Guerre et musique
Les guerres devraient avoir sur la littérature, la musique, la peinture, le cinéma, un impact d’autant plus fort qu’elles sont plus dévastatrices. Or, la guerre de 14–18 – la « Grande Guerre » – semble avoir eu sur l’art européen un impact plus structurant que la Deuxième Guerre mondiale, pourtant nettement plus meurtrière.
Peut-être est-ce que la boucherie de 14–18 succédait dans une bonne partie de l’Europe à plus de quarante ans de paix et de prospérité, tandis qu’une période de vingt-deux ans seulement séparait les deux guerres, période rien moins que paisible, troublée d’agitations, de crise économique, de guerres civiles.
Tout se passe comme si l’apocalypse de 39–45 avait été anticipée, intériorisée. Il n’y aura pas eu d’« années folles » après la Deuxième Guerre mondiale.
AVANT-GUERRE, APRÈS-GUERRE
En 1884, Debussy compose la cantate L’Enfant prodigue pour le Prix de Rome, qu’il obtient.
C’est dans les années 1920 que Ravel (qui n’eut jamais le Prix de Rome) écrit L’Enfant et les sortilèges, opéra en un acte sur un livret de Colette, après en avoir esquissé en 1916 la composition, interrompue pour partir au front.
Les deux œuvres viennent d’être enregistrées par le Chœur, la Maîtrise et l’Orchestre philharmonique de Radio France, avec une pléiade de solistes parmi lesquels Nathalie Stutzmann, Roberto Alagna, Jean-François Lapointe1.
C’est là le couplage astucieux de deux œuvres exquises et profondément différentes dans leur esprit et leur facture.
Celle de Debussy, sur une parabole biblique, est sereine et quelque peu académique ; celle de Ravel, qui met en scène un enfant insupportable qui casse tout, qui va être puni par les créatures qu’il a malmenées et qui est sauvé in extremis par sa maman, est une musique complexe, très travaillée, merveilleusement orchestrée et rien moins que paisible : la guerre, peut-on penser, est passée par là, Freud aussi.
Avant-guerre, années folles : Anne Queffélec a eu l’excellente idée de rassembler en un disque sous le titre « Entrez dans la danse » 24 pièces pour piano composées entre 1900 et 1930 de Ropartz, Schmitt, Pierné, Chausson, Saint- Saëns, et aussi de Fauré, Ravel, Debussy, Satie, Chabrier, Hahn, Poulenc… et Mompou2 (dont certaines à 4 mains avec Gaspard Dehaene).
Aux côtés de quelques pièces bien connues, Le pas espagnol de Fauré ou Feuillet d’album de Chabrier figurent des raretés comme Danse de l’Amour et de l’Ennui de Reynaldo Hahn, le Bal fantôme de Poulenc, la Pavane de Chausson. Mais toutes sont marquées de ce « je ne sais quoi » cher à Jankélévitch, une incertitude, la prescience du drame qui va venir ou la volonté d’oublier la catastrophe qui a eu lieu, la mélancolie du « rien ne sera jamais plus comme avant ».
Anne Queffélec joue avec élégance et finesse ces musiques très françaises. Un très beau disque.
LA GUERRE
Sous le titre « Les Musiciens et la Grande Guerre », WW1 Music a entrepris une ambitieuse collection de 30 disques (dont les premiers ont été cités naguère dans ces colonnes).
Il s’agit d’œuvres composées pendant le conflit, dans les années qui l’ont précédé ou près l’Armistice.
Deux nouveaux volumes viennent d’être publiés : Maudite Guerre3, et Dans les Services de Santé4, le piano mobilisé.
Le premier rassemble des lieder de compositeurs appartenant à des pays belligérants dont Ives, Webern, Puccini, Lehar, Leoncavallo, Korngold, Hindemith, Weingartner, Eisler, Richard Strauss, par Fionnuala McCarthy et Klaus Häger, accompagnés par Karola Theill.
Le second est consacré à des pièces pour piano composées pendant le conflit par Jacques Ibert, Roger Ducasse, Albert Roussel, Charles Koechlin, Déodat de Séverac, Ravel, Jacques de La Presle.
Parmi ces pièces, toutes à découvrir, on notera Variations sur un choral de Ducasse, le très dense Prélude de Ravel, la superbe Deuxième Sonate de Jean Huré.
BRAHMS – SEXTUORS
Le Festival de Pâques d’Aix-en-Provence 2017 sera terminé lorsque seront publiées ces lignes.
Simultanément sort un disque enregistré « live » au festival de 2016, les deux Sextuors de Brahms, par Renaud et Gautier Capuçon, Christoph Koncz, Marie Chilemme, Gérard Caussé et Clemens Hagen5.
Ceux qui ont eu la chance d’assister au concert d’avril 2017 ont eu la joie de découvrir que la magie de la rencontre avait donné naissance, le temps d’un soir, à un ensemble qui renouvelait de manière inespérée celui constitué dans les années 1950 par Casals au Festival de Prades et dont le disque avait conservé le souvenir.
Pas question de guerre, ici – même si l’un des Sextuors garde la blessure pour Brahms d’une rupture amoureuse – mais de cette paix de l’âme que savent si bien instiller Renaud Capuçon et son Festival où l’on communie chaque année dans le bonheur de la musique et la joie collective.
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1. 2 CD ERATO
2. 1 CD MIRARE
3. 1 CD WW1 MUSIC
4. 1 CD WW1 MUSIC
5. 1 CD ERATO