Grandes Écoles : Le modèle universitaire des sociétés en développement
La publication du classement de Shangai fut un véritable douche froide pour les Grandes Écoles : on leur volait l’excellence. Les tentatives pour entrer dans le classement furent des échecs. Pourtant elles constituent bien un véritable modèle d’enseignement supérieur, un modèle universitaire par excellence des sociétés en développement. Qu’elles développent une stratégie de marques et jouent sur la force des métiers pour rayonner.
Les grandes écoles se targuaient d’être l’élite de l’enseignement supérieur. Jusqu’en 2003, où une nation renaissante et conquérante se mit en tête d’y voir plus clair dans le paysage foisonnant de l’enseignement supérieur international, avec l’idée de s’inspirer des meilleurs élèves pour se développer et se structurer.
Un classement mondial des universités s’imposait. Ce fut le classement de Shanghai.
Un positionnement perdu
Du jour au lendemain, par l’effet d’un classement aussi simple qu’efficace, une poignée d’universités furent hissées en modèle mondial de l’excellence, au premier titre desquelles Harvard, Stanford, Cambridge, Oxford ou encore le Massachusetts Institute of Technology (MIT).
“ Du jour au lendemain, une poignée d’universités furent hissées en modèle de l’excellence »
Une poignée d’universités dont ne faisaient pas partie les grandes écoles, reléguées dans les limbes du classement, du moins pour celles qui avaient la chance d’être classées.
À partir de cette date, l’identité des grandes écoles, trop exclusivement fondée sur l’excellence, vola en éclat. Comment tenir ce positionnement face à un classement de Shanghai revendiquant et consolidant année après année l’« excellence » comme critère principal de différenciation ?
Le positionnement des grandes écoles révéla tout à coup sa grande fragilité et, peu à peu, c’est le modèle même de la grande école qui fut remis en question.
Errances individuelles
Exclues du classement individuellement, les grandes écoles furent surtout exclues collectivement, en tant que modèle en contradiction avec celui qui était érigé en idéal. Aussi toutes les initiatives prises à titre individuel par les grandes écoles pour se distinguer dans le classement – ou par d’autres classements – le furent-elles pratiquement en pure perte.
Jusqu’à ce qu’elles se décident à rendre les armes et à se restructurer tant bien que mal, et au prix fort, autour du modèle des universités du haut du classement, en s’alignant sur la norme d’une recherche académique productiviste.
En intégrant plus ou moins artificiellement de nouvelles forces de recherche « publiantes », au prix d’une perte de cohésion et d’identité incontestable. Et, en tout cas, avec un sentiment d’orgueil blessé.
Avec son classement, l’université Jiao Tong de Shanghai transforma une poignée d’universités, comme Harvard, en marques mondiales.
© F11PHOTO / FOTOLIA.COM
LE MODÈLE NORD-AMÉRICAIN
Avec son classement, l’université Jiao Tong de Shanghai ne transforma pas seulement une poignée d’universités en marques mondiales. Elle imposa surtout au monde entier un modèle unique d’université, situé à l’opposé de celui des grandes écoles.
Un modèle pris comme idéal par les créateurs du classement. Le modèle de l’université nord-américaine. La grande université de recherche puissante et rayonnante de ses riches facultés et de ses milliers d’étudiants en formation. Une université ayant, au fil des années, assimilé et transformé à son image le modèle du temple de l’émulation intellectuelle imaginé par W. von Humboldt au XIXe siècle pour l’Allemagne moderne.
Un modèle qui n’aura inspiré qu’à la marge la France napoléonienne et républicaine, plutôt soucieuse d’affirmer le modèle de ses écoles appliquées.
Fuite en avant
Ayant ravalé leur orgueil, les grandes écoles finirent donc par épouser le mouvement, en se lançant dans cette nouvelle course mondiale à l’excellence, le plus souvent seules, ou autour de petites alliances imaginées pour atteindre la taille critique requise par les classements.
“ Le creuset d’une formation en prise avec les défis de société ”
Sans chercher à se revendiquer ensemble d’un modèle différent, d’un modèle qui pourrait s’offrir non pas en concurrence des grandes universités de recherche, mais en alternative.
Un mouvement qui, pour ce qui concerne les écoles de commerce, se transforma en une sorte de fuite en avant, avec des établissements qui, sous une forte contrainte financière, se lancèrent dans des stratégies de différenciation plus ou moins efficaces, avec des changements de nom et d’orientation à répétition.
Ce qui affaiblit encore un peu plus leur visibilité et leur attractivité face à de grandes universités capables de rayonner d’une identité quasi intemporelle. Ainsi se révélait l’impuissance des grandes écoles à retrouver une identité et une force collectives en dehors du positionnement perdu de l’excellence.
Le modèle universitaire des sociétés en développement
Pourtant, au-delà même de leur prétendue supériorité, les grandes écoles constituent bien un véritable modèle d’enseignement supérieur, d’une originalité et d’une unité certaines. Fondées en pleine révolution industrielle dans l’esprit républicain de la Révolution française, elles furent, plus qu’aucune autre université, le creuset d’une formation en prise avec les défis de société, accessible à tous, quel que soit leur origine sociale, sur le seul critère du mérite.
Ces établissements étaient porteurs d’une pédagogie et d’une recherche appliquées et, plus encore, impliquées. Impliquées dans la vie des sociétés. Impliquées dans le développement des sociétés.
Et c’est la raison pour laquelle les grandes écoles ne cessèrent de faire école et de se réinventer dans chaque domaine de la société porteur de nouveaux développements, jusque dans l’informatique et le numérique depuis une vingtaine d’années.
Modèles universitaires par excellence des sociétés en développement, les grandes écoles n’étaient donc pas condamnées à rester franco-françaises. Quoiqu’on l’ignore souvent, les grandes écoles sont en effet devenues, au fil des décennies, l’un des grands modèles universitaires des sociétés en développement en général, et de la zone francophone en particulier.
Au point qu’il existe aujourd’hui pratiquement autant, sinon plus, de grandes écoles en zone francophone qu’en France, et qu’il est désormais plus adapté en y faisant référence de parler de modèle universitaire des sociétés en développement que de modèle universitaire français.
Le nom « Polytechnique » s’est imposé comme marque pour les écoles d’ingénieurs à l’échelle de la francophonie.
© J. BARANDE / ÉCOLE POLYTECHNIQUE
UNE STRATÉGIE DE MARQUES
Un aperçu des noms adoptés à l’échelle de la francophonie le révèle : des marques se sont imposées dans chaque domaine de spécialité des grandes écoles :
« Polytechnique » pour les écoles d’ingénieurs,
« HEC » pour les écoles de commerce,
et « école normale supérieure » pour la formation du corps enseignant.
Polytechnique et HEC : des marques globales en devenir
Prendre conscience de l’identité désormais plus que française des grandes écoles n’est pas sans intérêt pour comprendre les stratégies de marque qui se sont révélées les plus efficaces au fil de leurs exportations, et ainsi déceler les pistes de rayonnement les plus prometteuses pour le modèle des grandes écoles.
Un destin collectif
On mesure à quel point il est difficile, voire totalement illusoire pour une seule grande école de faire concurrence à une université nord-américaine, et à toute université de recherche structurée depuis des décennies autour de ses puissantes facultés, sauf à se restructurer entièrement, et au prix fort, pour devenir l’une de ces jeunes universités que le monde voit émerger chaque année et qui aussitôt se fondent dans la masse.
“ Il est plus adapté de parler de modèle des sociétés en développement que de modèle français ”
Mais cette mise en perspective révèle tout le potentiel qu’il y aurait pour toutes les grandes écoles de la francophonie – et de la francophilie – à se projeter dans un destin collectif.
En se revendiquant d’un même modèle universitaire, né des sociétés en développement et pensé pour elles. Et en capitalisant, dans leurs domaines respectifs, sur les marques « polytechnique », « HEC » et « école normale supérieure ». Se mettant naturellement en réseau pour former et rayonner ensemble, en continuant de s’exporter.
La force des métiers pour rayonner
Que toutes les écoles « polytechniques » se rassemblent entre elles pour rayonner ensemble, et que les « HEC » et autres « écoles normales supérieures » du monde entier fassent de même pourrait faire sens et créer de la valeur pour toutes.
Première université française du classement de Shanghai en 2015, l’Université Pierre-et-Marie-Curie – Paris VI (UPMC) est à la 36e position du classement. © CSLD / SHUTTERSTOCK.COM
Il n’en demeure pas moins une question : les plus renommées, et plus encore celles qui jouent inexorablement la carte de la concurrence, en espérant briller dans les classements internationaux des universités de recherche, sont-elles prêtes à assumer leur identité commune et à s’unir, pour déployer tout le potentiel qui va avec ?
Quelle que soit leur réponse, force est de constater que la formation de jeunes femmes et de jeunes hommes pouvant exercer avec excellence leur métier d’ingénieur, d’entrepreneur ou d’enseignant reste au cœur des enjeux des sociétés en développement et en renouvellement.
Plusieurs grandes écoles en ont conscience, qui tiennent le cap de ce positionnement historique, et notamment les écoles privées qui prospèrent ou émergent avec rapidité, en se focalisant sur les métiers, loin du modèle idéalisé par le classement de Shanghai.
La tendance est visible partout, avec un axe « entrepreneuriat » qui transforme tous les cursus et conduit à réhabiliter la pédagogie et les compétences acquises par l’expérience.
Les grandes écoles reviennent à leurs fondamentaux, à la formation de véritables corps de métier. Rien ne les empêche, dès lors, de s’unir pour rayonner autour de chacun de ces métiers et de capitaliser sur des marques puissantes pour garder leur originalité et leur place dans l’espace mondialisé de l’enseignement supérieur.
Une attente sociale à l’échelle mondiale
Que les grandes écoles s’unissent pour faire valoir leur originalité à l’échelle mondiale pourrait relever de l’orgueil, si l’opportunité n’était pas présente. Dans un contexte de développement continu de l’enseignement supérieur international, Harvard, Stanford, Cambridge, Oxford et le MIT, pour ne citer que quelques-unes de ces universités du haut des classements, n’ont pas fini de rayonner.
“ Les grandes écoles reviennent à la formation de véritables corps de métier ”
Et quelques universités françaises ont montré qu’elles peuvent rivaliser la tête haute.
Pourtant, le modèle universitaire prôné par le classement de Shanghai ne constitue pas l’alpha et l’oméga de l’enseignement supérieur, et la compétition affiche ses limites.
Ainsi, les critiques fusent, de l’extérieur et le plus souvent de l’intérieur, pour dénoncer les dérives de ces universités, spécialement au cœur du réacteur, dans le domaine de la recherche qui, alimenté par la concurrence et l’argent, s’éloigne chaque jour un peu plus de l’idéal et des promesses de la science.
En oubliant quelques instants la course aux honneurs qui anime trop souvent professeurs, chercheurs et grands établissements d’enseignement supérieur pour considérer calmement les attentes en matière d’enseignement supérieur, d’autres perspectives se dessinent.
Que l’on en juge par les initiatives qui se lancent chaque jour à la faveur d’idéalistes et d’entrepreneurs du monde entier, et l’on prendra conscience que le monde est sans doute plus ouvert que jamais aux professionnels opérationnels et éclairés.
Plus que jamais prêt à recevoir une alternative qui a fait ses preuves dans le champ de l’enseignement supérieur : les grandes écoles.
Grandes peut-être par leur supériorité. Mais grandes d’abord et avant tout de l’originalité de leur modèle. De leur ambition au service du développement et du renouvellement des sociétés.
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Excellent article monsieur
Excellent article monsieur Behue !