Groupes et marques
REPÈRES
Si plus de 300 marques d’automobiles ont vu le jour en Europe, on en compte aujourd’hui moins d’une trentaine significativement connue. Vingt-deux d’entre elles appartiennent à des groupes qui représentent la quasi-totalité de la production » européenne « . Une concentration qui s’explique autant par des impératifs industriels que des impératifs commerciaux : communiquer sur la marque et offrir un réseau de distribution dense.
500 millions de véhicules, c’est plus d’un milliard de personnes en contact régulier avec l’automobile
La dimension industrielle du secteur automobile – nombre d’emplois et poids économique – ne doit pas occulter l’importance des clients. Car 500 millions de véhicules roulants, c’est plus d’un milliard de personnes en contact régulier avec l’automobile, sans compter ceux qui souhaiteraient être acheteur mais n’en ont pas (encore ?) la possibilité.
Leurs choix sont guidés par les éléments dont elles disposent : certains sont matériels, d’autres le sont moins, certains sont objectifs, d’autres sont plus subjectifs.
Parc roulant
Le premier élément matériel de contact d’un constructeur avec l’ensemble du public est constitué par son parc roulant : à condition de facilement associer un véhicule à un constructeur. On est aidé en cela par l’habitude qu’ont, depuis longtemps, les constructeurs d’indiquer sur leurs produits un nom ou un logo ; mais l’attribution est loin d’être parfaite notamment pour les logos.
Chaque constructeur considère que son nom et son logo sont bien connus de tous, certains n’hésitent pas à en changer sans se préoccuper de la continuité.
Attributs clés
Approches opposées
En matière de marques et logos, on peut observer une grande différence entre Peugeot qui fait évoluer par étapes successives soignées et prudentes le graphisme de son lion et General Motors qui, brutalement, remplace Daewoo par Chevrolet abandonnant le parc roulant Daewoo comme support
À ce parc roulant chacun va attribuer, plus ou moins consciemment, un certain nombre de caractéristiques. La première est la densité relative dans la région du monde concernée qui sera pour beaucoup la seule indication sur la taille du constructeur. L’appréciation dépendra beaucoup de la zone concernée. Ensuite, le nombre de modèles en circulation reflétera la richesse de l’offre. Quant à la qualité, le principal facteur d’appréciation sera l’état apparent de ces véhicules (et éventuellement le nombre de véhicules en panne) : il est souvent éloigné des indicateurs mesurés en sortie d’usine qui servent de guide à nombre de directions Qualité.
La constitution de ce parc est très variable : accumulation des ventes de véhicules neufs de moins de quatre ou cinq ans dans les zones les plus favorisées ; véhicules ayant jusqu’à douze à quinze ans dans beaucoup d’endroits ; et, des cas extrêmes, parc figé depuis plusieurs décennies suite à un changement politique fort.
On comprend aussi pourquoi il peut y avoir une très grande différence d’appréciation, pour un constructeur donné, entre un observateur moyen sensible au parc roulant, un expert économique bien informé sensible à la production réelle actuelle et un journaliste spécialisé sensible aux dernières annonces de produits futurs.
Réseaux de distribution
Taxis Mercedes
L’influence du propriétaire ou de l’utilisateur est un élément subjectif important dans l’appréciation du parc roulant. Si on peut facilement associer, à un endroit donné, un constructeur à une catégorie socioprofessionnelle locale il y a automatiquement une modification de l’appréciation du constructeur et de ses véhicules. Un exemple est la position forte de Mercedes dans les taxis qui lui donne une image de solidité et d’endurance.
Pour un client, l’achat d’un véhicule est un achat important par son montant et par son rôle dans la vie ; il souhaite prendre contact avec l’objet avant achat et il attend un minimum de formation lors de la livraison. Il faut donc un réseau de points de vente avec du personnel formé et des installations pour assurer la présentation et la distribution des produits.
De plus, il faut un réseau de points d’entretien avec du personnel qualifié et des moyens. L’image de ces réseaux varie selon les zones où l’on se place mais elle constitue un élément d’évaluation du constructeur concerné, avec les mêmes problèmes d’identification à un constructeur que pour les véhicules.
Information et communication
Internet change la donne
Il est toujours important pour un constructeur de comprendre comment se fabrique un consensus autour d’une image ; on a vu ces derniers mois Toyota, modèle de qualité, passer brutalement de positif à négatif à cause d’une série d’incidents techniques supposés ; le passage inverse de négatif à positif est aussi possible mais dans ce cas il est toujours long. La multiplication des blogs et des forums sur Internet méritent un suivi tout particulier.
Il s’agit de toute une série de flux d’informations plus ou moins contrôlés par le constructeur. Les possesseurs de véhicules d’un constructeur sont un vecteur important de transmission d’informations ; ils ont généralement une opinion plus favorable de leur véhicule que les non-possesseurs, ils sont prêts à la faire partager et à défendre leur choix. C’est un support très positif pour peu qu’on lui donne des motifs de fierté.
La publicité est évidemment le support le mieux contrôlé par le constructeur mais son efficacité et son contenu sont toujours discutés.
Les possesseurs de véhicules sont un vecteur important de transmission d’informations
La communication (comptes rendus d’essais, articles comparatifs, etc.) dans les médias est aussi un support important, en principe non contrôlé par le constructeur, même si elle peut être suscitée par l’organisation d’opérations de communication.
Le sport automobile est aussi un bon support de communication, à condition de gagner bien sûr. Il s’adresse à un public spécifique, souvent jeune, et toujours considéré par son entourage comme une source de conseils de bonne qualité.
Gammes de modèles
Âge des modèles
Un critère d’appréciation d’une gamme est l’âge des modèles proposés, sachant que, comme tout produit, les automobiles ont des cycles de vie avec une période de croissance, puis une période d’efficacité maximale et ensuite une période de déclin. Avoir une gamme de modèles plus jeune que celle d’un concurrent est un avantage à couverture identique si les modèles sont bons puisque cela retarde les périodes de déclin et le risque lié au renouvellement mais c’est un désastre si les modèles fonctionnent mal car il faudra attendre les renouvellements pour retrouver un meilleur potentiel de vente.
La liste des modèles et versions disponibles à la vente est un élément clé. C’est celui sur lequel l’action est la plus facile et la plus rapide : c’est le résultat de décisions internes et sur une période de dix ans environ elle est complètement renouvelée.
Le premier critère pour apprécier la qualité d’une gamme de modèles est la couverture du marché, qu’on peut définir comme le pourcentage du marché constitué par les segments où la gamme du constructeur concerné est présente. Contrairement à l’apparente précision c’est une notion assez subjective, la couverture de marché étant fonction de la segmentation retenue. Cette quantification est aussi fonction du marché géographique considéré. Malgré ce caractère subjectif, c’est le critère qui définira le mieux le potentiel de vente d’une gamme. Cela est d’autant plus vrai qu’on est amené à utiliser un découpage minimum par silhouettes, par type de motorisation, etc.
Marques
Historiquement il n’y a pas de différence importante entre constructeur et marque
Au départ, l’offre s’est constituée grâce à de petits constructeurs qui ont commencé par un modèle en petite quantité. Ceux qui ont réussi ont progressivement élargi leur offre avec plusieurs modèles ; ils ont créé des réseaux de concessionnaires et développé leur notoriété par la publicité. C’est naturellement que sont apparus les éléments constitutifs d’une marque. Historiquement il n’y a pas de différence importante entre constructeur et marque, d’ailleurs on constate que la marque est souvent le nom du fondateur.
Mais les marques n’ont pas toutes eu la même évolution (beaucoup ont disparu) et même aujourd’hui des différences demeurent.
Facteurs d’échec
Gommer une mauvaise image
Souvenons-nous : la première vague de voitures japonaises arrivant en Europe à la fin des années soixante était d’une qualité désastreuse. Elles ont dû se retirer et attendre vingt ans pour revenir. Leur survie pendant ces vingt ans résulte de la protection dont elles disposaient sur leur marché national. Bien sûr les meilleures n’ont pas mis vingt ans pour s’installer au bon niveau de qualité mais il leur fallait laisser le temps gommer leur mauvaise image.
Les premiers facteurs d’échec sont l’absence de qualité et les prix de revient trop élevés ; rien d’original à cela mais les clients supportent de moins en moins les défauts et ne tolèrent plus les pannes. La rentabilité insuffisante réduit la capacité d’investissement et conduit soit à ralentir le renouvellement de la gamme soit à rétrécir cette gamme et donc toujours à la rendre moins séduisante. Comme les appréciations sont en niveau relatif on ne peut pas dire qu’il est impossible d’éviter ces causes d’échec, il suffit d’avoir les compétences techniques permettant de concevoir et de produire des véhicules compétitifs en qualité et en coût.
On a volontairement groupé qualité et prix de revient pour souligner que ce ne sont pas des objectifs obligatoirement contradictoires : une bonne maîtrise de la conception au départ permet à la fois une bonne qualité et un prix de revient compétitif, par contre si on doit modifier la conception initiale pour atteindre les objectifs de qualité on est certain d’augmenter le prix de revient.
Définir une gamme
Suiveur agile
La définition d’une gamme peut être largement facilitée si on a un concurrent qui a bien réussi cet étagement (ne pas hésiter à copier) ou si on perçoit des résultats moins bons d’un autre concurrent justifiés par une mauvaise répartition (inutile de répéter les erreurs identifiées).
La définition d’une gamme est assez aisée, à condition de bien poser les questions de base : quels segments du marché veut-on couvrir ? Combien de modèles différents aura-t-on pour cela (capacité d’investissement) ? Quelle est la situation actuelle sur cette partie de marché ? Quelle base de clientèle a‑t-on ? Quels sont les concurrents à succès ? Quelle part de marché veut-on atteindre ? Il faut y répondre sans oublier qu’il s’écoule quelques années entre la décision de faire et la maturité commerciale d’un modèle, et le marché change.
Ensuite, on cherche les meilleures réponses possibles en donnant un maximum de cohérence aux réponses. Si on a, par exemple, plusieurs modèles de berlines il faut étager leur taille pour couvrir la zone la plus large sans laisser de trop grands espaces entre les modèles.
Fidélisation et positionnement
Aston Martin DB5. |
Si on a une base de clientèle importante il faut s’assurer que l’on offre bien à chaque client une possibilité de renouvellement dans la gamme. Évidemment cela impose une certaine continuité dans l’offre et dans ses caractéristiques : impossible de passer brutalement d’une offre de berline classique et spacieuse à une berline sportive et compacte sans dérouter sa base de clientèle et risquer de la perdre.
Et il est plus facile de perdre un client fidèle que de conquérir un client de la concurrence. Si on identifie un modèle concurrent intéressant et si on veut aller sur le même segment il ne faut pas forcément prendre les options contraires des siennes : on va s’en démarquer mais ce n’est pas une garantie de succès. Par exemple pour les berlines de taille moyenne ou grande, les modèles allemands représentent l’archétype : les tentatives d’aller ailleurs avec des berlines hautes ont été des échecs.
Les modèles d’une gamme doivent avoir un air de famille suffisant pour qu’on le perçoive mais quand ils se ressemblent trop, comme s’ils étaient le résultat d’une homothétie, on a des difficultés. L’acheteur doit être séduit par le modèle qu’il choisit et il veut pouvoir le reconnaître facilement parmi les autres de la gamme.
Les Groupes
Limites commerciales
Une marque voulant répondre seule à l’ensemble des offres existantes (en supposant qu’elle ait les moyens financiers de le faire) buterait sur l’impossibilité d’avoir des showrooms pour exposer tous ses modèles ou d’avoir les vendeurs compétents pour présenter cette offre. Chaque point de vente ferait un extrait de la gamme (le sien) avec ce qu’il vend le plus facilement et donc la marque ne pourrait pas réellement tirer profit de ses efforts.
Même si on a parfaitement réussi à répondre à toutes les questions logiques, à anticiper les goûts futurs des clients, à avoir le meilleur réseau de distribution il y a une limite au potentiel d’une marque qui lui interdit d’avoir 100% du marché.
En effet, comme dans d’autres secteurs, on voit s’enrichir l’offre avec la multiplication des modèles, la multiplication des moteurs et des équipements pour s’approcher le plus possible des souhaits des clients, ce qui est trop pour une seule marque.
Se démarquer d’un concurrent n’est pas une garantie de succès
La solution à ce besoin de croissance est la création d’une ou plusieurs autres marques à l’intérieur d’un même groupe industriel et financier. Mais quand on dit créer une marque nouvelle c’est bien la doter de tous ses attributs : un réseau, une gamme de modèles etc. On peut accélérer ce processus (ou l’initier) si on a l’opportunité de prendre le contrôle d’une marque existante.
La question se pose notamment pour la création d’un réseau qui est extrêmement coûteuse tant qu’on ne l’a pas doté d’une gamme complète. On peut citer comme exemple le rachat par Peugeot de Chrysler Europe en 1978. Chrysler n’avait pas de produits intéressants, son outil industriel était discutable mais il avait un réseau beaucoup plus important que celui de Peugeot et complémentaire, sauf en France.
Noms de voiture
Une gamme doit être facilement compréhensible. Peugeot a réussi pendant soixante-dix ans à repérer ses modèles avec ses numéros à trois chiffres d’une manière remarquable : tout le monde savait que 305 était une voiture située en taille entre 205 et 405, qu’elle remplaçait 304 et qu’un jour elle serait remplacée par 306. Hélas, c’est plus difficile de se retrouver dans ses numéros aujourd’hui. L’identification par des noms est certes plus poétique mais plus délicate car il n’y a pas de classement naturel et seul le temps, la continuité des appellations et le volume vendu (parc roulant) nous font retenir qu’une Mégane est plus grosse qu’une Clio et plus petite qu’une Laguna. La meilleure solution aujourd’hui est probablement celle de Audi qui donne des chiffres de 1 à 8 pour la taille et des lettres pour des familles homogènes : A berlines et dérivés, R versions sportives, Q pour les SUV, garantissant sa lisibilité sans limiter sa créativité.
Composants communs
Échecs et marques
On a eu une illustration de l’importance des marques. Ford Europe a cessé de commercialiser ses plus grosses berlines après le rachat de Jaguar et Volvo estimant qu’un client Ford montant en gamme allait évidemment les choisir pour rester dans le même groupe. Naturellement GM a agi de même avec Saab. L’échec a aussi été partagé par les deux groupes et c’est encore presque ensemble, mais après plus de dix ans de pertes, qu’ils ont revendu. Il est vrai que Ford et GM avaient une vision bizarre des marques quand ils constituaient les gammes d’une marque en rebaptisant les modèles d’une autre.
Le fait d’avoir plusieurs marques dans un groupe est intéressant si on organise bien la mise en commun des composants, des sites industriels et de toutes les ressources possibles : c’est le moyen de bénéficier des effets de volume.
La fameuse notion de volume minimum en réalité doit s’appliquer sur les composants et les développements, pas sur des nombres de véhicules. Il y a toutefois un risque d’aller trop loin si on interdit toute différenciation, si on rapproche trop les structures de distribution des produits même sans aller jusqu’à partager les réseaux.
La grande tentation pour les dirigeants d’un groupe est de penser que le public le perçoit comme acteur et que ses marques sont transparentes, c’est l’inverse : le public perçoit les marques et se soucie peu de leur appartenance à un groupe.
Une seule marque dans un groupe limite la possibilité d’approcher des clients différents
Une illustration positive a été donnée par les dirigeants de Peugeot lors du rachat de Citroën avec leur décision de maintenir l’indépendance et la personnalité des deux marques, décision maintenue jusqu’en 2007 malgré parfois de fortes pressions contraires.
Comme exemple extrême, il faut saluer la vision stratégique du groupe VAG qui au milieu des années quatre-vingt s’est retrouvé avec un même réseau pour Volkswagen et Audi et qui a décidé de le séparer en deux malgré l’opposition de ses concessionnaires. Il a proposé à chacun de dédoubler ses installations (à volume constant) et en cas de refus il a nommé un autre opérateur. C’est évidemment le seul moyen de présenter des gammes aussi riches que les leurs et de pratiquer des positionnements de prix différents entre les deux marques.
Instruments de conquête
Cas d’école
Il n’est pas étonnant d’apprendre que, cette année en Europe, Hyundai a doublé Toyota : on voit l’efficacité des deux marques de Hyundai (avec Kia) contre la seule marque Toyota ; Lexus est sur un terrain différent et n’est pas une alternative aux modèles de Toyota.
Les marques constituent les moyens d’action des groupes et pour que le fonctionnement soit bon il faut que les acheteurs puissent se reconnaître dans la marque qu’ils choisissent. C’est le seul moyen pour un groupe de conquérir des clients ayant des besoins différents, des modes de vie différents sans leur donner l’impression de les trahir.
Une seule marque dans un groupe limite la possibilité d’approcher des clients différents, il faut donc accepter d’avoir des marques qui sont concurrentes entre elles parce qu’il faut offrir ces choix alternatifs ; c’est une organisation qui choque beaucoup d’ingénieurs parce qu’elle paraît créer des coûts supplémentaires. C’est vrai, mais il y a aussi des ventes supplémentaires.
L’efficacité technique et industrielle doit porter sur la conception des modèles, comment partager le maximum de composants en faisant des modèles différents, comment différencier l’aspect à moindre coût, comment réduire les prix de revient et les coûts de conception ?
Qui va gagner ?
Dans un monde en évolution rapide, il serait bien imprudent de classer les groupes existants entre perdants et gagnants avant tout parce que le résultat dépendra des stratégies choisies et donc de décisions internes et pas du hasard. Bien sûr il y a probablement des cas déjà désespérés mais le pire n’est jamais certain et Rover nous a montré que la mort était lente.
Les groupes gagnants sauront gérer au mieux leurs marques en permettant à chacune de se comporter comme une marque à succès et à forte personnalité face à ses clients tout en obtenant la meilleure efficacité technique et industrielle par la compétence en conception et en production.