à comprendre est une excellente manière d’apprendre.
Pour les concours, on dit parfois que ce ne sont pas des élèves qui passent les épreuves mais un collectif. De fait, lorsque les épreuves sont loin de Ginette, une organisation collective est mise en place. Pour le concours de Normale Cachan, l’École affrète des cars. Pour les épreuves de l’X au Parc floral de Vincennes, les élèves réservent des chambres pour loger à plusieurs.
Cela évite la solitude du candidat, dont le moral connaît forcément des hauts et des bas. Après chaque oral, ils remplissent une fiche et la classent de façon à ce que leurs camarades puissent en tirer profit .
Auparavant, ils repéraient les habitudes des examinateurs et faisaient circuler l’information mais maintenant ils n’en connaissent pas à l’avance le nom.
CHERCHER UN ÉQUILIBRE
Les professeurs contribuent, en relation avec les préfets et la direction, à la sélection des élèves. Celle-ci se traite sur dossiers, et l’exercice n’est pas facile car les bonnes notes ne sont pas très significatives. Les participations aux olympiades sont particulièrement appréciées car elles manifestent un goût pour la matière. Les candidats sont classés en quatre catégories, A, B, C, D.
Les A ne prêtent guère à discussion. Pour les autres, certains professeurs cherchent un équilibre. De bonnes notes en français et en philosophie laissent préjuger un esprit logique, et la différence aux concours se fait souvent sur ces matières. D’autres cherchent plutôt à privilégier de bons élèves de milieux sociaux en difficulté, ou de lycées éloignés de classes préparatoires (zones rurales), car ils savent qu’ils leur donnent une vraie chance. On cherche à éviter de recruter des élèves qui n’auraient pas le potentiel : ce serait les mettre en situation d’échec très préjudiciable pour eux.
Quand un candidat au profil intéressant mais risqué est retenu, il lui est attribué un tuteur qui va surveiller ses débuts en première année. En cas de difficultés majeures, il sera soutenu jusqu’à la fin de la première année pour avoir une équivalence et entrer à l’université en deuxième année de DEUG, si c’est la réorientation qu’il choisit. Mais ces cas sont très rares : pas plus d’un ou deux élèves sur 100 admis.
Bienveillance
Nous avons pu échanger librement avec une dizaine de Z et nous avons été frappés par leur adhésion au modèle, tout en ayant une grande ouverture d’esprit : on ne se sent pas dans un système qui organise une clôture par rapport à l’extérieur. D’après eux d’ailleurs, les « phénomènes », par exemple les surdoués en maths, ne sont pas étouffés.
Ils ont évoqué un cas d’élève qui s’est pris au jeu d’aider beaucoup de ses camarades. Il en est devenu très populaire et s’est ainsi trouvé valorisé. Pour ceux qui ont un problème relationnel, il semblerait que la bienveillance des rapports les aide à s’ouvrir.
Il se crée à Ginette des liens d’amitié profonde qui perdurent bien au-delà du temps de la prépa.
Savoir jouer collectif
Ce dispositif convient manifestement à beaucoup d’élèves dans un moment difficile de leur vie et à un âge où l’on cherche la convivialité. Il n’est pas sûr qu’il soit adapté à tous.
Du reste, lors des recrutements, l’importance du collectif est précisée aux candidats, afin que ceux qui préfèrent vivre de façon individuelle ne postulent pas à Ginette.
Réciproquement, il est recommandé aux élèves de Ginette qui intègrent une grande école de ne pas trop afficher leur adhésion à leur précédent collectif, car cela pourrait indisposer certains de leurs nouveaux camarades.
LES « GROUPES DE PÂQUES »
Un moment fort de travail collectif est le déroulement des « groupes de Pâques », soit peu avant les concours. Les élèves se regroupent par quatre ou cinq dans une maison pouvant les loger tous.
Pendant deux semaines, le rythme est le suivant : composition de 7 h 30 à 11 h 30, débriefing de 11 h 30 à 12 h 30. Déjeuner, puis révisions personnelles l’après-midi avant de prendre une pause tous ensemble à une heure choisie par le « maître du temps », qui gère le timing des activités.
Après dîner, café littéraire où l’on discute des œuvres au programme.