Grands risques et nouveaux risques
REPÈRES
REPÈRES
Les tendances croissantes des montants des sinistres et de leurs fréquences, extrapolées et publiées par les deux plus grands réassureurs mondiaux, Swiss Re et Munich Re, semblent annoncer une croissance des sinistres extrêmes qui, couplée aux débats scientifiques actuels sur l’éventuel réchauffement climatique global à venir, laisse présager un futur apocalyptique. Quant à l’émergence de nouveaux risques sur la santé des populations, par exemple les éventuelles pathologies liées aux manipulations génétiques ou à l’usage intensif des téléphones portables, elle contribue à noircir encore plus les spéculations sur les risques attendus à plus ou moins long terme.
Pour les assureurs, le XXIe siècle est mal parti
Pour les assureurs, le vingt et unième siècle est mal parti. Sa première décennie (2001 à 2011) a vu se réaliser un grand nombre de sinistres majeurs, qui ont aussi été des records historiques en termes de pertes économiques et de nombre de victimes. Toutes les branches de l’assurance ont été affectées. Les risques naturels avec les cyclones (Katrina en 2005), les nombreuses inondations (2005 en Europe centrale, Draguignan en 2010), les tremblements de terre de magnitude extrême (Chili en 2010, Japon en mars 2011), les tsunamis (Sumatra en 2004 et à nouveau le Japon en mars 2011), les volcans (Islande en 2010), les tempêtes (Klaus en 2009), les submersions des côtes (Xynthia en 2010) ; les risques industriels aux impacts urbains ou environnementaux dramatiques, qu’ils soient dus à la maladresse des opérateurs avec les explosions d’usines chimiques (AZF à Toulouse en 2001) et de plateformes pétrolières (BP dans le golfe du Mexique en 2010) ou dus à une cause naturelle (les centrales nucléaires au Japon après le séisme et le tsunami de mars 2011) ; les risques politiques ou sociaux avec les attentats meurtriers et destructeurs (World Trade Center en 2001) et la récurrence des actes de piraterie maritime (Somalie) ; les risques financiers enfin.
Croissance et concentration
AIG
La crise dite des subprimes à partir de 2008 a non seulement réduit les valeurs des placements des assureurs, mais aussi révélé le dévoiement d’un grand assureur en quasi-faillite (AIG), qui pratiquait une activité bancaire en dehors du cadre réglementaire « Bâle II « , autrement dit sans avoir les capitaux propres ni les provisions suffisants.
Toutefois, ce tableau inquiétant de l’état du monde ne signifie pas que les phénomènes naturels sont devenus plus fréquents et plus intenses. Comme l’analyse historique des catastrophes naturelles nous le montre, l’incontestable aggravation des montants des sinistres extrêmes et leur apparente plus grande fréquence sont surtout dues à la croissance économique et à la concentration géographique des populations et des richesses exposées aux risques naturels.
À l’inverse, la relative rareté de certains sinistres d’origine industrielle, comme ceux liés à l’industrie électronucléaire, ne signifie pas que ces risques sont entièrement maîtrisés. Un rappel sur les paradoxes des risques extrêmes nous montre qu’il convient de rester vigilant et de renforcer la prévention car, à long terme, la valeur moyenne de ces sinistres industriels ne peut que croître.
Catastrophes naturelles
Percolation
On veut traverser un gué sans se mouiller, en sautant de rocher en rocher. Si le nombre de rochers est faible, cette traversée peut être impossible : la probabilité de traversée à sec est nulle. Lorsque le nombre de rochers augmente, il est possible qu’un chemin tortueux à sec apparaisse, d’où une faible probabilité de passage. Passé une certaine densité de rochers, un très grand nombre de chemins sont utilisables, d’où une quasi-certitude de pouvoir traverser à sec. L’augmentation brutale et importante de cette probabilité constitue le seuil de percolation. Dans le contexte des catastrophes climatiques, dès que la taille et la concentration des populations et des richesses dépassent un certain niveau, dénommé seuil de percolation, la probabilité des sinistres augmente fortement, voire tend vers un.
La tempête Xynthia, fin février 2010, couplée à un fort coefficient de marée, comme en Hollande en 1953, qui submergea une partie des côtes vendéennes et coûta la vie à 53 personnes, illustre de façon caricaturale l’impact de la croissance économique et de la concentration des populations sur les montants des dommages. S’il n’y avait pas eu urbanisation récente des zones côtières, parfois situées au-dessous du niveau de la mer, les dommages auraient été négligeables.
Or, les historiens1 ont montré que, depuis le Moyen Âge, la Vendée a connu un grand nombre de tempêtes équivalentes à Xynthia et a aussi subi le passage de plusieurs tsunamis, un phénomène moins connu parce que rare mais encore plus dangereux que les tempêtes en raison de son imprévisibilité. Ce qui a trompé les édiles locaux, qui ont autorisé les lotissements dans des zones susceptibles d’être submergées, c’est la relative absence de tempêtes semblables au cours des cent dernières années, qui a fait perdre la mémoire des tempêtes extrêmes.
Fréquence triplée
L’histoire récente des 96 catastrophes climatiques aux États-Unis entre 1980 et 2009, recensées par la NOAA (National Oceanic and Atmospheric Administration), montre en outre que si la croissance économique et la concentration géographique sont les causes de l’aggravation des dommages, elles sont aussi les causes de l’augmentation de la fréquence des catastrophes2. En effet, entre 1980 et 1990 inclus, il y eut chaque année, en moyenne, 1,27 catastrophe climatique qui a coûté plus d’un milliard de dollars. Depuis 1991 la fréquence annuelle de ces catastrophes climatiques a plus que triplé : 4,55.
Depuis le Moyen Âge, la Vendée a connu un grand nombre de tempêtes équivalentes à Xynthia
Facteur aggravant, alors qu’entre 1980 et 1990 quatre années n’avaient pas connu de catastrophes climatiques, depuis 1991 toutes les années sans exception en ont subi au moins deux, souvent quatre, voire six comme en 2006 et en 2009 ou huit comme en 1998 et même neuf comme en 2008.
Cette forte augmentation de la fréquence des sinistres ne résulte pas d’une modification brutale du climat des États-Unis à partir de 1991, qui serait passée inaperçue des climatologistes et des environnementalistes, mais d’un effet non-linéaire de la croissance économique et de la concentration des populations.
Il semble qu’à partir des années 1990 la densité de la population et des richesses exposées aux événements climatiques ait franchi un seuil critique, au-delà duquel il y a une probabilité proche de un, pour que des sinistres majeurs se réalisent chaque année, alors qu’avant 1991 la probabilité de ces sinistres était très inférieure à un. D’où la forte augmentation du nombre de catastrophes, à climat inchangé.
Urbanisation
Circonstance aggravante, la taille des villes ou agglomérations renforce les effets destructeurs des catastrophes naturelles. Dans le cas des cyclones frappant la côte Atlantique des États-Unis, une étude historique et statistique, couvrant la période 1925–1995, a révélé un effet d’échelle très sensible, résumé dans le tableau ci-dessous3. Il s’agit des montants médians des dommages, normalisés en dollars constants, en population et en richesse économique constantes, rapportés au nombre d’habitants, figurant en colonne, ventilés par classe de cyclones selon l’échelle de Saffir- Simpson, figurant en ligne.
Le nombre de cyclones depuis 1925 figure entre parenthèses. Tous les montants sont calculés en millions de dollars de 1995. L’ouragan Andrew (1992) a été classé dans la catégorie 4 alors que le cyclone Katrina (2005) serait classé dans la catégorie 5. Les données sur Katrina ont été calculées par nous et conduisent aujourd’hui à porter le montant des dommages à 135 milliards de dollars au lieu des 110 milliards de dollars inscrits dans le tableau.
Facteurs combinés
Les dommages médians croissent fortement avec l’intensité des cyclones, un résultat attendu, mais ils augmentent aussi avec le nombre d’habitants. La combinaison de ces deux facteurs met en évidence une relation plus que proportionnelle entre la taille des villes et les montants des dommages. Puisqu’elle va toujours de pair avec une urbanisation croissante, la croissance économique aggrave donc la sinistralité.
Il faut donc s’attendre à des sinistres extrêmes encore plus coûteux dans le futur, même si le climat reste inchangé. Évidemment, si le réchauffement climatique global devait se réaliser et qu’il entraîne une augmentation du nombre de cyclones, comme le prédisent certains climatologues, cette aggravation tendancielle de la sinistralité serait encore plus marquée.
Origine technologique
Il faut s’attendre à des sinistres extrêmes encore plus coûteux dans le futur
Les catastrophes d’origine technologique constituent une catégorie « fourre-tout » qui contient les catastrophes dues aux explosions d’usines chimiques et de centrales nucléaires, auxquelles on peut joindre les ruptures de barrages et tous les sinistres à développement long engendrés par l’usage ou la consommation de substances dangereuses pour la santé comme l’amiante, les médicaments (Thalidomide et Distilbène), les rayonnements ionisants, voire pour certains auteurs, les ondes électromagnétiques.
Le très grand nombre et la variété des événements dangereux et les montants potentiellement illimités des dommages qu’ils peuvent engendrer, tant en nombre de victimes qu’en pertes économiques, ont suscité de nombreuses réactions politiques ou consuméristes. Comme pour les catastrophes d’origine naturelle, les scénarios apocalyptiques se sont d’autant plus multipliés que certains risques ne sont pas assurables car ils dépassent les capacités des assureurs et que des doutes subsistent quant à la capacité des États à faire face aux conséquences de ces catastrophes, d’où une angoisse diffuse dans les populations exposées.
Valeurs extrêmes
L’exemple de l’explosion de Tchernobyl en avril 1986 est à bien des égards le modèle de tous les scénarios de catastrophes technologiques, dont celle que le Japon subit actuellement avec ses centrales nucléaires exposées aux risques telluriques (séismes et tsunamis). Tout d’abord les dommages. Ils ont été gigantesques tant sur le plan matériel que pour l’environnement. Bien que non évalués par les autorités, ils ont contraint les populations à être évacuées de façon définitive (43000 habitants à Pripiat, la ville voisine) et il est fort probable que l’État soviétique, déjà affaibli, subit à cette occasion un échec majeur qui a contribué à sa disparition quelques années après.
Ensuite, la distribution statistique des dommages dus aux accidents dans les usines électronucléaires est caractéristique des distributions sans valeur moyenne : les « petits » accidents, que les ingénieurs nomment parfois « incidents », sont nombreux. Leurs conséquences sont minimes, elles ne vont pas au-delà de l’arrêt temporaire de l’exploitation. En revanche, quelques rares événements sont très coûteux car entraînant l’arrêt prolongé de l’installation puis sa reconstruction, comme la centrale de Three Mile Island (Pennsylvanie) en 1979, qui manqua de peu d’être le Tchernobyl américain. Ils peuvent aller jusqu’au déclassement définitif de l’installation endommagée, comme cela sera vraisemblablement le cas au Japon.
Outils adaptés
Statistiques à réévaluer
L’évaluation des dommages moyens par les méthodes statistiques habituelles (total des dommages divisé par le nombre de centrales en activité, avec pondération pour tenir compte des puissances installées et du nombre d’heures d’activité) sous-évalue les risques réels qu’il faut réévaluer dès la survenue d’un accident majeur. En effet, une succession de nombreux incidents bénins peut donner l’apparence d’une valeur moyenne très faible que le moindre accident grave suffit à multiplier par un facteur disproportionné. En conséquence, évaluer le risque moyen dans l’industrie électronucléaire civile à partir des événements réalisés dans le passé n’apporte aucune information utile.
Il faut intégrer les informations contenues dans ce que le jargon statistique on appelle la » queue de distribution » qui regroupe les valeurs extrêmes peu fréquentes.
Pour évaluer les risques liés à l’industrie électronucléaire, plus généralement toutes les industries susceptibles de subir des sinistres dont la distribution n’a pas de moyenne, parce que les rares valeurs extrêmes des dommages sont très éloignées des nombreuses valeurs faibles, il faut utiliser des outils statistiques particuliers où les valeurs moyennes ne sont pas constantes.
Elles croissent lentement avec le nombre de centrales en exploitation ou avec le nombre de molécules nouvelles mises sur le marché4. Par exemple, si le nombre de centrales dans le monde est multiplié par dix, le risque moyen est multiplié par trois, alors que dans les statistiques » standard « , en vertu de la loi des grands nombres, l’augmentation du nombre d’usines fait converger la moyenne vers une valeur fixe indépendante du nombre d’usines.
Autrement dit, dans la mesure où la croissance économique nécessite de plus en plus de centrales nucléaires pour satisfaire les besoins en énergie et dans la mesure où les progrès de la médecine vont de pair avec la mise au point de nouvelles molécules, il faut s’attendre à ce que les catastrophes d’origine technologique soient plus nombreuses et plus coûteuses, sauf à mettre en place des politiques de prévention et de précaution, elles aussi de plus en plus coûteuses.
Augmenter les fonds propres
Les assureurs devront faire appel à leurs actionnaires ou à leurs adhérents
Pour les assureurs, la croissance des dommages extrêmes, d’origine naturelle ou technologique, et l’augmentation actuelle de leur fréquence sont d’abord les conséquences de la croissance économique. Comme la croissance économique favorise la demande d’assurance, le niveau d’activité de cette branche est donc appelé à croître. Mais les capacités des assureurs doivent être adéquates. Elles devront donc augmenter.
Si, comme on peut le craindre, la rentabilité des placements financiers venait à baisser durablement ou être plus volatile, comme on peut l’observer depuis la crise des subprimes, les assureurs devront faire appel à leurs actionnaires ou à leurs adhérents s’il s’agit des sociétés mutuelles. Répondront-ils aux appels de fonds ? Si la réponse est oui, alors il n’y aura pas de crise de l’assurance confrontée à l’élévation tendancielle des risques. Si la réponse est non, une crise majeure de l’offre est à craindre, qui contraindra les assureurs publics et les États à se substituer à un secteur privé trop peu capitalisé.
1. Emmanuel Garnier et Frédéric Surville, La tempête Xynthia face à l’histoire. Submersions et tsunamis sur les littoraux français du Moyen Âge à nos jours, Le Croît vif, Éditions Charentaises, Saintes, 2010.
2. Daniel Zajdenweber, Économie des extrêmes. Krachs, catastrophes, inégalités, Flammarion, Paris, 2009.
3. Roger A. Pielke Jr et Christopher W. Landsea (1998), » Normalized Hurricane Damages in the United States (1925−1995) « , Weather and Forecasting, 13, p. 621–631.
4. Daniel Zajdenweber (2009), op.cit.