Guerre et paix : les X en Russie de 1810 à 1830
C’est l’histoire des nombreux X présents en Russie à cette époque, d’un coté pour la guerre qui s’est terminée par le désastre de la Bérézina, de l’autre pour la paix, appelés dans le cadre de coopération technique pour moderniser le pays et former leurs collaborateurs russes. Vers 1830, ces derniers veulent prendre les affaires en main et c’est le retour des missionnaires qui finirent par obtenir en France la place qu’ils méritent.
La période évoquée ici va de 1810 à 1830, deux dates correspondant approximativement à l’arrivée en Russie des premiers polytechniciens prêtés par la France à ce pays dans le cadre d’accords de coopération signés à Tilsit, et au retour de la plupart des X arrivés en 1810 comme Bazaine, puis vers 1820, comme Lamé dans le cadre d’autres accords.
Mais la période en question recouvre aussi les mois de la campagne et de la retraite de Russie, qui ont imposé aux « missionnaires » de 1810 un périple peu commun et surtout entraîné la mort de milliers de soldats et d’officiers, dont une centaine de polytechniciens.
TROIS PÉRIODES
En 1810, quatre jeunes X arrivent à Saint-Pétersbourg : Bazaine, Fabre, Potier et Destrem, sélectionnés et volontaires pour des missions d’enseignement et de coopération relatifs aux travaux publics et aux communications.
« La retraite de Russie a entraîné la mort de milliers de soldats et d’officiers, dont une centaine de polytechniciens »
Mais en 1812, la Grande Armée envahit la Russie, arrive à Moscou, en repart et sa retraite devient vite tragique. Dans les batailles de cette campagne, des X ont combattu, beaucoup sont morts, ou ont été blessés, certains ont été faits prisonniers, d’autres ont disparu dans le cataclysme du retour.
Portrait de Bazaine (1803). © COLLECTIONS ÉCOLE POLYTECHNIQUE-PALAISEAU
J’évoquerai ici, très rapidement, Fabvier, Demay, Langlois, Poncelet, Gleizes et Crozet. Quant à nos jeunes coopérants, empêchés de quitter le pays, ils seront emmenés jusqu’à Irkoutsk et placés en résidence très surveillée.
Après le congrès de Vienne, la Russie souhaite de nouveau bénéficier de la qualité de cette main‑d’œuvre exceptionnelle. Bazaine, qui veut rester en Russie comme ses trois confrères, est sollicité pour faire venir des X peu désireux de travailler en France sous la Restauration.
C’est ainsi qu’arrivent notamment les grands physiciens Lamé et Clapeyron, mais aussi d’autres. Le développement économique de Saint-Pétersbourg attire également des non-fonctionnaires, comme Enfantin : des groupes polytechniciens réfléchissent dans la capitale russe sur la doctrine saint-simonienne.
Vers 1830 commence le reflux. La France redevient plus attrayante après la révolution de 1830, les autorités russes sont plus craintives devant des représentants d’un pays bien agité, des cadres russes formés par les professeurs venus d’ailleurs sont prêts à les remplacer aux postes de responsabilité…
QU’EST UN POLYTECHNICIEN EN 1810, 1820, 1830 ?
Les « jeunes savants » dont nous suivrons le parcours en terre russe ont entre 23 et 35 ans, et ce sera en 1820 l’âge de Lamé, Clapeyron, Raucourt ou Enfantin qui les rejoindront alors. Les officiers polytechniciens du champ de bataille ne sont pas plus âgés.
En 1812, les officiers X n’ont pas encore atteint des grades vraiment élevés (Demay, qui meurt à la bataille de la Moskowa, est l’un des plus gradés, colonel à trente-cinq ans) : c’est que les postes supérieurs sont occupés par les anciens des guerres de la Révolution.
Cette remarque ne signifie pas que le rôle des X n’ait pas été important. Ils font presque tous partie des « armes savantes », artillerie et génie, et si l’empereur a passé l’éponge sur bien des incartades de leur scolarité, c’est qu’il avait un réel besoin d’officiers capables de maîtriser, malgré la mitraille, les calculs de localisation, les équations de tir, la construction rapide de ponts.
Mais la situation faite par le pouvoir russe aux X venus à son service était encore bien plus exceptionnelle. On leur offrait, avec les salaires correspondants, des postes de responsabilité. Ils apportaient un exceptionnel bagage scientifique alors enseigné à l’X par les meilleurs professeurs d’Europe.
Le tsar le savait, comme le sauront les responsables américains recrutant après 1815 parmi les X écartés pour des raisons politiques à la Restauration.
EN CAMPAGNE
En juin 1812, Napoléon lance sa « Grande Armée » à la conquête de la Russie. La campagne se résume à un aller-retour. Les restes de la « Grande Armée » sortent de Russie le 14 décembre. Pendant ces six mois que les survivants n’oublieront jamais, une centaine de jeunes polytechniciens vont disparaître. Arrêtons-nous sur quelques polytechniciens qui ont combattu.
Charles Nicolas Fabvier (1802) deviendra un des héros de l’insurrection grecque contre les occupants turcs.
7 septembre 1812. Charles Nicolas Fabvier (1802) vient de rejoindre la Grande Armée à bride abattue pour participer à la bataille annoncée, celle qui doit ouvrir la route de Moscou en bousculant les troupes de Koutouzov, celle aussi qui doit lui apporter la gloire.
Car Fabvier, artilleur aussi expert en balistique qu’intrépide dans le combat au corps à corps, recherche la gloire depuis son entrée à Polytechnique. Il se présente à Napoléon le 6 septembre, est prié de donner à l’empereur des informations sur l’Espagne.
Il participe le 7, lors de la bataille de la Moskowa, à l’assaut d’une redoute lorsqu’une balle lui fracasse un pied. Il refuse l’amputation, sera nommé chef d’escadron, soigné à Moscou, évacué vers Smolensk puis en France.
Que deviendra Fabvier ?
Un des héros de l’insurrection grecque contre les occupants turcs, aux côtés de Kolokotronis, Ypsilantis, ou de la Bouboulina. Puis un pair de France.
7 septembre 1812. François Demay (1796) est déjà colonel quand il participe à cette bataille de la Moskowa. Il est chargé de placer les pièces de ses artilleurs au plus près des forces ennemies pour préparer une attaque quand il tombe, trouvant « une mort glorieuse ».
8 septembre. Crozet (1805), pontonnier chez les artilleurs de la Garde impériale a été fait prisonnier à la bataille de la Moskowa. Plus chanceux que d’autres, il fut pris et hébergé par un officier aristocrate russe qui en fit le précepteur de ses enfants. Il apprit la langue russe, écrivit un livre de grammaire.
Que deviendra Crozet ?
À son retour en France en 1815, il sait qu’il n’a plus d’avenir en France et décide de partir aux États-Unis où il enseignera la géométrie descriptive, fondera le VMI, le Virginia Military Institute, travaillera en excellent officier du génie, par exemple en Louisiane pour redessiner les « levées » du Mississippi ou dans les Appalaches pour y construire une des premières voies ferrées passant sous des tunnels successifs sous les Blue Ridges.
L’incendie de Moscou est l’un des panoramas les plus saisissants de Jean-Charles Langlois (1806) .
Il verra ses élèves mis en situation de se combattre lors de la guerre de Sécession et décédera en 1864.
14 septembre 1812. Jean Charles Langlois (1806) est tout jeune et plein de fougue, il sera colonel à Waterloo. Mais les hasards des affectations le retiennent en Espagne quand ses camarades assistent à Moscou au spectacle extraordinaire de l’incendie de cette ville.
Comme il l’aurait contemplé avec un œil d’artiste ! Car ce très courageux combattant, qui parcourut presque toute l’Europe, sait regarder, et de 1815 à 1870 fera le tour des champs de bataille, de l’Égypte à la Crimée, pour les peindre et photographier.
« Langlois deviendra riche et célèbre
grâce à ses “panoramas” »
Que deviendra Langlois ?
Chassé de l’armée en 1815, il se reconvertit en effet dans la peinture, et deviendra riche et célèbre grâce à ses « panoramas », grands tableaux cylindriques que le spectateur venait admirer en se plaçant à l’intérieur de la structure. L’incendie de Moscou sera un de ses panoramas les plus saisissants.
18 novembre 1812. Jean-Victor Poncelet (1807) est officier du génie quand il rallie la Grande Armée à partir de son affectation à l’embouchure de l’Escaut.
Portrait du général Poncelet (1807) par Ary Scheffer. © COLLECTIONS ÉCOLE POLYTECHNIQUE
Il n’arrive en Russie qu’en août et y participe surtout à divers travaux de fortification ; c’est seulement lors du repli de l’armée, après le passage de l’empereur à Smolensk, qu’il est confronté à une sévère bataille le 18 novembre.
Il appartient en effet au modeste bataillon de sapeurs qui est chargé de couvrir la retraite de Ney, tombé dans une embuscade au moment de traverser le Dniepr, et qui n’arrive à s’échapper avec 1 200 rescapés que grâce à son arrière-garde : Poncelet et ses sapeurs chargent les artilleurs russes à la baïonnette avant d’être isolés et faits prisonniers.
Que deviendra Poncelet ?
Un grand géomètre et mécanicien, un professeur, un directeur de l’École en 1848, un académicien des sciences, une « autorité » toujours prête à apporter son expérience et sa « gloire » à des commissions ou des comités, bref un incontournable du panthéon des mathématiciens du XIXe siècle.
Début décembre 1812. Joseph Gleizes (1798), officier du génie, est épuisé après la traversée de la Bérézina, il y a jeté toutes ses forces pour permettre la retraite de ce qui reste de l’armée napoléonienne.
Gravement malade, il reste à Vilnius, y est soigné ; repéré par les autorités russes, après avoir peut-être pris contact avec Bazaine qu’il connaissait, il est « invité » à rejoindre Saint-Pétersbourg en 1813 pour y enseigner les mathématiques jusqu’à la fin de la guerre.
Que deviendra Gleizes ?
Officier avec un avancement peu éclatant, puis homme politique, maire de Lavelanet (Ariège).
Gourgaud (1799) a fait partie très tôt de l’entourage rapproché de Napoléon. Il est près de lui au Kremlin et le sauve lors de l’explosion de certains bâtiments, il traverse la Bérézina à la nage pour aider à la mise en place des ponts, et autres aventures qu’il écrira en détail.
Que deviendra Gourgaud ?
Il sera à Waterloo, il sera à Sainte-Hélène où il écrit sous la dictée de l’empereur. Et il reviendra en 1840 à Sainte-Hélène pour ramener à Paris le corps de son Napoléon adoré !
EN MISSION
C’est en 1810 que Bazaine (1803), Fabre (1801), Potier (1805) et Destrem (1803) ont été envoyés en Russie dans le cadre d’une mission de coopération technique. Nous sommes, après Tilsit et pour quelques mois encore, en pleine lune de miel entre les deux empereurs.
« On les appelle pour utiliser leurs connaissances et les transférer à des collaborateurs russes »
Napoléon Ier a accepté de répondre positivement à la demande d’Alexandre Ier et d’aider le tsar à moderniser son pays. En fait, les quatre missionnaires seront bien vite appelés à diverses tâches qu’ils maîtrisent avec allant et talent, l’enseignement, mais aussi les travaux pratiques avec des projets de routes, de ponts, de bâtiments.
On les appelle, et on les appellera surtout après 1815 pour utiliser leurs connaissances en matière de travaux publics et génie et les transférer à des collaborateurs russes.
RÉSIDENCE SURVEILLÉE
Quand Napoléon envahit la Russie, l’ambassadeur de France suggère à nos quatre X en mission de faire leurs valises mais ils n’en ont pas le temps, les autorités russes refusent leur départ et les éloignent vers l’Est. C’est que ces coopérants fidèles sont à la fois sous les ordres du tsar et des représentants de l’ennemi français.
« Des honneurs, pour les plus anciens. Des fonctions importantes, pour les autres »
Leur périple aurait pu inspirer l’auteur de Michel Strogoff : première étape Jaroslav, puis Pochékhonié, et enfin, en août 1812, et jusqu’en février 1815, Irkoutsk en pleine Sibérie méridionale.
Plus tard, ils ont raconté cet « emprisonnement » dans une maison très surveillée, sans visites ni sorties. Heureusement, ils pouvaient, eux aussi, travailler les mathématiques !
Quand ils reviennent à Saint-Pétersbourg, peut-être saisis par quelque syndrome de Stockholm, ils décident tous de rester au service du tsar qui leur présente des excuses et surtout des perspectives professionnelles, des responsabilités, des appointements élevés, des conditions de vie exceptionnelles…
Ils s’installent, et bientôt seront rejoints par d’autres Français et notamment d’autres X (comme Lamé, Clapeyron, Raucourt) souvent recrutés par l’intermédiaire de Bazaine qui « faisait son marché » à Paris parmi ses jeunes camarades… et il n’a pas fait de mauvais choix ! Et quand d’autres Français viennent les rejoindre par d’autres voies, il s’agit parfois d’individus exceptionnels comme Prosper Enfantin (1813) venu représenter une banque française de 1821 à 1823.
UNE COLONIE FRANÇAISE TRÈS ACTIVE
La colonie française de la capitale russe est alors assez nombreuse pour contribuer à son animation par ses qualités, ses habitudes de rencontres et de discussions, souvent la nouveauté de ses échanges.
Bazaine a conçu les constructions des planchers du Palais d’hiver, du Théâtre Alexandrinski (ci-dessus), 91128 Palaiseau Cedex de la cathédrale de la Sainte-Trinité, du Sénat. © DENO / FOTOLIA.COM
Les biographes de ces personnages sauront montrer que leur amitié les a conduits à des rapprochements familiaux comme à de fortes communautés de pensée. Les historiens du saint- simonisme raconteront comment ces expatriés ont ainsi développé leurs certitudes sur l’importance du progrès scientifique, de l’enseignement, des réseaux de communication ; ils s’en souviendront en France.
Et que de travaux pratiques ! Des livres de technologie, évidemment mais aussi pour Bazaine par exemple beaucoup de ponts dans la capitale et dans ses faubourgs, aussi bien des petits ponts de fer, à la fois élégants et légers, pour les Jardins des résidences impériales, que des ouvrages majeurs de génie civil.
C’est aussi Bazaine qui a conçu les constructions des planchers du Palais d’hiver, du Théâtre Alexandrinski, de la cathédrale de la Sainte-Trinité, du Sénat.
Il dirigea par ailleurs les travaux de construction du canal Obvodni, sur la Neva, sur le canal Ladoga, ainsi que les constructions hydrauliques de l’usine Okhtinski. C’est aussi lui qui élabora le premier projet de protection de Saint-Pétersbourg contre les inondations.
RETOUR EN FRANCE
Que sont-ils devenus ?
Tous les missionnaires, ceux de la première fournée (1810) comme de la seconde (1820) rentreront en France vers 1830. On peut trouver à ce retour des raisons personnelles, de santé ou de famille. On sait aussi que les collaborateurs russes, alors bien formés, étaient impatients d’avoir plus de responsabilités et capables de les exercer.
Nous terminerons cette promenade en Russie avec Fabre qui obtint de l’empereur Nicolas en 1833 sa mise en congé et revint en France. Fabre avait achevé l’École de la colonie militaire de la région de Saratov, sur la Volga ; il en reproduisit les plans dans l’édification de sa demeure, à Tourrettes, son pays natal, où il mourut le 4 août 1844, à l’âge de soixante-deux ans.
Et des conseillers du tsar s’inquiétaient de la mauvaise influence possible de ces Français, au moment où la France de 1830 bougeait pour obtenir plus de libertés. Et c’est aussi le désir de retrouver cette ambiance qui a joué pour pousser au retour nos camarades.
Après quelques atermoiements, on leur fit en France la place qu’ils méritaient. Des honneurs, pour les plus anciens. Des fonctions importantes, pour les autres : Lamé ou Clapeyron confirmeront en France et à l’X, qu’ils sont devenus des savants et des professeurs exceptionnels mais aussi des acteurs de la vie économique, par exemple comme inspirateurs du développement des chemins de fer.
LES ARCHIVES DU GÉNÉRAL FABRE
Fabre était revenu de Russie avec des écrits, un journal, des mémoires. En 2015, une de ses descendantes a fait à la bibliothèque de l’École le don inestimable d’une malle de plans, environ 150 plans de bâtiments, cartes, projets de voies de communication. Ces documents dont l’X termine la numérisation et la description précise (certains n’ont pas de légende, ni en français, ni en cyrillique) donneront lieu à une présentation que la Sabix prépare.