Giscard – de Gaulle : une filiation paradoxale
Giscard a été souvent la cible des gaullistes, mais qui, d’eux ou de lui, a été le véritable héritier et a le plus réellement tenté de préserver l’héritage du général de Gaulle ? Arnaud Teyssier est l’auteur, notamment, de Philippe Séguin, le remords de la droite (Perrin, 2017, réédition en 2020 dans la collection « Tempus ») et de De Gaulle 1969, l’autre révolution (Perrin, 2019).
Pour nombre de gaullistes convaincus ou orthodoxes, Valéry Giscard d’Estaing a toujours été un peu la figure du diable : l’homme qui aurait trahi une première fois le Général, en contribuant à faire échouer le référendum du 27 avril 1969 ; puis le président de la Ve République qui l’aurait trahi une seconde fois en faisant dévier le régime de sa course…
REPÈRES
Le Général a toujours apprécié les hauts fonctionnaires, qu’ils fussent issus de Polytechnique, ou de l’ENA, qu’il avait créée – Giscard avait fait les deux –, ou qu’ils aient été recrutés avant-guerre par le système des anciens concours spécialisés. Il a souvent été environné d’inspecteurs des finances, et ce dès la fin de la guerre et la Libération. On se souvient du rôle essentiel qu’a joué à cette époque – bien avant la phase plus politique et diplomatique de sa carrière – Maurice Couve de Murville : c’est lui qui aidera De Gaulle à préparer l’émission de monnaie dans la France libérée, enjeu essentiel pour éviter la mise en place de l’administration militaire directe envisagée par Roosevelt (AMGOT) et freiner la diffusion de billets émis par le Trésor américain.
Un jeune et apprécié ministre des finances
Valéry Giscard d’Estaing fut d’abord ministre de De Gaulle, et non des moindres. Qu’en disait le Général lui-même ? Du bien – même s’il est resté, comme d’usage, peu prodigue de ses appréciations. Au-delà de tous les propos rapportés, qui peuvent avoir été déformés quand ils ne sont pas simplement apocryphes, nous nous en tiendrons aux Mémoires d’espoir, le dernier opus du Général. Dans les toutes dernières pages publiées du tome 2, L’Effort, qui a été interrompu par la mort, de Gaulle évoque le plan de stabilisation de septembre 1963. Le chef de l’État est fermement attaché à la stabilité de la monnaie, pour des raisons à la fois économiques, politiques et symboliques. Il sait qu’il est peu suivi en ce domaine par « les milieux qui mènent les activités nationales », où « on tire certes à l’occasion la révérence aux principes, mais on utilise volontiers les commodités offertes par l’inflation à ses débuts. »
Le Premier ministre lui-même, Georges Pompidou, voudrait privilégier la croissance en cours, même au prix d’un certain niveau d’inflation. « Sans doute, écrit de Gaulle, Valéry Giscard d’Estaing, jeune ministre de l’Économie et des Finances, qui certes condamne l’inflation au nom des principes de « l’Inspection », mais à qui l’exécution va incomber au premier chef, est-il assez impressionné par ce que sa tâche d’intérêt général implique de rigoureux à l’égard de chacun des intérêts particuliers. Cependant, l’un et l’autre font leurs, sans réserves, mes résolutions. » En un sens, tout est dit. Au seuil de la mort, de Gaulle continue de voir en Giscard d’Estaing, avant toutes choses, un serviteur de l’État, issu de la prestigieuse « Inspection ». Un homme investi des meilleures traditions administratives, plus qu’un politique, qui fera passer l’impératif d’« intérêt général » avant toutes considérations particulières.
L’héritier émancipé de la famille Bardoux
Quinze ans après la Libération et le rôle joué par l’inspecteur des finances Couve de Murville, c’est l’heure de Valéry Giscard d’Estaing. Son entrée, très précoce, dans le gouvernement du général de Gaulle tient certainement, là encore, à l’estime et à la confiance qui sont dues au grand commis de l’État. Pourtant, Giscard est entré en politique dès 1956, comme député du Puy-de-Dôme : il a tout juste trente ans. Mais il est vrai que son père, Edmond, est lui-même inspecteur des finances – et économiste reconnu. Héritier politique de la famille Bardoux, VGE s’inscrit dans le courant des « indépendants », cette droite non gaulliste, voire souvent antigaulliste, qui est d’inspiration plutôt libérale et reste méfiante envers le Général, sa conception présumée autoritaire du pouvoir et son passé de résistant intransigeant.
“Les moyens dont on dispose doivent correspondre à la mission.”
Le jeune député Giscard d’Estaing, qui a participé très jeune aux combats pour la libération de la France, se rallie au général de Gaulle dès janvier 1959, ce qui lui vaut d’entrer presque aussitôt au gouvernement comme secrétaire d’État auprès du ministre des Finances et des Affaires économiques, Antoine Pinay. Très apprécié du Premier ministre Michel Debré, il est vite remarqué par de Gaulle lui-même, qui apprécie ses grandes capacités de travail et son exceptionnelle vivacité intellectuelle. Malgré leurs communes appartenances politiques, son destin se dissocie vite de celui de Pinay, qui doit quitter le gouvernement en 1960 en raison de ses lourdes divergences politiques avec le pouvoir gaullien. En janvier 1962, à 36 ans, il devient ministre des Finances et des Affaires économiques, poste qu’il conserve ensuite dans le gouvernement Pompidou jusqu’en janvier 1966.
Un accord sur l’objectif économique et budgétaire
Valéry Giscard d’Estaing a donc siégé au sein du gouvernement pendant près de sept années consécutives et il lui est revenu de conduire la politique économique et financière de la France dans un contexte historique décisif : celui du redressement du pays après les guerres de décolonisation, mais aussi celui d’une véritable reconstruction d’un système qui avait été durement éprouvé par la Seconde Guerre mondiale et l’Occupation mais n’avait jamais été réellement réformé depuis lors.
Sur ce plan, l’entente entre VGE et le Général est totale : « Mon idée, qui était tout à fait normale et que j’ai conservée depuis, c’est qu’il faut situer les finances publiques au voisinage de l’équilibre avec un léger excédent ou une légère insuffisance en fonction de la conjoncture et que, normalement, les finances publiques doivent être à l’équilibre. C’était aussi l’idée du général de Gaulle car, selon la conception des militaires, les moyens dont ils disposent doivent toujours correspondre à la mission. » (Interview parue dans la Revue politique et parlementaire, n° 1094–1095, janvier-juin 2020.)
Des divergences croissantes
Pourtant, dès l’origine, Giscard d’Estaing est loin de partager tous les choix du chef de l’État, notamment sur l’Algérie. Mais, contrairement à beaucoup d’indépendants, il adhère pleinement à la vision institutionnelle du général de Gaulle et soutient en particulier la révision de la constitution qui instaure l’élection du Président de la République au suffrage universel. Cette première phase de la carrière de VGE a été une expérience exceptionnelle pour lui, grâce à la proximité dont il bénéficia pendant ces années avec de Gaulle, grâce aux très nombreux entretiens qu’ils eurent en tête-à-tête, grâce aux moments essentiels qu’ils vécurent côte-à-côte, notamment dans les relations franco-allemandes.
À partir de janvier 1966, leurs chemins commencent à diverger. Lorsque s’engage le second septennat de Charles de Gaulle, Giscard d’Estaing doit quitter le gouvernement pour laisser les finances à Michel Debré. Sa dimension politique s’est accrue : Georges Pompidou voit désormais en lui un rival. Revenu sur les bancs de l’Assemblée, il crée son propre parti, la Fédération nationale des républicains indépendants, et définit sa position comme centriste et européenne. Il reste dans la majorité qui soutient De Gaulle – devenue très étroite après les élections législatives de 1967 –, mais avec plus de distance, de réserve, voire d’ambiguïté, notamment sur les questions économiques et internationales. Le fameux « oui, mais » devient en quelque sorte sa marque de fabrique.
Pourtant, dans le dénouement des événements de mai 68, au moment crucial que représente le départ du Général à Baden-Baden, il ne se mêle nullement aux intrigues qui ont cours et tient même informé le secrétaire général de l’Élysée, Bernard Tricot, de ces manœuvres : « Il voulait me dire, témoigne Tricot, en ma qualité de collaborateur personnel du Président de la République, que son groupe et lui-même avaient été l’objet, la veille, de démarches pressantes et renouvelées pour prendre parti en faveur du Premier ministre et pour le départ du Président de la République. Sans mettre en cause le Premier ministre lui-même, Giscard d’Estaing indiquait clairement que l’entourage de celui-ci était l’auteur de ces manœuvres. » Pour ces éléments, ainsi que pour une analyse de la vraie portée du référendum de 1969, je renvoie à mon ouvrage De Gaulle, 1969. L’autre révolution, Paris, Perrin, 2019.
La rupture
C’est seulement en 1969 que l’on peut observer une véritable rupture. À l’approche du référendum du 27 avril sur la régionalisation et la réforme du Sénat, auquel de Gaulle tient expressément comme le prélude nécessaire à une véritable révolution dans les rapports entre l’État et les Français, mais dont les intentions prophétiques sont trop complexes pour ses contemporains, Giscard le « lâche » : le 14 avril, sans prêcher ouvertement le « non », il fait savoir publiquement qu’il n’approuve pas le projet de référendum – confirmant ainsi une position qu’il avait exprimée dès l’origine, mais qui prend désormais une très lourde signification politique.
Comme le souligne Éric Roussel dans sa récente biographie de l’ancien président de la République (Éric Roussel, Valéry Giscard d’Estaing, Paris, L’Observatoire, 2018), il avait fait connaître de vive voix au Général sa conviction que la liquidation politique du Sénat était une erreur – et ce dernier aurait même reconnu qu’il avait « peut-être raison ».
Le nouveau Président
Après la démission du Général et l’élection de Georges Pompidou, Giscard revient au Gouvernement et retrouve son portefeuille des finances, avec une position politique bien différente : il n’est plus le collaborateur écouté du Général, mais l’un des principaux dirigeants de la majorité, ouvertement porteur d’une ambition présidentielle. On sait comment, avec le soutien d’une partie des députés gaullistes, il parvient à devancer Jacques Chaban-Delmas (autre inspecteur des finances…) dans la course à l’Elysée qui s’est ouverte après la mort de Georges Pompidou.
Une fois élu, avec une faible avance, face à François Mitterrand, VGE sait qu’il a pour mission historique d’empêcher (ou de retarder durablement) l’arrivée au pouvoir de l’union de la gauche, qui a été forgée entre le parti socialiste et le parti communiste et dont l’un des objectifs affichés est de transformer radicalement le régime de la Ve République. Par un certain nombre de réformes de société, qui s’inscrivent en réalité dans la continuité du septennat interrompu de Georges Pompidou, il s’efforce à une politique d’ouverture qui doit jouer le rôle d’un antidote.
Résolument européen, il heurte la sensibilité de nombreux gaullistes, désormais regroupés au sein du Rassemblement pour la République créé par Jacques Chirac. Mais, dans les faits, Giscard fait en sorte de maintenir les grands acquis institutionnels de la Ve République, durcissant même ses positions dans la dernière partie de son mandat, après les élections législatives qu’il remporte en 1978. Bien qu’affichant clairement sa position au centre, il continue de prôner une forme de rassemblement, moins ambitieuse toutefois que la conception gaullienne, mais qu’il théorisera plus tard dans son livre Deux Français sur trois (1984).
Une vision de l’avenir
Il faut se mettre en mémoire le propos si judicieux par lequel, un jour de 1997, Valéry Giscard d’Estaing saluera l’arrivée de Philippe Séguin à la tête du RPR : « Grâce à la vigueur de votre personnalité et au renouvellement des idées politiques dont vous avez le souci, on peut espérer voir renaître la grande force nationale, sociale et libérale qui pourra un jour reprendre en main le destin de la France et replacer sur leur trajectoire initiale les institutions égarées de la Ve République. » L’ancien président de la République ne parlait pas au hasard, puisqu’il avait été témoin, et même acteur – en partie involontaire – de ce changement de trajectoire : élection de François Mitterrand, cohabitations successives avec leurs effets délétères, dérive idéologique du RPR sous la conduite du clan chiraquien.
En réalité, Valéry Giscard d’Estaing avait voulu assurer la transition du gaullisme de De Gaulle, engagée par Georges Pompidou et interrompue par sa mort, vers un nouveau paradigme politique qui restât fidèle aux grandes caractéristiques de l’épure : davantage d’Europe et de libéralisme, certes, moins de jacobinisme, sans doute. Mais les fondamentaux devaient demeurer : force de l’exécutif, politique étrangère ambitieuse, rôle affirmé de l’État. Rien à voir avec les tentations néo-libérales qui se sont emparées de la droite française par la suite, avec plus ou moins d’intensité, mais avec une constante : le reniement de l’État comme force structurante de la société.
“Dans les faits, le président Giscard d’Estaing fait en sorte
de maintenir les grands acquis institutionnels
de la Ve République.”
Mais Giscard comprit – trop tard, vers 1978 – que les Français étaient moins spontanément portés vers le centre qu’il ne l’espérait et que l’histoire était plus tragique qu’il ne l’avait cru (selon le mot célèbre et si juste de Raymond Aron). C’est la pratique des institutions par François Mitterrand, ainsi que la mise en œuvre d’une décentralisation délibérément déstabilisante, qui a dérouté ses adversaires, notamment gaullistes – idéologiquement peu armés, privés de leurs repères fondamentaux. C’est sans doute ce qu’il entendra par son message à Philippe Séguin, c’est aussi le propos qu’il tiendra au début des années 2000 sur l’Europe, dont il avait toujours été un ardent partisan, mais dont il pressentait la fragilité nouvelle et la dérive dès lors qu’elle pratiquait un élargissement à marches forcées sans avoir pris le temps d’approfondir sa dimension politique.
Le plus gaullien des héritiers ?
VGE, en dépit d’une certaine rhétorique (« la société libérale avancée »), n’a donc jamais rompu avec certaines dimensions essentielles de l’héritage gaullien. Faut-il en conclure, avec Philippe Ratte (Ratte, Valéry Giscard d’Estaing. L’autre grand président, Paris, Odile Jacob, 2020), qu’il demeure « le plus gaullien des hommes d’État français en dehors de l’éponyme » ? Une chose est certaine : le mandat de Valéry Giscard d’Estaing fut marqué, comme celui de Georges Pompidou, par le souci anxieux de préserver les axes fondamentaux de la Ve République, dont il détenait tous les codes grâce à la proximité remarquable qu’il avait eue avec de Gaulle lui-même.
En ce sens, Giscard, malgré tous les changements ou accommodements qu’il apporta à la politique et à la société, et bien qu’il n’ait jamais appartenu à une formation ou un parti se réclamant du gaullisme – il en fut, au contraire, généralement la cible, au prix même de sa réélection en 1981 – fut loin, très loin même, d’être le véritable fossoyeur de l’œuvre du général de Gaulle. D’ailleurs, en 2020, évoquant le marasme européen, il gardait la nostalgie du grand homme comme d’un « personnage aux vues longues et désintéressées » : façon amusante de régler, en creux, leur compte à tous les autres.